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La Grande Pitié (par Carthage… puis Houps)
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houps



Inscrit le: 01 Mai 2017
Messages: 1858
Localisation: Dans le Sud, peuchère !

MessagePosté le: Mer Déc 06, 2023 22:00    Sujet du message: Répondre en citant

Quand un nom est précédé d'un adjectif, "de" est préférable à "des". En plus, il y a une subtile différence.
Par contre dans la phrase "Vous avez vu...", "de" est bien superflu.
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Timeo danaos et dona ferentes.
Quand un PDG fait naufrage, on peut crier "La grosse légume s'échoue".
Une presbyte a mauvaise vue, pas forcément mauvaise vie.
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Heorl



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Messages: 391

MessagePosté le: Mer Déc 06, 2023 23:23    Sujet du message: Répondre en citant

houps a écrit:
Quand un nom est précédé d'un adjectif, "de" est préférable à "des". En plus, il y a une subtile différence.
Par contre dans la phrase "Vous avez vu...", "de" est bien superflu.


Remarquons tout de même que dire d'une de ces dames qu'elle a de jolies jambes ne présume pas du nombre de celles-ci.

La dame en question pourrait fort bien être quadrupède, ces quatres jambes en resteraient fort jolies.
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"There's nothing more dangerous than a second lieutnant with a map"
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demolitiondan



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Messages: 9386
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MessagePosté le: Lun Déc 11, 2023 23:22    Sujet du message: Répondre en citant

Pour ma culture, y aura-t'il conclusion ? cette magnifique gouaille ?
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Quand la vérité n’ose pas aller toute nue, la robe qui l’habille le mieux est encore l’humour &
C’est en trichant pour le beau que l’on est artiste
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Etienne



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Messages: 2842
Localisation: Faches Thumesnil (59)

MessagePosté le: Mar Déc 12, 2023 08:54    Sujet du message: Répondre en citant

Euh... J'ai des caract?res bizarres qui s'affichent quand il y a des accents...

Test? sur 2 PC et 3 navigateurs... Edge, Firefox, Opera.
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"Arrêtez-les: Ils sont devenus fous!"
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Mer Jan 31, 2024 10:16    Sujet du message: Répondre en citant

Suite des "chocolats de l'entr'acte" avec les aventures du Sieur Bingen, par Houps.


Rebelote
13 novembre 1941, plage Richelieu (Agde)
– Le sieur Bingen débarqua acrobatiquement sur une plage non loin de celle qui l’avait accueilli, puis vu s’en aller, au printemps. Il avait souffert de l’humidité dans le taxi aimablement mis à sa disposition par la Marine Nationale, mais au moins n’y faisait-il pas si froid ! On se serait cru en Sibérie ! L’hiver 41-42 s’annonçait aussi aimable que le printemps précédent, et on pouvait s’interroger sur ce qu’il était advenu entretemps.
Il grimaça en suivant Gustou, le sable soulevé par le vent le giflait sans qu’il le sente. Malgré l’écharpe et le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, son visage était comme anesthésié. Sa nouvelle mission commençait bien !
– On va chez ma mère pour ce soir. Je vous emmènerai à Béziers demain matin. C’est trop risqué de partir maintenant, et puis… fait trop froid !
Jacques Bingen opina à ce programme. La barcasse du discret franchissement de l’Hérault lui donna des frissons d’une autre nature. A la suite de quoi, pour s’en remettre, parfois cheminant à l’abri des rafales, et parfois exposés à des courants d’un air de plus en plus glacial, ils gagnèrent à pied une fermette isolée en pleine campagne. Un Bleu d’Auvergne dont les vents turbulents malmenaient les oreilles et un corniaud fortement typé “porte et fenêtre” vinrent les renifler de près. Gustou les renvoya à leur niche d’un seul mouvement de la main.
Lorsque les deux hommes pénétrèrent dans ce qui avait tout d’une salle commune – cuisine, la chaleur du monument trônant à l’opposé de l’entrée leur sauta au visage. Une forte femme, toute de noir vêtue sous son tablier gris, comme de bien entendu, referma le battant dans leur dos et les aida à se débarrasser de leurs multiples pelures. Les vêtements de leur hôtesse, tout comme ses mains et son visage, portaient trace des effets irrémédiables d’une vie rurale, forcément d’une saine rusticité, exposée au soleil et au grand air salin.
– C’est pas un temps à mettre un chrétien dehors, ça ! Tenez, monsieur, asseyez-vous là, près du poêle, quand vous s’rez réchauffés tous les deux, on passera à table. C’est mauvais de manger le ventre froid.
– Qu’est-ce tu nous as fait, la mère ?
– Eh, avec ce temps, une bonne soupe de croûtons avec de l’ail ! Faut tenir au corps ! Et puis, on va goûter de ton pâté, mon p’tit Auguste, c’est pas tous les jours que tu m’amènes du monde !

………
– Alors, comment vous le trouvez, le pâté de mon Auguste ?
– Délicieux ! Qu’est-ce que c’est ?
– C’est du lapin.
– Vous avez un clapier ?
– Si on veut.
– Si on veut ? Ah… Vous chassez ? La possession d’arme n’est-elle pas interdite ?

Passa un ange chargé de trucs bizarres, puis Auguste reprit : « Ben… chasser… chasser… »
– Oh, dis-le lui, Auguste ! Monsieur n’ira pas te dénoncer !
– Ah ! Vous braconnez !
– Ah non ! Je ne braconne pas ! Je fais comme faisait mon père, et comme tout le monde. Pas besoin de fusil. C’est que les cartouches, ça coûte des sous ! Et ça les abîme, les bestiaux !…
– Et les gardes ? Les gendarmes ?
– Ben, justement : pas de fusil, pas de bruit.
– Ce qu’il oublie de vous dire, c’est que ce chenapan fournit tous les bons restaurants jusqu’à Béziers ! Et où croyez-vous que mangent les chefs ? C’est pas aujourd’hui qu’ils vont venir faire des histoires !
– J’imagine, oui. Que des lapins ?
– Bah, le garenne, ça pullule….
– … Je vous en ai mis de côté pour demain.
– Merci.
– Sinon, on trouve du perdreau, mais c’est plus la saison…
– Du lièvre ?
– Oh ? Ça, c’est sur commande, faut savoir y faire. Mais je fais pas la grosse bête, hein, c’est trop de travail. Je serai bien monté faire les tourdes, mais ça devient dur de circuler…
– Y fait aussi les anguilles…
– A la commande ?
– Ben, les noces, les banquets, vous voyez ? Mais depuis que les Boches sont là, j’arrive plus à suivre ! C’est que ça vient pas tout seul ! Les gens s’imaginent que j’ai qu’à attendre ! Et la Noël approche ! Tout ça pour vous dire que demain, si on est contrôlés, ça devrait bien se passer. Sauf si on tombe sur un couillon nouveau dans le secteur, bien sûr.



