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Les Carnets de Jean Martin, par Tyler
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Casus Frankie
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Inscrit le: 16 Oct 2006
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MessagePosté le: Ven Aoû 28, 2009 16:42    Sujet du message: Les Carnets de Jean Martin, par Tyler Répondre en citant

Cette chronique de Tyler est une bonne idée (c'est mon avis et je le partage Wink ). Qu'en pensez-vous ?
Tout est ouvert aux commentaires, mais évidemment le développement du récit réservera des surprises. Car bien sûr ce n'est que le premier chapitre.
Casus Frankie



8 juin 1940
Je viens de me réveiller d’une succession de cauchemars pour tomber en plein enfer ! Papa et Guy sont toujours là, mais nous avons perdu la Vivastella – enfin, Guy m’a raconté qu’on l’avait échangée du côté d’Ivry pour une camionnette Volvo LV73 cabossée, deux Lebel et trois boîtes de cartouches (mais on a aussi perdu nos valises, avec mon exemplaire de La Légende des Siècles qui m’avait coûté six mois de travail à la ferme en plus de l’école pour pouvoir l‘acheter). Je me souviens que, début mai, on avait été voir Maman au sanatorium de Berck-Plage où elle est hospitalisée, on devait repartir pour Vierzon, mais ensuite je ne me rappelle plus grand chose ! Mon père m’a raconté que j’ai eu beaucoup de fièvre, je me suis mis à délirer, on s’est arrêté plusieurs fois en cours de route, on repartait quand ça avait l’air d’aller mieux, mais je rechutais et il fallait s’arrêter à nouveau … Là, on est aux environs de Sens.
Les Boches ont attaqué il y a maintenant un mois et à ce qu’il paraît on se prend une saucée ! Papa n’arrête pas de répéter que c’est à cause des communistes et des Francs-Macs qui ont pourri le pays et l’armée, mais que le Maréchal Pétain est maintenant au gouvernement et va redresser la situation. Guy est vite parti faire un tour, l’air mécontent, quand Papa a commencé à parler…
Cette nuit, on dort dans un champ avec une dizaine de personnes qui, m’a dit Guy, font la route avec nous depuis quelques jours. J’ai remarqué que cinq d’entre nous sont armés : Papa, qui ne lâche jamais son Mauser C-96 qu’il a récupéré sur la Marne en 18 sur « un Boche qu’en avait pu b’soin », Guy et trois autres hommes, dont un jeune, qui porte des chaussures comme celles de l’armée.

9 juin
Je commence à retrouver un peu mes moyens. J’observe un peu ce qui m’entoure et je découvre à quel point tout a changé en un mois… Nous avons eu une dispute avec trois gendarmes qui ont voulu réquisitionner nos trois voitures ! Quand ils ont vu que cinq armes étaient braquées sur eux, ils n’ont pas cherché à comprendre et nous ont laissé passer… Quand même, menacer des gendarmes !
C’est très étrange, il flotte dans l’air quelque chose d’irréel, le pays semble s’écrouler, chaque fois qu’on a des nouvelles on apprend que l’armée a encore reculé, les Allemands seraient à Rouen et aux portes de Paris, pourtant dans certains villages que nous traversons on voir des boulangeries et d’autres magasins qui fonctionnent comme si de rien n’était ! Les Boches sont à Paris et à quoi, 100 kilomètres de là, on voit des ménagères acheter tranquillement leur pain de bon matin… Quelque chose cloche, quelque chose m’échappe, mais je ne sais pas comment l’expliquer…

10 juin
Ce soir, on est près d’un petit village appelé Champignelles, d’après ce que nous a dit un paysan (les personnes chargées de la seule carte qu’on possédait se sont volatilisées la nuit dernière avec une des voitures…). Ce soir, au feu de camp, Papa m’a présenté au médecin qui, paraît-il, m’a sauvé la vie et qui voyage dans l’autre voiture de notre petit convoi. J’ai échangé quelques mots avec lui, puis il a tenu à m’ausculter, un peu à l’écart. C’est drôle, j’étais très mal à l’aise, il me regardait d’une façon très… étrange, je ne trouve pas d’autres mots pour décrire ça, alors qu’il m’auscultait des orteils aux oreilles.
Toujours avec cet air bizarre, il m’a demandé : « Quelque chose ne va pas, jeune homme ? » avec un mince sourire.
A ce moment, Papa et Guy nous ont rejoints, Papa demandant à haute voix si « le gamin » allait bien (j’aime pas quand il m’appelle le gamin).
– Au-delà de mes espérances, Monsieur Martin… Mais il semble un petit peu nerveux…
– Oh vous savez, c’est un gamin, c’est de son âge, 16 ans à peine (c’est pas vrai, 16 et demi !). Mais je vous en prie, Docteur Petit, appelez-moi Roger, pas de Monsieur pour vous !
– Dans ce cas, appelez-moi Marcel, a répondu le Docteur en entraînant mon père vers le feu de camp.
Je suis resté seul avec mon frère, qui n’avait pas lâché son Lebel et qui n’avait pas ouvert la bouche de la journée. A voix basse, il a fini par me dire : « Papa l’appelle Petit, mais c’est pas son nom exact, je l’ai vu sur sa sacoche… »
Je lui ai répondu que je m’en fichais de son nom, ce toubib, il me disait rien qui vaille. « T’as raison », a répondu Guy. « Il t’as sauvé la mise, mais je lui fais pas confiance. »

