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La Grande Pitié (par Carthage… puis Houps)
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Hendryk



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MessagePosté le: Sam Avr 08, 2023 09:33    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
Merci pour de cujus - j'ai révisé l'origine de l'expression, "de cujus successione agitur" - celui dont il s'agit de la succession.

"Sa chanson favorite était sur un savetier qu'il appelait Cujus, et dont il appelait la femme Cujusdam." (Quatrevingt-treize)
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MessagePosté le: Sam Avr 08, 2023 10:44    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
Merci pour de cujus - j'ai révisé l'origine de l'expression, "de cujus successione agitur" - celui dont il s'agit de la succession.


Bon souvenir de rigolades lors de versions latines, in illo tempore comme on disait. Les occasions de rire étant assez rares dans les Humanités Classiques, il fallait saisir l'occasion...
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Avr 08, 2023 18:31    Sujet du message: Répondre en citant

Pas forcément, JPB !
En Terminale, notre prof de lettres, le cher Perru, nous a fait le cadeau de L'Eunuque, de Térence, une pièce comique à ne pas mettre entre toutes les mains… et qui nous entraînait bien loin de la Guerre des Gaules !
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Avr 08, 2023 18:34    Sujet du message: Répondre en citant

Bon, autre piste ouverte par Carthage : les aventures d'un tirailleur sénégalais agrégé de Lettres et hospitalisé à La Charité-sur-Loire - voir page 3, texte qui se termine par :

En prime, il donna discrètement une information fort déplaisante au sous-préfet : la Gestapo serait là le 17 et emmènerait sur le champ les trois membres des Schwartztruppen qui se la coulaient douce à l’hôpital psychiatrique.


Dernière édition par Casus Frankie le Sam Avr 08, 2023 18:38; édité 1 fois
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Avr 08, 2023 18:37    Sujet du message: Répondre en citant

La suite, par Houps !