Nouvelle recrue
14 novembre 1941, Béziers –
Eh bien non, après un voyage, non pas en calèche, ce qui aurait pu être romantique en d’autres circonstances et avec une autre compagnie, mais sur deux bicyclettes chargées de cageots « de légumes », d’une valise, et d’un sac dit tyrolien, pas de petit vieux à clef à molette occupé à tapoter les roues d’un convoi. L’aurore pointait son nez, un nez de circonstance, bien rougi, tout comme ceux des deux compères. Au vu et au su de très rares passants, mais évitant la relève des factionnaires des guérites de l’Imperator, par des petites rues, Bingen et son guide avaient rejoint les arrières d’un restaurant portant le nom d’une figure locale, à la devanture bien située, elle aussi, avenue Paul Riquet. Dans l’arrière-cuisine, où les cageots furent promptement vidés, les attendait Barbarous, attablé devant une collation patriotique par sa teneur en vitamines et calories, qu’il les invita à partager en compagnie d’un inconnu. Lequel, manifestement, n’était pas un importun. Gustou ne s’attarda pas. Dès que les trois hommes furent seuls, le maître de céans et son personnel vaquant à leurs affaires, le contrôleur entra dans le vif du sujet : « Lui, c’est… ben, c’est Georges, on va dire. Je l’ai amené parce qu’il peut vous intéresser. »
– ?
(soit : sourcils levés)
– Dis-lui… Georges.
– Ben, voilà, monsieur… ?
– …
– Euh… Alors, voilà, faut vous dire que je suis régulateur.
– ? (bis)
– Explique ! Monsieur n’a pas la journée devant lui ! Toi non plus !
– Ça veut dire que je travaille dans la salle de régulation…
– Bon. Pour faire court, il s’occupe de la circulation des trains.
– Attention ! Pas chef de gare, hein ! Comme tu y vas ! Monsieur va se méprendre ! Faut comprendre : je coordonne…
– Oui, bon, d’accord. En bref, il sait d’où viennent les convois, et où ils vont.
– Et surtout quand !
– Et quand.
– Tous les convois ?
– Tous !
– Même ceux des Allemands ?
– Surtout ceux des Allemands ! C’est qu’ils sont toujours prioritaires. Alors je dois…
– Intéressant, ça.
– Il me semblait bien que ça vous laisserait pas indifférent. Bien, c’est pas tout, ça, Georges, mais finis ton jus et file, tu vas être en retard, et ton zigue, ton Bahnmachin, là, va te faire les gros yeux.

Le dénommé Georges ayant disparu, Barbarous enchaîna : « C’est pas un mauvais bougre, faut pas vous fier aux apparences, on peut compter sur lui. L’est moins surveillé que son chef. On ferait passer les listes par le canal habituel ? »
– Je n’ai pas d’instruction à vous donner. Faites au mieux.
– Bien. Alors, le reste : tenez, voici vos laisser-passer. Où allez-vous ?
– Comme la dernière fois : Aurillac.
– Faut aimer. Bien, on va aller voir ça. Si on nous aborde, laissez-moi faire.
– C’est quoi cette histoire de Onze Novembre ?
– Ah ! On vous en a déjà parlé ? Gustave, non ?
– Oui.
– Il vous a dit qu’un de ses frères fait partie du lot ? »
Sur le pas de la porte, le cheminot marqua un temps d’arrêt avant de poursuivre : « Enfin, demi-frère, mais ça ne change rien. Non ? Non. C’est bien de lui ! »
– Sa mère n’avait pas l’air de savoir.
– La pauvre, elle l’apprendra bien assez tôt ! Sébastien, qu’il s’appelle. Sébastien Bellay, même si le Gustou porte pas le même nom. Et en plus, comme il est berger, il n’avait rien à faire dans le coin, sinon d’attendre son train !
– Ah…
– Il se dit qu’on va les emmener à Sant Somplesi, pardon, Saint Sulpice, là-bas, dans le Tarn, avec les autres “indésirables”, comme ils disent. Vous connaissez ?
– Pas vraiment, non.
– Moi non plus. Le peu que j’en sais, c’est que ça ne ressemble pas aux arènes. Mais le plus curieux de l’histoire, c’est qu’aux Ateliers, ils ont dans l’idée d’aller chercher du monde là-bas ! Ça fonctionne depuis… ben, oui, tiens, depuis la guerre d’Espagne ! Déjà ! »
Suivit un silence songeur. « Bref, ils en mettent d’un côté, ils en sortent de l’autre. Ça, c’est ce qui se dit, hein. Mais ce qui est sûr, c’est qu’ils manquent de monde. Et pas qu’aux Ateliers ! Z’ont recommencé à embaucher, ça devrait tourner bientôt presque comme “avant”. Enfin, embaucher… C’était quasi obligatoire, la dernière fournée de l’école, mais ça n’a pas suffi. Alors… Ah ! On arrive. Venez vous changer, on passe par là… Oh, brigadier ! Encore un peu, et…
– Et alors, Barbarous, on culbute la maréchaussée ?
– Hé, tu te planques comme un gangster !
– C’est le vent ! Alors, comment tu vas ?
– On fait aller. Mais, dis, tu vas prendre froid, toi, là.
– M’en parle pas ! Mais tu sais ce que c’est… Et qui c’est, tiens, ce monsieur ? Je le remets pas.
– Tu risques pas, c’est un nouveau, il vient faire la ligne avec moi aujourd’hui. C’est pas tout, on file, on va être en retard.
– Té, vous avez la belle vie, au moins vous serez au chaud, vous !

Lors de leur voyage, Bingen questionna de nouveau Barbarous sur ce fameux Onze Novembre, qui lui semblait tout à fait propre à illustrer son prochain rapport. Par exemple, la manifestation avait-elle été si spontanée que cela ?
– Hé, c’est que je n’y étais pas ! Dans L’Eclair, ils disent que ce sont des agitateurs judéo-communistes qui ont monté le coup. J’ai pas lu d’autre papier.
– Des communistes ? Vous y croyez ?
– Moi ? Non. Je dis pas que c’est pas possible, hein ! Je dis que j’y crois pas. D’après ce que je sais, les esprits étaient assez échauffés, même si on se les gelait. L’a suffi qu’un couillon fasse le mariole, pas besoin de communistes. Z’ont assez morflé, ces derniers temps, surtout pour des qui sont censés se tenir à carreau. Moi, j’en suis pas, mais dans certaines équipes, y’a une drôle d’ambiance. Enfin… Y’avait la liste des raflés. Dans le journal. Doit pas y avoir trois cheminots ou des Ateliers dans le lot. La plupart, c’est des jeunes gars, qui s’raient plus à leur place à l’école qu’à siffler la Marseillaise sous le nez des flics.
– Des jeunots ? Ils vont peut-être les relâcher ? Enfin, pas tout de suite.
– Mouais, c’est ça, c’est ça, Noël approche…



Tout est politique !
14 novembre 1941, Aurillac
– Un temps contrôleur avant de redevenir commis voyageur, Bingen gagna donc Aurillac. Et : oui, pour le coup, il se retrouvait bien en S… – non, tout compte fait, pas en Sibérie. Pour la Sibérie, il se disait des choses… Certes, des choses, il s’en disait tant et plus. Quoique, en y réfléchissant bien… – bref, en Scandinavie ! En Norvège, tiens ! Manquait plus que les bestioles, là, leurs cerfs. Cerfs ? Ou rennes ? A tirer des traîneaux en hiver, sur la neige et la glace, c’est ce que racontaient des grandes gueules à Alger, des qu’avaient “fait” Narvik et remâchaient leurs blessures en ressassant des souvenirs communs devant un vrai café, eux !
Présentement, sur le parvis de la gare, il y avait le froid, la neige – peu, en vérité, mais pour un quidam débarquant d’Afrique du Nord, où il peut cependant faire froid comme très chaud, deux centimètres ou deux mètres, c’était kif-kif – la glace, mais ni café brûlant, ni renne, ni traîneau. Oui. Evidemment. Les routes devaient être dans un état… Il avait bien envoyé un télégramme « Tata arrive demain en gare – stop – signé : Tatie Jeanneton » mais celui-ci était-il bien parvenu à son destinataire dans les temps ? Et ce destinataire avait-il pu faire en sorte d’agir ? Il décida que point n’était besoin de battre plus longtemps la semelle en l’attente d’une hypothétique correspondance pour Salers, et se mit en quête d’un hébergement, coucher à la belle étoile façon esquimau ne semblant pas une option acceptable.
Ne trouvant aucune place en hôtel, sur les conseils du dernier – hum ! – “réceptionniste” consulté, et aussi, disons-le, par pure curiosité, récusant l’option de l’an passé, il échut dans une autre honorable pension de famille – toutes les pensions de famille sont de facto honorables – où lit et couvert lui rappelèrent désagréablement qu’il était bien en Métropole.
La vieille fille qui tenait les lieux lui répéta cent fois pour le moins les dispositions prises et ou à prendre pour le couvre-feu, les alertes aériennes (à Aurillac, quand même !) ou d’incendie, l’utilisation de l’unique salle d’eau – préséance obligatoire des dames – le petit déjeuner, le souper, attendu que le repas de midi – endroit et composition – était entièrement à la charge des locataires, sachant qu’il était expressément défendu de cuisiner dans sa chambre, de même qu’il était tout aussi expressément interdit d’y introduire une personne du sexe opposé passé dix-neuf heures – et allez savoir pourquoi dix-neuf et pas vingt ou dix-huit, mais ça laissait le cinq-à-sept disponible – ainsi que (ou ?) tout appareil de chauffage dit d’appoint, le charbon était rare, en bonne équité il était normal que tout le monde se gèle, mais on pouvait profiter du poêle du salon jusqu’à l’heure du toujours couvre-feu, et ce, d’une façon honnête et décente. Ouf ! Ah ! Et on payait d’avance, bien sûr. (Au passage, on ne pouvait que s’interroger sur ce que pouvait être une façon ni honnête ni décente de profiter de la chaleur de ce même poêle.) On dosait les tartines du petit déjeuner au milligramme et l’épaisseur de la margarine au palmer, les ressorts du sommier avaient l’âge et la souplesse supposés de la maîtresse de maison, les draps étaient propres, les couvertures suffisantes sous condition de garder a minima sous-vêtements et chaussettes, et, fort heureusement, aucun des autres occupants de l’édifice – six personnes, dont quatre “du sexe” – ne chantait la nuit a capella. Plaisant souvenir qu’il se surprit à regretter.
Coincé dans cette charmante bourgade pour il ne savait combien de temps – “Tatie Jeanneton” avait bien expédié un second télégramme donnant son adresse provisoire, ne restait plus qu’à attendre – le commis voyageur de la Maison Charles, conformément à son personnage, visita quelques établissements, évita prudemment certains lieux – il ne tenait absolument pas à se retrouver nez à nez avec les deux petites arsouilles du printemps – éplucha consciencieusement la littérature locale, quotidienne ou mensuelle – ce fut édifiant et rapide – et ouvrit grand ses oreilles. Lors des repas où la communauté de la pension se retrouvait autour de la même table, et lors des repas de midi, qu’il prit dans des restaurants à chaque fois différents. Le soir, la conversation était des plus anodines, pas de commérages, pas de politique – et c’était fou ce que n’importe quel commentaire sur la cherté de la vie ou la pénurie d’un produit pouvait déguiser comme politique ! Sorti de civilités et de diverses considérations météorologiques passe-partout, on se risquait parfois à une escapade en milieu sportif – pour les mâles – qui se nourrissait bien vite d’une nostalgie de bon aloi de prouesses des champions “d’avant” – aïe, ça frisait le politique, ça ! On se rabattait inévitablement sur les faits divers, à base de crimes bien documentés, avec force détails croustillants, et de catastrophes telles que bombardements, avalanches, nuées de doryphores – même si ce n’était plus la saison – veaux à six pattes, recettes “système D” et légumes extravagants.
Evidemment les récents événements de Marseille, le Onze, alimentèrent les conversations, car Marseille, ce n’était pas très loin. Mais l’évocation de ce bombardement risquant de glisser sur la pente savonneuse du politique, c’était couru d’avance, les commentaires tournèrent court, non sans que la maîtresse de maison ne rappelât les mesures du couvre-feu. Qui savait si un de ces maudits bombardiers, s’égarant, n’en viendrait pas à laisser tomber sa funeste cargaison sur cette paisible cité ?
Les mêmes faits divers (et aussi d’hiver) alimentaient les conversations des estaminets et autres restaurants que B. fréquenta. Dépourvus du garde-fou de la tenancière de la pension, les esprits pouvaient parfois s’y échauffer et le “politique” reprenait le dessus. Ceux qui parlaient le plus fort, assez peu nombreux, vilipendaient les “Africains” et surtout les Anglais, fauteurs de guerre, toujours prompts à attiser les querelles pour tirer les marrons du feu, toujours à manigancer pour que les autres – les Français, fussent-ils des Colonies… Ah, les Colonies ! Grandeur et déclin de la France, etc, etc. – se fassent tuer à leur place. Et d’ailleurs, les Américains l’avaient bien compris, n’est-ce pas ? En 14 (oui, bon, 17), ils étaient venus, là, ils ne bougeaient pas, c’était bien la preuve, non ? La preuve de quoi, personne dans leur auditoire, dont la taille variait selon les lieux et l’heure, ne se hasardait à le savoir.
Ici même, on se satisfaisait de ce que Monsieur Hitler ait muselé les cocos, et si on trouvait que Monsieur Laval n’en faisait pas assez vis-à-vis de Francs-Maçons et des « étrangers cosmopolites » (sic), on le dédouanait des nouvelles restrictions, ce n’était pas de sa faute, ces *** d’Angliches nous étranglaient, mais avec de la poigne, et Monsieur Doriot n’en manquait pas, ça allait changer, moi je vous le dis ! Et tandis que ce ténor du comptoir s’excitait tout seul en entamant une lecture publique du Cri du Peuple, B. s’éclipsait dans la plus grande discrétion.
Mais parfois, c’était une toute autre musique. Autour des parties de cartes, le ton venait peu à peu à monter, la critique s’amorçait, car tout en partant toujours du même point, Marseille, entre deux plis, l’on déviait bien vite sur l’incapacité du Nouveau Gouvernement non pas à faire cesser ces bombardements, mais à réguler les prix. On critiquait aussi sa facilité à tout restreindre, ce jusqu’à ce qu’un discret coup de coude sur le bras de l’orateur, accompagné d’un petit mouvement de tête en direction d’un quidam, là-bas, et ce quidam était bien souvent B., ne fasse tourner court la conversation.