Muni de tous les ausweis, laisser-passer, autorisations et permis de circuler dûment signés, contresignés et tamponnés dont certains par ses soins, Monsieur le Sous-Préfet en personne se déplaça à l’hôpital anciennement psychiatrique. Il apparaissait que cela allait changer, on n’avait que faire des fous dans la France de Laval, il fallait pour de bon les enfermer, de préférence loin d’ici, c’est ce qu’avait fait savoir le maire de la Charité, mais l’idée était trop compliquée pour être de lui, même s’il finirait par le croire ! Les Allemands cherchaient des lits et des infirmières, à douter que la victoire sur les troupes négrifiées de la France n’avait pas été si simple, il faudrait éclaircir ce détail plus tard…
Pour le moment, sous couvert d’annoncer personnellement à la direction des lieux cette décision d’importance – Monsieur le nouveau Préfet pas encore arrivé lui en saurait gré – il allait en profiter pour avertir la comment déjà, ah oui, la surveillante-chef, une Madame Blanchon (qu’il ne connaissait point mais imaginait moustachue et bardée de saintes médailles) que les représentants des troupes nègres (et non négrifiées, elles) qui se la coulaient douce en son établissement auraient intérêt à plier bagage au plus vite, il ne savait où, mais il fallait qu’ils se… magnent le train, la Gestapo, ce n’était pas des enfants de chœur, ils seraient là le 17, on était le 10, mais le plus tôt serait le mieux. Enfin, pas tout de suite, pour que la justement Gestapo en question n’aille pas faire le rapprochement, cueillir chou blanc en cherchant des Noirs leur déplairait au plus haut point ! A la place, ce qu’ils chercheraient, ce serait certainement des poux à tout le monde, y compris sous des coiffes et des cornettes. Pas tout de suite, donc, mais… bientôt.
C’est ainsi que le 14, Madame Blachon, toute retournée, annonça à qui de droit que les dénommés Léopold, N’Diaf et Sangharé, dont tout le monde louait l’enfantine nonchalance et l’ardeur à l’ouvrage, avaient déserté les lieux, elle avait trouvé leur chambre vide après s’être inquiétée de ne point les voir paraître au réfectoire, ils avaient parfois quelque retard, ne s’étant toujours pas pliés au rythme trépidant du fonctionnement de l’hôpital, et en plus, c’est Léopold, vous savez, Léopold, l’étripé, là, qui s’occupait des registres, il écrivait si bien, et des registres, il allait falloir en remplir, avec le déménagement programmé des moins atteints des patients, qu’on devait expédier en Bretagne, on ne savait comment, on parlait d’autocars, et qui s’acquitterait alors de la fastidieuse mais ô combien indispensable tâche de l’entretien des jardins ? Il restait encore des patates, les doryphores s’y mettaient, et on ne savait toujours pas où envoyer les autres, les vrais fous, ceux qu’il fallait garder attachés, et les premiers nouveaux pensionnaires arrivaient le 20, des aviateurs, si elle se souvenait bien, elle était désolée, mais à ce train-là, elle n’en pouvait plus, c’en était trop, elle pensait même à rendre son tablier et sa coiffe de surveillante-chef, c’était dire !
Monsieur le Sous-Préfet avait trouvé que l’absence de moustache seyait parfaitement à la surveillante-chef Madame Blanchon, ah, non, Blachon, l’impair était de taille, peut-être dû au sujet de leur entretien qui aurait en quelque sorte, par un effet pervers et détourné de l’activité méningée, dénaturé sa pensée. Une femme énergique, au demeurant, qui n’avait pas les deux pieds dans le même sabot, ils s’étaient illico accordés, il fallait trouver un moyen de soustraire les trois tirailleurs à la vindicte nazie, on avait trop vu hélas de quoi les Prussiens étaient capables à l’encontre de soldats qui avaient fait preuve d’un courage et d’un dévouement sans égal, quoiqu’étant fort éloignés de leurs foyers. Madame Blachon, qui se prénommait Lucette, mais Monsieur le Sous-Préfet n’osait même imaginer risquer une telle familiarité, avait en tête la carte postale de l’Exposition Coloniale intitulée « Le corps des gardes », carte postale que sa belle-sœur lui avait envoyée de Paris pour la consoler de n’avoir pu les accompagner, c’était en 31, elle se souvenait de l’année et pour cause, elle était clouée au lit par une appendicite qui avait manqué tourner en septicémie, alors, l’Exposition Coloniale, ç’avait été le cadet de ses soucis, mais elle avait bien regretté, surtout après avoir vu les photos que son frère en avait rapportées… Donc, si la France moribonde ne pouvait plus étendre son bras séculier et protecteur sur tous ses enfants, au moins pouvait-on faire en sorte que ces trois-là soient à l’abri, oui, mais comment, car, excusez-moi, mais des Noirs en goguette sur la Loire, ça allait se voir comme le nez au milieu de la figure, si j’ose dire, pour la discrétion, ça serait compliqué, on pouvait faire une croix sur les déguisements.
Madame Blanchon, non, zut ! Blachon, Madame Lucette Blachon, avait alors décroché le calendrier des Postes, bien pratique pour situer toutes les communes du département, Monsieur le Sous-Préfet ne releva pas qu’il faisait parfois de même, il avait beau être en poste depuis deux ans, certains patelins échappaient encore à sa géographie mentale, mais là, pour le coup, il était dérouté, et pour cause : la surveillante-chef lui mettait sous les yeux la carte brevetée des PTT du département du Cher. La brave dame avait raison et lui s’embrouillait, leurs protégés devaient forcément quitter la Bourgogne pour le Berry, mais le comment s’avérait compliqué, c’était pour cela qu’avait lieu cette petite rencontre informelle dont leurs chefs respectifs, par ailleurs accaparés par des tâches d’une autre volée, ignoraient tout ou presque. Oui mais, des tirailleurs démobilisés prenant le train, ça ferait désordre et lever des sourcils. Le Sous-Préfet, qui se prénommait Philippe, par un manque criant d’imagination de la part de parents fort soucieux de la réussite de leur progéniture, déclara que l’idée était bonne, d’autant plus qu’il connaissait son collègue de Saint-Amand-Montrond, un classard resté en poste tout comme lui, et est-ce qu’on pouvait téléphoner depuis l’hôpital sans passer par la direction ?
Ces demoiselles des Postes étaient d’une efficacité rare, trois-quarts d’heure plus tard ; Philippe Sous-Préfet rejoignait Lucette Surveillante-chef, qu’il découvrit en compagnie de trois superbes gaillards qu’il aurait été difficile de prendre pour des Bourguignons pur jus – après tout, c’était pour eux qu’on se démenait, il était normal et constructif qu’ils participent à la suite et assistent au débat. Rapidement, il apparut à Philippe que des trois convalescents, le Léopold que Lucette tenait en grande estime cachait sous un vernis de seconde classe, pur produit de la bureaucratie militaire qui avait conduit le pays où il en était, une vivacité d’esprit et une intelligence au-dessus de celles de ses camarades d’infortune. Adoncques, Philippe informa l’assistance qu’à Saint-Amand, “on” pouvait prendre en charge les éclopés, mais deux problèmes se faisaient jour, il fallait d’abord savoir comment joindre la sous-préfecture, à une adresse des plus anodines, mais il fallait aussi savoir en quel endroit leurs trois protégés pourraient trouver asile par la suite, la sous-préfecture de Saint-Amand (-Montrond, siouplaît) ne constituant pas un lieu de villégiature approprié, surtout pour un temps indéterminé. Pour ça, déclara Lucette, elle avait une solution toute trouvée : un parent curé d’un petit trou perdu du Cantal, du côté de Salers, un pays qui a de si belles vaches, elle assura qu’il leur ferait bon accueil, l’hospitalité n’était pas un vain mot. Mais Lu… Madame Blachon, des heu… des Africains dans le Cantal, ils ne passeraient pas inaperçus, votre cousin va avoir des ennuis, la délation, second tranchant après la trahison du sabre ignoble des dictatures que dégainent nos nouveaux maîtres, ça devient déjà une mode, il faudrait plutôt les fondre dans l’anonymat d’une grande ville, ils seraient mieux, tenez, à Marseille. Ce n’est pas possible ! Possible quoi ? L’anonymat ou la délation ? Oh si, hélas, c’est fort possible, croyez m’en, je suis bien placé pour le savoir, la délation est déjà à l’œuvre et puis, regardez donc ce qui se passe, on met vos pensionnaires dehors, moi-même suis flanqué d’un nouveau secrétaire encarté dans leur foutu SONEF, croyez-vous que la paisible campagne salersoise en soit exempte ? Je comprends, mais si vous avez une autre solution…