Un médecin fatigué et un curé écartelé
19 novembre 1941, Aurillac-Salers
– Au cinquième jour de ce manège, B. pensait à changer son fusil d’épaule. La comédie avait assez duré ! Il en était à vaincre la résistance commune de son estomac et d’un “bifteck” dit de cheval, un pur-sang boulonnais qui avait dû courir à Auteuil puis traverser le pays à pinces, enfin, à sabots, lorsqu’une figure connue pointa à la porte de la salle. Le temps qu’il l’identifie et que l’autre, en retour, fasse de même, et cette face bienvenue… s’effaça. Il termina donc son plantureux repas, et dans la rue, appuyé contre un mur, retrouva Youssef, qui en était à son quatrième restaurant. Eh bien, c’était pas trop tôt ! L’Espagnol l’entraîna vers un petit utilitaire, modernisé selon les exigences du moment, qui daigna s’ébranler après plusieurs manipulations.
Le temps de récupérer son bagage, de faire ses adieux à sa charmante (!) hôtesse et B. se retrouva à affronter l’air vivifiant des hauteurs salersoises, et ce malgré l’interposition d’une mince plaque métallique “bien de chez nous” et d’un vitrage… un vitrage… heu… un vitrage dont on peut dire qu’il était effectivement présent, vu que la buée de leurs deux respirations s’y condensait, mais dont la préservation des frimas n’était pas la vertu première. De surcroît, rien n’empêchait un méchant petit courant d’air, voire plusieurs, de les garantir d’une éventuelle asphyxie.
Que le conducteur fût peu disert – ce qui était le cas – ou prolixe – ce qui aurait pu être – rien ne prédisposait le trajet à abonder en échanges conviviaux. Par la force des choses, chacun se mura dans un mutisme polaire, ce qui permit de mieux distinguer la route – une conversation à bâtons rompus aurait sans doute nécessité que l’on sortît pointerole et massette. Tout juste si B. put apprendre en partie et deviner pour le reste que Youssef s’était rendu en ville pour « ravitailler le chantier » et que dans la foulée, il avait été chargé de véhiculer “Tatie Jeanneton”. Pour ce qu’il en était de la nature du « chantier », B. se résolut à attendre d’être à bon port et au chaud pour en savoir plus. Idem pour sa quarantaine.
Il trouva le Docteur fort diminué par rapport au printemps précédent. Emacié, son hôte affichait lassitude et piteuse mine. En devisant avec lui à bâtons rompus, il songeait en le regardant que cordonnier… et s’en voulait de s’être imposé ainsi. La femme qui assurait les repas et le ménage de la maison, dans le huis clos de la chambre où elle terminait d’installer la literie, lui avoua qu’elle trouvait que Lajarrige n’allait pas aussi bien qu’il le disait. Il en faisait trop, battait la campagne pour s’en aller au diable vauvert au chevet de ses malades, se couchait à point d’heure et mangeait quand il y pensait : elle avait trouvé plusieurs fois son repas du soir intact sur la table !
– Et si vous saviez comme c’est difficile de cuisiner ! Essayez de lui faire entendre raison, il ne m’écoute pas plus que le Père ! »
« Essayez de lui faire entendre raison ! » La belle affaire ! Il ne manquait plus que ça !

20 novembre 1941, Salers – Pour preuve, s’il en fallait une, que Lajarrige n’était pas au mieux de sa forme, il n’accompagna pas B. à la cure pour discuter avec son occupant des mystérieux groupes qui battaient la campagne dans une clandestinité plus ou moins relative, et pour recueillir le pouls de ses ouailles, même s’il se doutait bien que ces dernières n’étaient pas représentatives de l’état d’esprit du bon peuple – forcément catholique – de France. Malgré le froid, B. ne musa pas en chemin. S’il ne tira pas au plus droit, ce n’était nullement pour déjouer un quelconque pisteur, mais pour se donner un temps de réflexion. Mais au détour d’une rue, il découvrit que le corbillard et son ineffable rossinante étaient de sortie. Eh oui, malgré le froid, ou plutôt tisonnée par les frimas, la Faucheuse ne chômait pas ! Fichtre ! Il n’avait pas prévu cela, et Lajarrige non plus !
Perdu dans ses pensées, il n’avait même pas entendu le glas ! Ni fait attention aux dames chapeautées de sombre croisées en chemin. Enterrement voulait dire cérémonie, donc immobilisation du prêtre pour un moment. Foutu contretemps ! Comme l’église était proche, il pressa le pas pour devancer le cortège et convenir avec le prélat de l’heure d’une autre rencontre.
Ce dernier était sur le pas de l’édifice, d’où il aperçut l’arrivant et, l’ayant reconnu, lui lança : « Ah, mon fils ! C’est le Ciel qui vous envoie ! Aidez-moi ! Le bois a dû gonfler ! » A sa grande surprise, B. se trouva alors à aider l’homme de Dieu non à débâcler le second ventail, mais bien à clore la lourde porte. Et apparemment, il y avait urgence ! Le véhicule mortuaire tournait à l’angle… Il n’avait pas une connaissance encyclopédique des modalités des funérailles, on était en Cantal, il pouvait y avoir quelque différence avec les us d’Alger – où il n’avait assisté qu’à une cérémonie de ce genre – mais fermer ainsi les portes du lieu de culte ? « Une divorcée, mon fils ! Une divorcée ! » grognait le masque de cuir, en finissant de positionner l’épaisse barre de métal qui garantissait l’inviolabilité des lieux. Cette explication bienvenue, quoique lapidaire, répondait à la question que son aide n’avait pas formulée, mais qui devait se lire sur son visage. Lequel aide laissa là son étonnement pour rattraper le prêtre qui remontait l’allée, passablement agité, à croire que Satan en personne avait pointé sa corne au ras du parvis, et ne se calma qu’une fois arrivé dans la sacristie. Tout juste s’il ne s’embrouilla pas dans ses salutations en longeant l’autel.
Le divorce. Oui. Sujet sulfureux, apparemment, qu’une certaine France en général et la Catholicité en particulier avaient du mal à digérer. Surtout dans l’entourage du pseudo gouvernement parisien ! Ce qui ne voulait pas dire qu’à Alger… Sujet déjà très sensible en temps ordinaire, mais que la guerre, avec son cortège de mariages dans l’urgence des mobilisations et de disparus sous d’autres cieux, avait exacerbé. Un terrain miné, où B. n’avait ni envie ni besoin de s’aventurer. Le prêtre était-il de ceux qui faisaient de ce divorce, avec les taudis, l’alcoolisme, la tuberculose et l’ensemble “prostitution, immoralité, maladies vénériennes”, l’un des cinq fléaux ayant précipité la France dans l’abîme ? Il avait lu, il ne se rappelait où – une affiche ? Un pamphlet ? – que le divorce était « une pratique contre nature », et même « un véritable virus social, un cancer qui rongeait la famille et la natalité ».
Rien n’était simple, et le prêtre était de toute évidence écartelé comme tout un chacun entre des convictions contradictoires qui, d’un côté, le faisaient pencher vers ceux que pourchassait le régime aux ordres de l’Occupant et, de l’autre, vers ceux-là même qui les pourchassaient. S’il existait des “blancs” – et B. se sentait de ce parti – et des “noirs” – hors de toute considération géographico-raciale – la majorité des gens, un ensemble au demeurant très hétérogène, déclinait les tons de gris. De fait, moins d’une semaine après son retour en Métropole, B. découvrait qu’il était au cœur de l’enquête qu’il devait mener. Mais comment en rendre compte avec des tableaux et des chiffres ?
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John92



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MessagePosté le: Mer Jan 31, 2024 18:21    Sujet du message: Répondre en citant


Tout est politique !
14 novembre 1941, Aurillac
– Un temps contrôleur avant de redevenir commis voyageur, Bingen gagna donc Aurillac. Et : oui (: ??? ) , pour le coup, il se retrouvait bien en S…

Et on payait d’avance, bien sûr. (Au passage, on ne pouvait que s’interroger sur ce que pouvait être une façon ni honnête ni décente de profiter de la chaleur de ce même poêle.) (poêle).)

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Casus Frankie
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MessagePosté le: Mer Jan 31, 2024 18:27    Sujet du message: Répondre en citant

@ John : 1) C'est l'écriture de l'auteur.
2) Pas compris.
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John92



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MessagePosté le: Mer Jan 31, 2024 18:42    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
@ John : 1) C'est l'écriture de l'auteur.
2) Pas compris.


2) il faut inverser ) et . :
poêle). au lieu de poêle.)
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houps



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MessagePosté le: Mer Jan 31, 2024 21:29    Sujet du message: Répondre en citant

Alors :

Et : annonce un ajout (d'où les ":")
"oui" annonce une certitude

C'est une ellipse : "On se serait cru en Sibérie , et effectivement en arrivant à Aurillac il se trouvait pour le coup...
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MessagePosté le: Jeu Fév 01, 2024 07:58    Sujet du message: Répondre en citant

Citation:
– Comme la dernière fois : Aurillac.
– Faut aimer.


Ah, ces préjugés sur la France profonde...