Le toujours pas démobilisé et donc toujours présentement deuxième classe agrégé Léopold suivait cet échange avec un certain détachement, sa cicatrice le démangeait furieusement, il n’allait pas se déboutonner là, comme ça, devant Madame Blachon et un inconnu, a fortiori représentant de la Nation qui lui avait plus ou moins octroyé cet intermède médical ! Qu’on soit sorti de Louis-le-Grand ou tirailleur standard, il y a des choses qui ne se font pas, et puis quoi, il était quand même question de sauver leurs peaux, même N’Diaf et Sangharé avec son moignon sur la table (une grenade qui avait emporté conjointement l’œil de son camarade), écoutaient avec attention, alors lui pouvait faire un effort, non ?
Pour finir et faire court, la villégiature champêtre chez un prêtre auvergnat reçut l’adhésion réticente du Sous-Préfet qui avait quelque autorité, puisqu’il était Sous-Préfet pas si aux champs que ça, autant qu’il en use, même en comité restreint, non sans quelque réticence, pensait-il en observant Madame Blachon glisser deux politesses à son voisin N’Diaf.
Ce possible séjour n’était pas pour déplaire au Sérère Léopold, il voyait déjà défiler les à-plats verts et orangés des Vidal-Lablache (France métropolitaine, relief du sol, et France métropolitaine, cours d’eau, quasiment un doublon), il passerait ainsi de la préparation des Comices agricoles à des terres agricoles, c’était ma foi dans l’ordre normal des choses, et puis ne s'était-il pas lié d'amitié à Louis-le-Grand avec Georges, à ce qu’il en savait ce dernier était originaire d’Albi, peut-être pourrait-il aller visiter cette ville avant que d’embarquer pour l’Algérie, puisqu’il était assuré que leur séjour auvergnat ne durerait que le temps de leur préparer une petite croisière sympathique, la France avait tourné ses regards vers l’Afrique et celle-ci lui ouvrait les bras. Savoir ce qu’il était devenu, ce Georges, qui avait rapidement mal tourné : Normale Sup’, l’agreg de lettres, un poste à Henri IV… Par les journaux il avait appris son mariage, l’occasion de renouer alors épistolairement, c’était une sacrée plume, il ferait un bon écrivain, tamponné SFIO croyait-il savoir… Mais la guerre était venue, Dieu sait ce que la tourmente en avait fait, il devait cuire au soleil d’Alger, l’autre alternative était déplaisante, l’heure n’était pas à se laisser aller au pessimisme, tiens, ce serait une sacrée coïncidence, comme dans un roman, que de se croiser dans une rue d’Alger, ou sur le port, ce serait plus symbolique… Oui, finalement le Cantal, surtout en regard de ce qui les attendait si les Allemands leur mettaient la main dessus, ça ne lui déplaisait pas, il pourrait sans doute consacrer un peu de son temps aux vers qui lui venaient, ici, il n’y arrivait pas, remettre de l’ordre dans ces fichus registres l’accaparait et l’empêchait de réfléchir, quand il préparait ses cours à St Maur, il avait plus de loisirs ! Là-bas, au moins, il n’entendrait que meugler des vaches et non hurler ceux que l’on disait fous, ici, on les enfermait, on les traitait parfois pire que des bêtes, chez lui il ne se rappelait pas qu’on eût agi de même, c’est à l’aune du traitement des aliénés qu’on peut juger une civilisation pensa-t-il, mais peut-être que son passage dans le bain de l’Ecole avait altéré le sien, de jugement, et gauchi sa mémoire.
Dans son maigre paquetage, il ajouta une paire de chaussettes trop grandes dont Mme Blachon lui avait fait cadeau, ainsi qu’à N’Diaf et Sangharé, elle était très à cheval sur ces questions d’équité. On partait demain à l’aube, il n’était que temps, quelques vêtements de rechange, un pain à partager entre eux trois, une gourde chacun, heureusement, on voyagerait léger, pas de flingot et en voiture, voyez-vous ça, Madame Blachon était une perle, elle avait pensé à tout, y compris au petit fourgon Renault de Monsieur Ségons, un volailler de Saint-Amand, on faisait grand cas ces jours-ci des volaillers de toute plume, mais lui était un habitué, hélas pouvait-on dire, qui venait chaque semaine visiter son frère aîné, Maurice, un gentil garçon au regard de certains autres patients – depuis son arrivée du front, en 17, il restait prostré toute la journée, on avait guéri ses blessures, ravaudé à peu près sa mâchoire, mais la tête était vide, il fallait le faire manger à la cuillère, un vrai bébé, non, pire qu’un bébé, un poupon de celluloïd, on le prenait par la main, on l’emmenait sur un banc, on le reprenait des heures plus tard, il n’avait pas bougé, son cadet lui parlait, ses mains dans les siennes, lui racontait sa vie, de pauvres anecdotes, des riens d’importance, il disait parfois que Maurice le comprenait, il en était certain, il avait senti un frémissement de sa paume, ou vu perler une larme à sa paupière, la guerre à la mode européenne était une chose monstrueuse, ils avaient proclamé que c’était la dernière, et voilà où on en était aujourd’hui.
Fréderic Ségons ne portait pas la guerre dans son cœur et encore moins les Boches qui lui avaient pris la moitié et plus de son frère, Madame Blachon avait parié avec beaucoup d’optimisme qu’il accepterait de transporter clandestinement trois passagers supplémentaires, même comme ça, à l’improviste, mais à la guerre (encore !) comme à la guerre, il connaissait toutes les petites routes du Cher, voilà-t-il pas qu’il lui fallait une autorisation spéciale pour aller se fournir chez ses paysans, alors, pour changer de département et visiter un frère enfermé chez les fous, vous pensez ! Et donc, petites routes, les Fridolins ne contrôlant encore qu’aux sorties des grandes villes et les gendarmes français s’acquittant mollement de la chose sur les seuls grands axes. Si Frédéric acceptait, on verrait du pays, et s’il n’acceptait pas, eh bien, autant ne pas y penser.
Frédéric les avait salués d’un vague grognement et refermé la portière, il n’y avait pas de poignée à l’intérieur, des fois que les poulets aient eu une envie pressante de grand air. Ils partaient comme des voleurs. Madame Blachon avait parlementé ferme avec Monsieur Ségons, mais elle avait fini par avoir gain de cause en lui assurant qu’elle allait s’arranger pour que son frère s’en aille avec lui la semaine suivante et non avec les autres patients de l’hôpital, ça s’apparentait à du chantage, c’était du chantage, mais la fin justifiait les moyens. Et non, Maurice ne pouvait accompagner les Sénégalais, comme ça, au débotté – pas question, il fallait d’abord maquiller les registres, ce qui ne se faisait pas d’un trait de plume, fût-elle sergent-major, alors, la semaine prochaine, promis, juré.
Les gallinacés ne faisaient pas partie du voyage, il y avait donc de la place, peu de fientes, un peu d’un mélange de paille et de plumes sur lequel régnait une odeur caractéristique de créosote, l’homme de l’art avait détecté une invasion de poux rouges et pris les mesures qu’il avait pu, on peut penser que les morpions avaient compris la leçon, de toute façon, ils n’appréciaient pas le cuir des mammifères, les trois hommes usèrent de leur baluchon au mieux. Léopold ne réciterait pas le Dormeur du Val, d’autres mots lui venaient à l’esprit, il aurait fallu du papier et un crayon, ce bon curé devait en avoir, les automobiles ne se prêtent guère à la composition, et pour le paysage, c’était fichu, autant juillet avait été caniculaire, autant août était maussade et pluvieux et par ailleurs, le fourgon était clos, voir défiler le paysage rendait les poulets malades et coupait l’œuf des poulettes, or un volailler se doit d’avoir des volailles bien gaillardes.
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demolitiondan