Pourquoi utiliser (plusieurs fois) "B." au lieu de "Bingen" ?
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houps



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MessagePosté le: Jeu Fév 01, 2024 08:17    Sujet du message: Répondre en citant

Deux raisons :
a) parce que Bingen s'appelle aussi Bouillot ou Bréhier
b) la flemme
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MessagePosté le: Jeu Fév 01, 2024 09:17    Sujet du message: Répondre en citant

Ca me va Laughing
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Jeu Fév 01, 2024 09:57    Sujet du message: Répondre en citant

La vie au grand air…
Novembre 1941, Salers
– B. n’avait aucune bonne raison de s’éterniser chez Lajarrige. En règle générale, pour qui n’était pas un enthousiaste des bovidés sur fond de verdure, la douce campagne salersoise ne regorgeait pas d’attraits. Loin de là ! Le calme de ce rural environnement, oui, certes, certains pouvaient apprécier. Calme apparent peut-être, il faut se méfier de l’eau qui dort, mais calme tout de même. Très calme. Trop calme à son gré. En gommant végétation et bêtes à cornes, l’hiver n’arrangeait pas le tableau, et l’époque actuelle ne l’agrémentait en rien.
Par ailleurs, Jacques aurait pu, et même dû, partir dès le 22, ayant épuisé tous les mobiles de sa visite, mais il s’était senti obligé de prolonger son séjour. La météo, exécrable, en fournit une bonne excuse, météo sans doute responsable de ce qu’un soir sa cuisse l’avait titillé, ça faisait longtemps ! Heureusement, au matin, plus rien. Aussi le Docteur, par politesse et par la force des choses, reprit un rythme de vie plus… normal, au grand soulagement de sa “gouvernante”, en lui tenant compagnie lors des repas. Repas dont la composition différait fort heureusement, par les soins de la même dame et le fait que l’on pouvait en varier les sources d’approvisionnement, de ce qui était proposé à Aurillac, sans que l’on pût user du terme d’abondance.
Honnêtement, il faut avouer que les discussions finissaient par tourner en rond, on en avait exprimé tout le sel et le commis d’Outre-Méditerranée ne pouvait ni ne voulait aborder certains sujets. La discussion ne s’était animée que lorsqu’il avait évoqué les motifs de son retour en Métropole. L’ancien Lajarrige s’en était trouvé ressuscité. Une cure – dosée scientifiquement donc judicieusement – de ce Faugères dont il conservait un doux souvenir – sans verser dans la nostalgie, c’était là souvenir d’autant plus doux que de tels nectars manquaient cruellement et le temps, faisant son œuvre, les parait de moult qualités – une cure, donc, de ce regretté jus de la treille n’aurait pas été plus efficace pour lui redonner de l’allant. Il déclara qu’il n’était que temps que l’on se préoccupe en haut-lieu des affres du bon peuple, qui était malade, on ne pouvait le nier ! Tout ce chambard du printemps n’avait donc servi à rien ? C’était bien le moment de lui prendre sa température, au peuple de France ! Toutefois, il reconnut dans la foulée qu’un malade coopérant était de bien loin préférable à un patient récalcitrant, auquel cas c’était au soignant de l’être, patient.
Et si Jacques voulait se faire une idée sur les états d’âme de la population, lui, Lajarrige, le conduirait dans un premier temps visiter le château de Palmont, il y rencontrerait des sortes de gens qu’il ne verrait peut-être pas ailleurs. Pas en ville, en tout cas.
« Oui, Palmont. Le château. Le comte, l’enterrement, vous vous rappelez ? Pauvre vieux ! Il avait été de ces lignées qui vous fournissent des listes de morts au combat avec des pedigrees longs comme le bras, de ces chefs dont on s’étonne à juste titre qu’ils aient une descendance tant ils furent pressés de se faire occire dès que l’occasion s’en est présentée. Ironie de l’Histoire – l’Histoire, avec un grand “H”, n’est jamais complaisante, mais toujours ironique, pour le moins – ces braves gens se faisaient toujours expédier ad patres avant que leurs mérites reconnus ne les aient propulsés à un rang supérieur, et après, eh bien, c’était trop tard, évidemment. Mais pas lui. Une erreur de la Nature, sans doute. Dans le lot, il fallait bien un canard boiteux, c’était sur lui que c’était tombé. Il avait bien essayé pourtant, avec ténacité, et ce dès 14. Encore un peu et il aurait raté le coche, à cause de l’âge, heureusement pour lui, mais pas pour d’autres ! En ce bel août plein de promesses de moissons blondes, l’Armée raclait les fonds de tiroir, alors on avait tiré de la naphtaline des blonds qui confinaient au blanc, mais ça n’avait pas suffi… Il avait pourtant, à son corps défendant peut-on dire, dérogé à la tradition en échappant à la grande boucherie, tout juste s’il n’en avait pas conçu quelque ressentiment envers ses pairs ! De son côté, le Doyen, qui avait commencé comme petit vicaire, devenait aumônier aux Armées et d’y laisser la moitié de sa tête. « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens… s’il a chaussé ses besicles ! ».
Vous avez vu de ce qu’il en était de ses proches, au vieux comte ? Dire que ça avait été une si grande famille ! Aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire du pays, on trouve un de ses aïeux, et maintenant… Oui, c’est ça, des neveux au troisième degré et des cousins à la mode de Bretagne. Ah, si, une descendance directe, si, si… L’avait pas été tout le temps vieux, le Comte. S’était même marié – voyons ! Ça allait de soi ! – avant de se morfondre à attendre l’occasion de briller comme ses ancêtres.
Quelle Arme ? Allons, Jacques ! Quelle question ! La cavalerie ! La cavalerie ! Un Palmont dans la piétaille ? Fi donc ! La cavalerie ! La vraie, celle du temps où les cavaliers avaient encore le cul sur la selle et pas sur des sièges de coiffeur pour dames. Alors, marié, hein, très bonne famille… Pour ce que ça a donné… Il lui restait bien une petite-fille. Eh oui, une femelle, pas un mâle. La seule. L’aimait bien, sa petite, hein. La voix du sang, quand même. Un peu pianiste. Morte ? Oh, non ! Partie, loin, tiens, chez vous, mon cher Jacques. Mais oui, Tunis. Ou Alger. Par là-bas, quoi. C’était la dernière personne vers qui il avait tourné ses pensées. J’ai tenté de lui faire parvenir quelques objets, à la gamine, et une lettre, c’était une de ses dernières volontés, avec Paris. Du diable si elle les a reçus ! Triste époque ! »

Ainsi donc, Jacques rendit visite au fameux chantier, où l’on fabriquait ce charbon de bois dont l’importance croissait de jour en jour, pis-aller pour les uns, pactole et gros lot pour les autres, c’est toujours comme ça, la misère des uns fait le portefeuille des autres ! C’était en partie près d’une grosse maison baptisée “château” faute de mieux – il s’était attendu à des tours cyclopéennes et des mâchicoulis à la Violet le Duc, une sorte de Carcassonne miniature, à la rigueur Pierrefonds, un souvenir d’enfance, sans les douves peut-être, comme quoi, les préjugés sont tenaces – et en partie dans des bois que la neige noircissait, il n’y manquait que le hurlement des loups et une bande de brigands de cape et d’épée.
Mais pour tout brigand, B. eut la notable surprise d’y rencontrer (dans le château, pas dans les bois, il sut gré qu’on l’en dispensât), trois ex-tirailleurs sénégalais échoués là après un périple dont l’un d’entre eux, Léopold, lui conta les épisodes sans fioriture mais avec un talent rare. L’homme était brillant, quel gâchis ! Mais lui ne devait pas s’appesantir sur leur sort, pour des officiers, il aurait sans doute tenté une entorse à sa mission, alerté qui de droit, mais là, il rendrait compte, et puis voilà. Un chantier œuvrant pour le renouveau de la France, avec a minima trois Sénégalais et deux Espagnols… et dire que Laval et consorts ne cessaient de vitupérer contre le cosmopolitisme, source de tous les maux du pays !
Léopold, de son côté, avait fort apprécié cette visite. Leur tête-à-tête avait eu lieu lors d’un de ses rares moments de repos, ce qui ne l’avait rendu que plus agréable. Son interlocuteur, passé le temps du récit de leur aventure, avait montré un intérêt non feint pour ses brouillons. Brouillons, oui. Il n’avait guère le temps de peaufiner ses écrits, le papier était rare, le temps, compté, et la lumière hivernale, chiche. Il couchait vite fait les idées et les envolées qui lui traversaient l’esprit, remettant leur reprise à la fois suivante, mais la fois suivante, il avait en tête d’autres images. Elles s’imposaient à lui lors de son labeur.
Malgré la saison, le travail n’avait pas cessé, bien au contraire ! La SNCF entreprenait la conversion de certaines de ses motrices au gazogène, en attendant – qui savait ? certains en rêvaient – celle de la totalité de son parc. La demande de charbon de bois explosait, toute la production du château lui était destinée ! Enfin, toute… Une très grosse partie, dira-t-on. Qui allait se soucier de l’évaporation d’un sac ou deux, hein ? Il n’était que trop vrai que le charbon dit “de terre” se comptait, les glorieux vainqueurs se servaient à outrance. Les bassins de la Loire, des Cévennes, de l’Auvergne proche, du Dauphiné, de la Provence – la liste était longue, mais cette litanie était mensongère justement par sa longueur – n’y suffisaient pas, on manquait de charbon car on manquait de bras, toujours la même rengaine, embêtant, ça, il faudrait faire appel à des métèques, feignants et vicieux par nature, quand bien même les puits n’auraient pas souffert d’avanies diverses et multiples.
Alors, il fallait continuer à abattre, avec tous les risques que cela comportait, et débarder sur le sol gelé. Certes, ça facilitait le travail de Rouget, le cheval de trait, pas de risque qu’un fût s’enfonce dans une ornière boueuse – mais aucunement celui des hommes. Il y avait eu des accidents, dont une jambe fracturée par la chute mal contrôlée d’un arbre, et la victime, un gars venu d’Angers, pouvait s’estimer heureuse de s’en être tirée à si bon compte !
Malgré leurs efforts à tous, lors de ses visites, qui se raréfiaient à mesure que le thermomètre baissait, Lamour, le “chef” – tu parles d’un nom pour un type comme ça ! – ne décolérait pas, ne cessait de les invectiver, ils étaient tous des incapables, des tire-au-flanc, des jean-foutre… Il avait toute une réserve de termes du même acabit dans sa musette. L’équipe qu’il avait ramenée pour l’inauguration des lieux s’était délitée, une bonne partie avait jeté l’éponge : travailler pour la nouvelle Nation, oui, certes, on était des Français de bonne race, mais se les geler pour un salaire de misère, non ! D’autres chantiers, plus citadins, payaient bien mieux ! Ça ne lui avait pas mis du baume au cœur, au Lamour, ça non ! Au demeurant, ce “chef” était-il conscient que le nombre des bûcherons, ceux qui restaient là pour des raisons autres que pécuniaires – sauf pour deux enfants du pays – ou patriotiques – encore que… – après avoir tant diminué, s’était accru de trois unités sans qu’il y soit pour quelque chose ? Il était vrai qu’il ne voyait jamais les équipes au complet, le lever des couleurs se déroulait sans lui, il n’allait pas se pointer tous les jours pour vérifier, les patriotes s’en chargeaient. Il concluait ses vitupérations en proclamant qu’il allait en référer à des personnes qui se feraient un plaisir d’examiner leurs papiers, à tous ! Et dans le détail ! Mais comme il manquait de personnel, bien sûr, il n’en était rien. La menace, cependant, persistait. La dernière fois, ravi de son aubaine, il était remonté avec deux nouvelles recrues, de “bons gars”, dont l’un, par son comportement et son air trop amène, n’inspirait confiance à personne, pas même à son comparse, c’était tout dire ! Oui, le poison de la méfiance les gagnait. Pouvait-il en être autrement ?
Léopold et ses deux compagnons, de par leur handicap, restaient au château, chargés avec les deux Espagnols, la “fouine” et un petit jeune tout pâlot, à l’origine incertaine et qui boîtait bas, de veiller à l’édification des meules et d’en surveiller la combustion. Il fallait aussi débiter le bois pour les poêles et le fourneau du bâtiment. Le mort venait à manquer, on brûlait du vert, les poêles tiraient mal, l’humidité froide régnait partout ailleurs qu’à leur proximité. Avec l’aide d’un bourrelier et du maréchal-ferrant du village, Sangharé avait bricolé sa prothèse pour y adapter une scie, et toute la journée, il sciait sur ce chantier gelé, en solitaire – la parlote, ça distrait – un autre gus faisant de même sous un appentis identique, ou bien en binôme, avec le passe-partout. La sciure s’amoncelait sur une toile, on la récupérait avec soin : régulièrement le petit utilitaire en descendait des sacs en ville pour alimenter quelques foyers, tout bénef’ !
Les tas s’empilaient bien soigneusement : fagots, petit bois, bûchettes, bûches, qu’il fallait fendre au plus vite – quand il n’y avait pas de nœuds, ça allait encore, mais il y en avait dont la tête résistait même au merlin. Puis on préparait les meules, méticuleusement, s’agissait pas de tout foutre en vrac, ça non, c’était une vraie science, apprise sur le tas, tiens, avec l’habitude, ça allait plus vite, remuer la terre gelée pour les couvrir n’était pas une sinécure. Quant à veiller pour en surveiller la combustion…
Par précaution, les canalisations avaient été vidangées – une plomberie alambiquée, faite de rajouts successifs. En un sens, ça avait aidé, on avait pu préserver le réseau du rez-de-chaussée, mais le matin, pour la toilette, à l’étage, à moins d’avoir pris quelque précaution, il fallait casser la glace dans les récipients réservés cet usage, de préférence métalliques, au risque de voir celle-ci faire des facéties et fendre le broc, comme Sangharé en avait fait la ridicule expérience. Alors, prendre une douche… Un coup vite fait sur le museau, et on attaquait la journée. Régulièrement, on pouvait trouver le soir, proches des fourneaux de la cuisine à s’en rôtir les miches, deux ou trois gaillards se récurant à fond, les pieds dans une bassine de fer blanc, et puisant l’eau chaude dans une marmite. Et avec du savon ! Du vrai, pas de ces trucs bizarres dont on trouvait les recettes ici ou là, entre un entrefilet sur les coupures de gaz et un autre annonçant que la fabrication de l’huile de noix serait interdite jusqu’à nouvel ordre.
Heureusement, l’approvisionnement n’était pas au diapason. On ne faisait pas bombance, loin de là, mais en regard de ce que rapportaient ceux qui venaient de la ville, ou parfois de ceux qui allaient y faire un tour, on n’avait pas à se plaindre, on avait de la farine potable, voire même du vin bien utile pour couper la flotte, une recommandation du Docteur, un rappel pour les ex-tirailleurs, et un truc assez infâme baptisé marmelade. En outre, mais ce très irrégulièrement – à tous les sens du terme – on avait la visite d’un des “voisins” qui grelottaient de leur côté, par là, dans la cambrousse, peut-être dans un des chalets d’estive censé être abandonnés en hiver – moins on en savait… – et qui venait subrepticement troquer auprès d’un ou deux bûcherons “sûrs”, patates, pain ou lait, voire fagots, contre du gibier, qui n’était pas toujours du lapin.
Le soir même de cette visite, alors qu’ils écoutaient tous deux religieusement les émissions interdites d’Alger sur le Ducretet du Docteur, ce dernier remercia son visiteur pour le petit paquet que le préposé lui avait remis récemment. B. nota donc avec satisfaction que “ça” fonctionnait plutôt bien pour le moment. Evidemment, peu de destinataires des Postes bénéficiaient de tels envois. On pouvait assez aisément dissimuler quelques tubes ou fioles dans d’anodins lainages ou revues, mais il était évidemment hors de question d’acheminer de même explosifs, documents, argent ou armes !
– Vous partez toujours demain ?
– Oui, oui. Les taxis sont rares. Qui sait quand Youssef devra redescendre en ville ? Et puis, vous l’avez dit, nous sommes à la merci d’un caprice de la météo. Je devrais déjà être en route, alors je ne puis risquer de rester plus longtemps bloqué ici, à votre charge, qui plus est !
– Oh, pour ça, on peut toujours s’arranger ! Je ne serai sans doute pas réveillé lors de votre départ. A mon âge, le sommeil fait des façons. Je vous souhaite donc bonne route maintenant, et prenez garde à vous !
– Merci, Docteur. En retour, soyez raisonnable ! Vos patients n’ont pas besoin d’un médecin cloué au lit parce qu’il a couru par monts et par vaux par tous les temps !