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MessagePosté le: Sam Avr 08, 2023 22:35    Sujet du message: Répondre en citant

Citation:
créosote


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Etienne



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MessagePosté le: Dim Avr 09, 2023 12:10    Sujet du message: Répondre en citant

Bonjour,

Il faut avouer une chose: Notre ami Houps sait parfaitement restituer le style carthaginois, ce dont j'aurais été incapable... Bravo!
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Dim Avr 09, 2023 19:15    Sujet du message: Répondre en citant

Etienne a écrit:
Il faut avouer une chose: Notre ami Houps sait parfaitement restituer le style carthaginois, ce dont j'aurais été incapable... Bravo!


Applause Applause Applause
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MessagePosté le: Lun Avr 10, 2023 11:24    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
Pas forcément, JPB !
En Terminale, notre prof de lettres, le cher Perru, nous a fait le cadeau de L'Eunuque, de Térence, une pièce comique à ne pas mettre entre toutes les mains… et qui nous entraînait bien loin de la Guerre des Gaules !


C'est vrai, il y avait aussi les comédies de Plaute et de Terence, dont certains ressorts étaient étonnamment contemporains. Notre professeur, lui-même praticien amateur de l’art dramatique, excellait dans ces occasions. Malgré tout, dans un collège catholique du milieu des années 70, cala n’allait pas sans l’obliger à recourir à certaines circonlocutions pour expliquer ce qu’était un Leno. Pour ceux qui ne savent pas, un Leno est un proxénète, entremetteur ou fournisseur de femmes (ou de garçons, ne soyons pas sectaires) et un des personnages classiques de la comédie romaine, qui permet à l’auteur de souligner l’hypocrisie de certains autres personnages, d’autant que la prostitution et les quiproquos qu’elle occasionne fournissent de nombreux ressorts comiques.

Bref, ce sont de très bons souvenirs.
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John92



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MessagePosté le: Lun Avr 10, 2023 17:49    Sujet du message: Répondre en citant

...
Muni de tous les ausweis, laisser-passer (laissez-passer ?), autorisations et permis de circuler dûment signés, contresignés et tamponnés dont certains par ses soins, Monsieur le Sous-Préfet en personne se déplaça à l’hôpital anciennement psychiatrique.
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C’est ainsi que le 14, Madame Blachon (Blanchon ?), toute retournée, ...
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MessagePosté le: Lun Avr 10, 2023 18:19    Sujet du message: Répondre en citant

Je pense que Blachon/Blanchon, c'est voulu, le sous-préfet s'embrouille...
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MessagePosté le: Lun Avr 10, 2023 21:24    Sujet du message: Répondre en citant

Citation:
elle était très à cheval sur ces questions d’équité.

Belle subtilité !
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En principe (moi) ...
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MessagePosté le: Mar Avr 11, 2023 07:26    Sujet du message: Répondre en citant

Merci à tous pour vos commentaires. Prendre la suite de Carthage est un sacré challenge. Quelques préoccupations d'ordre familial me "prenant la tête" momentanément, ne vous attendez pas à une suite immédiate, même si j'y travaille.
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Quand un PDG fait naufrage, on peut crier "La grosse légume s'échoue".
Une presbyte a mauvaise vue, pas forcément mauvaise vie.
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Jeu Avr 27, 2023 09:17    Sujet du message: Répondre en citant

Suite des aventures du futur académicien et président du Sénégal, toujours par Houps ! Avec, en italiques, la preuve que la FTL veille à votre culture en littérature française et même latine. Wink
Française, latine, et même médicale… Le Dr Pierre Lôo est un personnage OTL, dont le fils, Henri, a suivi le brillant exemple en psychiatrie, notamment dans ses travaux sur le stress.
PS - Vous avez pu penser que je paressais dernièrement. En fait, Houps, Raven et Demo Dan se sont coalisés pour m'envoyer leurs textes en même temps !