Le coup passa si près…
26 novembre 1941, Bordeaux
– Bingen, alias Bouillot, avait donc rejoint la “Maison Charles” après un périple en autocar – comme de juste à gazogène, carburant en passe de devenir la règle, puis en train – mi vapeur, mi électricité, le tout sans anicroche, hormis les retards habituels et les traditionnels contrôles, plus portés à débusquer le “profiteur” que d’éventuels suspects. Ça, c’était plutôt l’apanage d’autres équipes, généralement guidées par des “rigolos” – terme éminemment ironique, il ne restait que l’humour et l’ironie pour s’accommoder du quotidien – en uniformes paramilitaires de diverses couleurs sombres. Le sac tyrolien avait disparu en chemin, contenant et contenu faisant le bonheur de quidams qui lui étaient inconnus, au plus grand bien des deux parties.
B. n’avait rencontré brièvement “Monsieur Jean” qu’à son arrivée, une entrevue discrète dans un estaminet du port, et n’était point reparu à l’entrepôt. Il passait la plupart de son temps à aller de ci, de là, sur les quais, dans les rues, l’œil et l’oreille en alerte, puis il restait des heures à décortiquer des articles de la presse, l’officielle bien sûr, car se procurer les méchantes feuilles ronéotée des rares publications clandestines était très, très compliqué. Quand il arpentait pavés et macadam, il lui arrivait de se plonger dans la contemplation des affiches placardées à l’envi, les multicolores de préférence aux bicolores de triste destin, celles qui stigmatisaient les bombardements – toujours anglais, celles qui promettaient monts et merveilles à qui rejoindrait les forces du NEF, celles qui promouvaient les efforts du même NEF pour un monde forcément meilleur, celles qui prévenaient contre des maux pernicieux, tels que le marché noir, la syphilis ou les radios étrangères, celles qui pointaient du doigt l’adversaire honni, ici le Juif, là les cosmopolites – terme dont le régime en place se gargarisait – et autres affidés d’Alger…
Il logeait dans un garni, en ville, assez loin du port – c’était idiot, si un Anglais manquait sa cible, il n’était pas plus à l’abri ici qu’ailleurs, sauf à être dans le Cantal ou dans les Alpes – et ce jour-là, il s’était réveillé plus tôt que d’habitude. Le froid, sans doute. Il surveillait le cheminement de son coupe-chou dans un miroir suspendu à l’espagnolette quand son regard tomba par hasard sur une traction qui s’arrêtait le long du trottoir, deux étages plus bas. Il n’attendit pas pour savoir où se dirigeraient les quatre zigs qui en descendaient puis levaient la tête vers les fenêtres des immeubles. Saisissant au vol la valise toujours prête pour cette éventualité, il décampa prestement, remerciant sa bonne étoile – un comble ! – ouvrit la fenêtre de la cage d’escalier, laissa tomber son paquet de cigarettes sur le toit de l’appentis de la cour intérieure – pas de neige, ouf ! – et grimpa dare-dare à l’étage supérieur. L’unique porte y donnait sur un galetas obscur, seulement fréquenté par la gent trotte-menu, les araignées et Madame Leblond, du premier, qui venait de temps à autre y étendre son linge.
Si son petit stratagème était éventé… eh bien, il lui restait le contenu du tube qu’il serrait dans sa main… Tapi dans un coin, hors des flaques de lumière grise que dispensaient deux chétives lucarnes, il écouta. Les gus étaient sans doute montés à pas de loup, mais trouvant le logement vide, ils ne se gênaient plus. Il perçut des éclats de voix indistincts, on s’interpelait là, en dessous. Puis plus rien. Il attendit. Le temps passait très lentement. Etaient-ils partis ? Tout à coup, un bruit, derrière la porte. La clenche qui joue… Le panneau qui pivote…
– Boudiou ! Vous m’avez fait peur !
– Et moi, donc !

Ce n’était justement que cette bonne madame Leblond, qui venait de lâcher sa corbeille de saisissement en le découvrant.
– Alors, ils ne vous ont pas trouvé, hein ?!
Moment de vérité. « Ils sont partis ? »
– Oh ça oui ! Et pas contents ! Oh ça non !
– Tous ?
– Oh ça oui ! Oui, le petit maigre et ses trois compères. Vous pouvez descendre sans crainte !… Vous n’avez pourtant pas la tête d’un assassin, ni d’un terroriste !
– Vous allez me dénoncer ?
– Vous dénoncer ? Pour quoi faire ? C’étaient de drôles de types, ceux-là ! Pas des policiers ! Des rastaquouères, si vous voulez bien me croire. Allez, ne restez pas à bayer aux corneilles ! Venez ! Je passe devant…

Arrivé devant la porte de son logement, B. hésita. Après tout, s’ils étaient partis… Il fit un saut à l’intérieur. Oui, ils n’avaient pas fouillé les pièces, juste ouvert les placards. Ils allaient donc revenir. Vite fait, il rafla ses notes, laissa son chapeau, son pardessus, bien obligé, sinon ils en remarqueraient l’absence à leur retour, les journaux, prit ses sous-vêtements de rechange, ça, ils n’avaient pas dû les compter, juste vérifier que rien n’y était dissimulé, ne repéra rien d’autre à emporter et rejoignit la dame.
– Attendez ! Vous n’allez pas sortir comme ça par ce froid ! Tenez, venez donc voir… Voilà, prenez ça, c’était à mon Justin. Vous avez presque la même taille.
– Justin ?
– Mon petit. Il était radio sur la
Bretagne, je… je sais pas ce qu’il est devenu. (Une pause.) Bon, c’est pas trop mal.
– Merci. J’abuse : vous n’auriez quelque chose aussi pour la tête ?
– Oh ça oui ! Vous avez raison ! Avec ce temps de chien… Je dois avoir une casquette… Je sais pas à qui elle était. Là ! Pas à Justin… Peut-être à son père… Tu parles d’un souvenir… Oh ça oui !
– Encore merci !