Conduit d’une main sûre, sûre selon l’avis autorisé du volailler Frédéric Ségons, opinion scientifiquement fondée sur l’observation de l’absence d’omelette lors de ses transports – mais opinion que ses passagers du moment, soumis à des ballottements et tressautements mal amortis par des bagages pas prévus pour ça, auraient fortement tempérée si on leur avait demandé leur avis – le petit KZB mit un peu plus de deux heures pour arriver à destination, la faute non pas à un radiateur brusquement assoiffé, non plus qu’à des pneumatiques trop sollicités, mais à des chemins de traverse que plus d’un thuriféraire du Michelin ignorait. Pendant ce trajet, Léopold, ne pouvant admirer la verte campagne dégoulinant encore d’une récente averse, se plongea dans une intense réflexion. Ses deux compagnons de voyage s’adonnaient consciencieusement à la plus ancienne et nécessaire occupation du troufion moyen, voire de base, à savoir la sieste, ajoutant de mâles sonorités s’élevant en contrepoint des divers bruits mécaniques et métalliques du véhicule. Ne lui vint pas à l’esprit le fait qu’il était heureux que l’on n’eût pas précédemment lesté ces jeunes estomacs de topinambours ou de représentants de la famille des Fabaceae dont il paraît que certains spécimens assuraient le quotidien des légions césariennes.
Présentement, ne pouvant dormir, ni même somnoler, la faute non pas à un inconfort relatif – à l’aune du printemps 40, les lieux étaient des plus corrects – mais pour une grande part à un avenir incertain, le tirailleur Léopold, toujours pas démobilisé (oh là là, ni lui ni personne à l’hôpital n’avait pensé à ça !), avait en tête une œuvre littéraire. Non pas le De Bello Gallico, récit d’un conflit qui valait bien l’actuel et qu’il avait fréquenté en des temps qu’il fallait bien reconnaître aujourd’hui plus heureux, quoique ce fût à l’époque sous forme de pensum, « Caesar pontem fecit », tu parles, Charles ! Heureusement, d’autres auteurs avaient suivi, « Il faut d’abord bien savoir le latin, ensuite il faut l’oublier ! » Pour l’heure, ce qui l’embêtait, c’était d’avoir à portée de main sans pouvoir y jeter un œil le petit et précieux recueil de Musset dont ce bon Docteur Pierre Lôo lui avait fait cadeau lors de sa convalescence. Pourtant, « L’heure de ma mort, depuis dix-huit mois / De tous les côtés sonne à mes oreilles / Depuis dix-huit mois d’ennuis et de veilles / Partout je la sens, partout je la vois » n’était sans doute pas approprié – cette idée, aussi, d’avoir laissé le hasard ouvrir l’opuscule lorsqu’il s’y était plongé pour la première fois ! – pour celui qui avait cheminé avec deux trous qui lui évoquaient irrésistiblement un autre poète, « Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue / Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, / Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, / Pâle dans son lit vert où la lumière pleut »… ce qui n’était pas non plus propre à le requinquer.
Quant au praticien, il avait cru bien faire avec ce cadeau, toujours sur le coup de l’émotion post-opératoire, car sa tentative de charcutage avait réussi au-delà de ses espérances – « Ah Dieu ! Que la guerre est jolie / Avec ses chants, ses longs loisirs… » Quand on soigne d’habitude les âmes, on oublie assez vite cette basse contingence : les âmes en question logent on ne sait trop où, au milieu de kilos de muscles, de viscères, de sang et autres liquides (tu parles d’un inventaire ! un esprit cartésien ne saurait s’y retrouver, comment des Français peuvent-ils devenir chirurgiens ?) Dans cet assemblage improbable aux yeux du profane, qu’un jugement superficiel lui fait nommer barbaque, le Docteur Lôo avait aseptisé, désinfecté et surtout tranché, incisé, coupé et peu charcuté, avec l’aide précieuse d’un interne des Hôpitaux de Lyon. Le tout non sans réussite, à preuve ! Une réussite qui avait profondément bouleversé son auteur, lequel convenait d’ailleurs qu’elle était due en bonne partie aux travaux de couture de son jeune compère, prénommé Lucien (et non Guillaume) et bombardé sergent (et non brigadier-fourrier) dans une unité du Train, logique d’affectation typiquement militaire.
Les événements du printemps aidant, il lui était bien évidemment arrivé de soigner quelques bobos, puis d’une chose à l’autre, comme qui dirait de fil en aiguille, expression imagée qui avait toute sa place en la matière, il avait évolué du bête pansement quasiment domestique à la réduction de fractures, avant d’en venir par la force des choses et de la triviale nécessité du moment à l’extraction de divers débris métalliques d’endroits où ils n’avaient pas leur place, actes de complexité croissante et finalement exaltante quoiqu’un brin intimidante, pour atteindre leur acmé en la personne de Léopold, un chef d’œuvre de ciselage mais surtout de points, pas une fuite, rien, à peine un peu de fièvre pendant quelques jours, le bénéficiaire était de robuste constitution, « Aegroto dum anima est, spes est » après tout ! Ce chef-d’œuvre était leur chef-d’œuvre, et c’était comme, non même pas “comme”, c’était bel et bien un cadeau de la Providence, la récompense personnelle du Docteur Lôo !
C’était égoïste, certes, mais il le vivait ainsi, tant il était vrai qu’il ne pouvait d’habitude se féliciter de voir ses patients se remettre de la sorte et d’avoir ensuite avec eux des discussions d’un intérêt certain. Il avait saisi au vol l’occasion de s’entretenir de façon sensée avec l’ex-enseignant du lycée Descartes à Tours (deux ans à peine et déjà si loin) et de deviser avec lui des mérites comparés des taquineurs de muse sus-cités, surtout que, en ce qui concernait son taquineur préféré, au braconnier du bistouri, la taquinerie atteignait au fond des choses,