Il lui planta une bise sur la joue, coiffa la gapette, marqua un temps d’arrêt sur le seuil de la rue. Personne, apparemment, sous la porte cochère d’en face, non plus qu’accaparé par la vitrine du boutiquier plus loin, ou dans une des rares voitures stationnées là. Il se lança, col de la gabardine chaudement doublée de mouton remonté jusqu’aux oreilles, une tenue tout à fait de circonstance. Il adopta un pas vif, mais surtout, ne pas courir.
La “Maison Charles” était sans aucun doute le dernier endroit où aller. Et Bordeaux le dernier endroit où rester. Mais la gare lui était certainement interdite. Alors ?
Un tram passa. Tiens, il y avait du courant. Il le prit presque au vol, une bise humide et glaciale s’engouffrait par la plate-forme arrière, il trouva une place assise à l’intérieur. Dans ce sens, il n’y avait pas grand monde, des ouvriers, ouvrières aussi, et des employés de bureau des deux sexes au milieu desquels il ne détonnait pas. Chacun s’absorbait dans ses pensées, échangeait à peine quelques paroles avec un collègue, leurs buées opacifiaient les vitres, alors les rues s’embrumaient, devenaient indistinctes, ne reprenaient un semblant de réalité que lors des arrêts. Il surveillait qui montait, les premières ménagères se révélaient, cabas en main, en chemin pour la queue du jour. Il alla ainsi jusqu’au terminus. Coup de bol, c’était Carmasac, il avait franchi le fleuve. De là il gagna Libourne. D’un bar-tabac enfumé et pourtant quasi désert, il téléphona à la “Maison Charles” et obtint de parler à “Monsieur Jean”. Déjà ça. Mais était-ce bon ou mauvais signe ? Il fut avare de paroles : « Oncle Paul a mis de l’eau dans son vin », et raccrocha derechef. Voilà, le plus urgent était fait. Il s’appesantirait plus tard sur le fait que cette descente ne semblait concerner que lui, si tant était que le “Monsieur Jean” si brièvement contacté fût encore libre de mouvements et de paroles. Il demanda ensuite l’annuaire et composa plusieurs numéros au hasard, raccrochant dès qu’il avait la communication, puis il quitta les lieux.
Hors de question de repartir vers Toulouse. Non plus que Paris, trop évident. Restait donc le plan B : Lyon. En gare, il prit un billet pour la capitale, il n’y avait pas foule, débarqua au premier arrêt, attendit ni trop ni trop peu, se méfiant de tout, puis sauta dans le premier train pour Limoges, et finalement échut dans cette cité au petit matin. Le train était resté en rade en rase campagne, une histoire de couvre-feu et d’horaires idiots. Si Bouillot entra dans les toilettes, il en sortit un Jacques Bréhier, toujours commis voyageur pour marchand de vin – non plus pour la “Maison Charles”, à Bordeaux, mais pour “Brignon et fils, vins et charbons” à Lyon. Il aurait pu changer d’identité chez un contact en ville, il savait une adresse, et en profiter pour en savoir plus, mais il lui sembla plus urgent de rejoindre la capitale des Gaules, après tout, c’était l’avant-dernière étape prévue de sa tournée, ne restait plus à espérer que le réseau ne soit pas la cible d’un coup de filet général.
“Brignon et fils, vins et charbons” n’affichait pas le train de vie de la “Maison Charles”, loin de là. Un entrepôt miteux sur les quais de Saône, des vitres poussiéreuses et des bâtiments qui avaient connu des jours meilleurs, et largement bénéficié des attentions des passants de l’année précédente. Quatre ouvriers s’affairaient sur le toit, à boucher des aérations mal venues par lesquelles la lumière pointait du doigt quelques barriques empilées dans un angle. Une charrette avait posé ses timons tout contre, sans autre excuse que de vouloir faire la causette aux futailles. B. finit par dénicher son contact, fort occupé à houspiller deux individus véhiculant une immense échelle. Après échange des mots de reconnaissance, rendez-vous fut donné dans un des nombreux bouchons toujours opérationnels de la cité, lieu plus propice à une conversation entre amis que ces locaux ouverts aux quatre vents.
Lorsqu’il eut informé en quelques mots son interlocuteur, entre deux bouchées de pomme de terre – un délice, on en trouvait donc encore ? Eh, restriction ne vaut pas disparition ! – l’autre grimaça et lui annonça n’avoir rien su de tel, avant de se lever pour passer deux ou trois coups de téléphone. Il revint peu après et fit un geste de dénégation puis se lança dans un long conciliabule avec le garçon, à l’issue duquel ce dernier posa un peu brutalement un pichet sur la table. Et, ma foi, le contenu leur parut fort correct et aurait dû subir meilleur traitement. Il y avait apparemment quelque chose à célébrer !
B. régla sa part – dont était exempté le prix du pichet, il apprécia – puis suivit son hôte dans un itinéraire tortueux jusqu’à une traboule où un certain “Vert” le prit en charge. Avec ce nouveau guide, il traversa la ville au petit trot, le tourisme serait pour un autre jour et puis le froid n’incitait pas à muser, les trottoirs étaient verglacés par endroits, les fontaines ne coulaient plus et la place Bellecour, bordée d’oriflammes aux couleurs du Reich, avait triste mine. Cette visite se termina dans un appartement d’un immeuble sur les pentes de Fourvière. “Vert” lui en confia les clefs, le renseigna sur ce qu’il avait à savoir pour se restaurer, les petites manies de la police du cru et autres informations de ce genre, ainsi que sur un moyen de le joindre en cas de nécessité.
………
Le 29 novembre, par l’entremise d’un certain “Violet”, il put faire passer un message radio laconique à Alger. La réponse lui revint dès le surlendemain, par un “Vert” au nez violacé : « Bordeaux pense que ce sont des Italiens qui sont dans le coup, en francs-tireurs. A la suite d’une “dénonciation anonyme”, il y a eu une descente de police après votre départ. Les flics ont embarqué les deux gus qui devaient vous guetter dans votre planque. Ça a fait un sacré pataquès, c’étaient deux gars de l’OVRA. »
“Vert” sourit : « Vous imaginez le tableau ? C’est un Rital qui vous aurait reconnu sur le port. Il vous aurait suivi, et… C’est possible ? »
– C’est possible. S’il était à Barcelone avant-guerre, par exemple. Décidément, trop de gens me reconnaissent, même avec cette fichue teinture ! Je n’ai pourtant pas une tronche à m’afficher dans les journaux… Au fait, si…
– Et j’ai la réponse d’Alger : un petit changement. On vous rapatrie entre le 20 et le 26, toujours au même endroit.
– Entre le 20 et le 26 ? Si tard ?
– On a dû penser que vous ne risquiez rien. Ou bien le taxi est occupé ailleurs. Le 25, ça pourrait être le Père Noël. Ça vous laisse du temps.
– Le temps de recroiser un de mes admirateurs italiens ?
– Oh, allez ! Je ne vous cache pas qu’il y en a, mais quand même ! En croiser un à chaque détour de rue ? Ne soyez pas pessimiste ! Vous n’êtes pas la Garbo ! Vous allez voir, nous n’avons ni océan, ni château, mais le Beaujolais a son charme, et la ville, des ressources.
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Volkmar



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MessagePosté le: Jeu Fév 01, 2024 10:10    Sujet du message: Répondre en citant

Et bien, Lyon.
Va-t-on y voir B. trabouler ?
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LaMineur



Inscrit le: 12 Oct 2009
Messages: 418

MessagePosté le: Jeu Fév 01, 2024 11:52    Sujet du message: Répondre en citant

Proposition :

Casus Frankie a écrit:
! Le calme de ce rural environnement, oui, certes, certains pouvaient apprécier. Calme apparent peut-être, il faut se méfier de l’eau qui dort, mais calme tout de même. Très calme. Trop calme à son gré. B. préférait quand c'était un peu trop plus moins calme.

Mais je ne voudrais forcer personne.
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