Allons bon, Léopold tu te laisses aller, de telles pensées ne sont pas de mise, la fatigue, sans doute, un jour on dira le stress (et le Docteur Lôo en fera un livre), ou tout simplement une poussée naturelle d’humanité mâtinée d’animalité, ou le contraire, plutôt le contraire, il était jeune, à jeun et (à présent, à peu près) en bonne santé, que voulez-vous… Sur un cahot un peu plus prononcé, une bouteille d’eau s’échappa du viatique de N’Diaf et vint donner du goulot contre sa jambe, déroutant fort à propos sa pensée. « Sang, sang, ô sang noir de mes frères, vous tachez l’innocence de mes draps / Vous êtes la sueur où baigne mon angoisse, vous êtes la souffrance qui enroue ma voix… »
Il dut piquer du nez comme ses voisins, car il donna brusquement du front contre la portière. Comme il se redressait, un peu hébété, l’huis s’ouvrit, les deux corps affalés contre la tôle s’ébrouaient, il cligna des yeux, une silhouette s’encadrait dans le rectangle de lumière, petit coup d’adrénaline à vous réveiller un mort, non, ce n’était ni la Gestapo, ni l’apparence d’un représentant de l’ordre, ancien ou nouveau – tout simplement, on était rendus.
………
Et voilà, ils tressautaient toujours, mais sur un autre rythme, bien plus sympathique et propre à leur rappeler les rives du fleuve de leur pays natal, qui devait être au plus haut en ce moment, ses eaux brunes s’enroulant dans les lames de l’océan. Les trépidations du wagon, d’un type et d’une destination familiers à des troupes coloniales tout autant qu’à des cohortes métropolitaines de rangs subalternes, les emportaient ils ne savaient trop où,… Ah, si, Léopold le savait parfaitement, mais pour ses deux autres compagnons, qu’il avait pris sous son aile sans tourner gallinacé pour autant, la machine en question pouvait tout aussi bien les emmener sur la Lune qu’au village, enfin, non, pas sur la Lune, quand même, c’était une métaphore, comment aller là-haut, et puis, c’est si petit, la Lune ! Lui l’avait retrouvée au hasard des pages du cadeau du Docteur : pas de quoi s’enthousiasmer pour Séléné « … rien qu'une boule / Qu’un grand faucheux bien gras / Qui roule / Sans pattes et sans bras ? / Es-tu, je t’en soupçonne, / Le vieux cadran de fer / Qui sonne / L’heure aux damnés d’enfer ? ». Comme les bogies sous ses pieds, son esprit tressautait d’une idée à l’autre et d’Alfred à George – tiens, et elle, qu’en disait-elle ? Elle n’était pas très calée sur la versification et il n’en était pas un fervent admirateur, mais bon, ce n’était pas une inconnue, voyons donc, après tout, c’est un bon exercice, et puis ça change les idées. Sans doute d’en était-il pas à broyer du noir (Ah ah…), mais tout dérivatif avait son intérêt, la Lune, la Lune… Il ferma les yeux, plissa le front… « La lune… la lune se dégagea… la lune se dégagea aussi des vapeurs qui la couvraient et commença à semer des diamants sur la mousse humide. » Mouais, bon, alors, si ce n’est pas sur la Lune, disons à Paris, ses compagnons y étaient passés, n’en gardaient pas les mêmes images que lui, tout un monde les séparait, village de brousse marqué par la sécheresse d’un côté, Louis-le Grand et l’Université de l’autre. Il s’interrogeait parfois sur la légitimité du but qu’il s’était fixé pour s’en convaincre l’instant d’après, l’homme n’est que doutes, le bœuf obtus avance sans se poser de question, heureux animal !
En deux jours d’inaction forcée, sans l’amicale férule de Madame Blachon pour les discipliner, main de fer dans gant de crin, pas comme l’adjudant, comment s’appelait-il, il avait son nom sur le bout de la langue, à force d’user de surnoms d’oiseaux, on en vient à oublier le patronyme des gens, en ce temps-là, on subissait son humeur et aujourd’hui il se souciait de son nom, peau de vache par devoir, pourvu qu’il s’en soit sorti… Toujours était-il que les deux autres fantassins du 3e RIC passaient sans crier gare d’un optimisme enfantin à la plus profonde désespérance, de quoi ébranler le cœur le plus solide ! Sensibilisé à l’extrême comme il l’était par les malheurs de ses frères, il souffrait comme eux, se refusait à dire “plus qu’eux”, mais différemment, écartelé entre deux univers. Une chose les rapprochait : ils fuyaient, terriblement conscients de l’épée de Damoclès d’une toujours possible capture suspendue au-dessus d’eux, ils fuyaient, tels les fétus sur les eaux gonflées par les pluies du Sénégal, la peur sur leurs talons et l’inconnu devant eux, qu’aurait-il pu leur dire ?
Les deux jours précédents n’avaient pu qu’exacerber leurs craintes. Deux jours à regretter Madame Blachon, les doryphores et la vie bien réglée de l’hôpital. Monique et Lucien les avaient cachés, un peu comme on planque la poussière sous le tapis, Monique et Lucien, ça ne devait pas être leurs vrais prénoms, la guerre était jeune encore mais certains en épousaient déjà les codes… Monique et Lucien étaient de ceux qui balançaient entre refus outragé et soulagement résigné, ils avaient rendu service, presque du bout des lèvres, ce qu’avaient subi les autres tirailleurs maintenant couchés pêle-mêle en terre inconnue avait fait pencher la balance, mais de peu, cela se sentait, c’était bien pour dépanner, non pas eux, mais le Sous-Préfet. Ils ne le disaient pas, mais le pensaient très fort, Lucien sans doute moins, il avait lâché avoir fait Quatorze, plus certainement Dix-Huit, et apprécié à ce titre la Force Noire, sans toutefois la fréquenter, il ne se forçait pas, mais ça sentait la convenance, comme quand on demande des nouvelles du petit… Monique, elle, avait eu plus de mal à rapprocher les images du Yabon et du Petit Journal des fugitifs en détresse. Tous deux transpiraient la peur, peur d’être pris, mais aussi peur des cannibales, il était certain qu’elle, au moins, avait aussi peur d’eux que d’être découverte par l’Occupant !
Partir avait soulagé chaque partie, c’était à la tombée de la nuit, ils avaient sauté une clôture, enjambé des rails enfouis dans les herbes folles et grimpé à la hâte dans ce wagon, qu’un guide taciturne avait refermé derrière eux. Le convoi ne s’était pas ébranlé dans l’heure, alors une autre angoisse s’était fait jour, et si leur guide mutique s’était trompé, et si… puis un choc les avait jetés les uns sur les autres, on accrochait les voitures, par les jours entre les planches la nuit apparaissait piquetée çà et là de lumières voilées avec des cris et des bruits indistincts, des choses indéfinissables défilaient sous leurs yeux. La paille était rare, ils l’avaient entassée dans un coin pour s’abandonner au sommeil, que pouvaient-ils faire d’autre, gauches dans des vêtements étrangers… Sa cicatrice le démangeait encore plus, et Sangharé qui grognait lorsque son moignon mal protégé heurtait le moindre obstacle, ici le plancher, il avait pris l’habitude de l’enfouir sous son aisselle mais la fatigue, non pas la saine fatigue des longues marches, mais la fatigue de l’attente et de l’angoisse en avait décidé autrement.
Nouveaux heurts des tampons, sifflements des vapeurs, soubresauts et ébranlements, le train ralentissait et s’arrêtait, réveil brutal d’une nuit de mauvais repos, le panneau coulissa en joignant son grincement au concert ambiant et dans le jour naissant, hébétés, ils virent s’encadrer un cheminot qui leur grimaça un sourire en guise de bienvenue, s’asseyant jambes pendantes au-dessus du ballast, faisant comme s’ils n’existaient pas. Ils s’avancèrent vers la lumière, mais le représentant d’une entreprise nationale que le monde enviait à juste titre (quoiqu’en la matière, car il fallait raison garder, il eût certainement fallu dissocier monde et Monde), les renvoya d’un geste impératif dans l’encoignure, une locomotive indistincte enveloppée de volutes de fumée les croisait, poursuivie par des plates-formes garnies de bâches et de soldats casqués, puis des wagons aux vitres poussiéreuses, d’autres plats, bardés de sacs de sable, et un fourgon-balai surmonté d’une espèce de guérite, tout cela en une seule masse entrecoupée de ciel, de câbles, de cercles luisants de métal, de peintures fanées, de visage tout juste entrevus, taches blêmes sous les pots de fer, et brusquement l’horizon s’élargit sur des toits, des entrepôts, des bâtiments sales hachés d’ombres.
Ils avaient contemplé ce défilé par les fentes de la paroi, c’était la première fois qu’ils revoyaient des Allemands depuis leur intermède hospitalier, ils ne ressentaient rien, c’était curieux, un long sifflement fit redescendre leur compagnon, au loin un haut-parleur aboyait des consignes inintelligibles, ils ne maîtrisaient plus rien, jusque-là on avait décidé pour eux, de la couleur des uniformes à la longueur des raies de pommes de terre, et même jusqu’à l’heure de leur mort, mais si celle-ci pouvait encore attendre, ils ne s’en plaindraient pas. Le cheminot ne se retourna qu’une fois, il ressemblait vaguement à celui qui les avait fait monter là-dedans…
Ils sautèrent à bas de leur abri, tout était raide, les ombres, les rails, leurs corps, leurs esprits, on a beau être jeune, deux pralines dans le buffet pour l’un, une main disparue pour le suivant, un bout de poumon en moins et un ilion en sale état porteur d’un ornement fondu en Germanie pour le dernier, ça et une nuit pas franchement de pleine quiétude, ça ne fait pas de vous de fringants passagers clandestins galopant entre les rames ! Leur galop s’apparentait plutôt à une course de vieillards ivres, ce n’était pourtant pas leur barda qui les encombrait, dire qu’ils avaient tant récriminé contre ce foutu paquetage, eux comme les autres, ceux qu’on ne reverrait plus, et maintenant, ils en rêvaient. Ce viatique avait été leur plus grand sujet de conversation. Que ne l’avaient-ils fait, défait, refait, ah, si on avait ne serait-ce qu’une musette ! Rien que la musette, tiens. Sans les chargeurs du FM, cependant : pas très utile, en ce moment, les chargeurs, pas plus que la boîte à graisse, les grenades, la toile de tente… Ah, la toile de tente… pourquoi pas… à la place, la chemise, des vêtements, quoi, les brodequins, un fantassin prend soin de ses pieds, et un bidon ! La discussion les avait bien occupés. Heureusement, leur marathon épicé de traversées de voies et d’enjambements de tringles en goguette s’acheva assez vite dans une petite construction aux vitres poussiéreuses, voilà, il allait falloir attendre ici. Sans musette. Et leurs bouteilles étaient vides.


Dernière édition par Casus Frankie le Jeu Avr 27, 2023 10:18; édité 1 fois
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MessagePosté le: Jeu Avr 27, 2023 09:45    Sujet du message: Répondre en citant

Heu, si les italiques voulaient bien s'italiquer....

[/i]« Aegroto dum anima est, spes est »[/i]
[/i]« … rien qu'une boule / Qu’un grand faucheux bien gras / Qui roule / Sans pattes et sans bras ? / Es-tu, je t’en soupçonne, / Le vieux cadran de fer / Qui sonne / L’heure aux damnés d’enfer ? »[/i].
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