11 juin 1940
Ce soir, nous ne sommes plus que trois autour du feu : Papa, Guy et moi. Dans l’après-midi, nous faisions l’escargot sur une route embouteillée, derrière la Traction avec qui on faisait route, quand on a entendu un bruit affreux, comme un sifflet de train, en plus aigu et bien plus fort et prolongé. Il y a eu une explosion sur la route devant nous, juste à côté de la Traction qui est partie dans le décor, Guy, qui conduisait, a pilé sec et donné un coup de volant pour sortir de la route, on s’est arrêté, Papa m’a attrapé par le col et m’a sorti de la Volvo, Guy est sorti de son côté, il criait « Un Stuka, c’est un Stuka ! » On a couru vers des buisons et on s’est couchés en entendant le bruit de l’avion qui revenait, et le bruit des balles sur le bitume et la Volvo qui explosait.
Chaos. Explosions. Bruit. Mort. Ce qui dura probablement qu’une ou deux minutes semblait être une éternité. D’autre gens couraient, hurlaient, appelaient. Et puis l’avion est revenu pour nous, et j’ai eu l’impression que le temps ralentissait, les morceaux de terre qui volent, la poussière qui s’élève à chaque balle touchant le sol, et puis un bruit énorme, le Stuka s’est écrasé, nous levons la tête pour voir, « Un avion à nous, c’est un avion à nous ! » crie Guy…
Je le rejoins, debout près de la route, agitant le bras vers l’avion qui s’en allait : « C’est un Bloch 152 » il a dit comme si c’était évident. Puis il m’a regardé, l’œil brillant comme si c’était lui qui avait abattu l’Allemand : « On les aura, frangin, on les aura ! »
La Volvo et la Traction étaient hors d’usage, on a retrouvé ceux qui nous accompagnaient. Tous morts, mais on n’a pas retrouvé le Docteur. Je dois avouer que je ne m’en porte pas plus mal. On a repris la route à pied, Papa avec son Mauser, Guy et moi avec nos Lebel à l’épaule et un petit sac chacun.

12 juin
Nous marchons. Guy m’a dit qu’il voulait rejoindre l’armée, il a tout juste 18 ans, mais il veut se battre. Il s’oppose de plus en plus à Papa qui ne cesse de répéter que tout va à vau-l’eau et qu’il faut curer ce pays de tout ceux qui l’ont affaibli.
On a trouvé une charrette abandonnée avec quelques provisions dedans (je me demande bien ce qu’ont pu devenir les occupants ?) et on se relaie pour la pousser.

13 juin
Dans l’après-midi, on est arrivé dans un bled pas loin de la Loire. La route était coupée par un barrage minable, improvisé avec des troncs d’arbre, des sacs de sable, des meubles… Tout ça entassé n’importe comment. Je crois que j’ai vu une mitrailleuse embusquée dans un coin. Derrière, une dizaine d’hommes qui devaient, je suppose, garder le barrage, mais qui étaient en train de picoler ! Le village était désert, tout le monde semblait parti ou cloîtré chez lui. Un soldat, plus ou moins de garde, je pense, a appelé : « Sergent, v’la du monde ! » Le sergent s’est levé, un verre à la main, traînant son fusil par la bretelle. Il est venu vers nous avec deux de ses hommes.
– Qu’est-ce que vous voulez ? il nous a demandé comme si on le dérangeait, lui et ses troufions.
– Passer. On veut traverser la Loire, a lâché Papa, que la situation commençait visiblement à agacer.
– Je sais pas si je devrais vous laisser passer… Les populations civiles doivent rester chez elles… La situation est compliquée ces derniers temps, vous savez, a fait le sergent en lorgnant vers notre chariot.
– Nous, on rentre chez nous, justement, s’est exclamé Guy. Et vous, vous feriez mieux de construire un barrage digne de ce nom, au lieu de vous bourrer la gueule ! Quand les Boches vont arriver, vous ferez quoi ?
– Contre les Boches ? Qu’est-ce que vous voulez faire avec des fusils à un coup contre leurs Panzers, a dit le sergent en balançant son fusil par la bretelle sous notre nez.
Papa a explosé, il lui a arraché son fusil et s’est mis à en retirer une à une les cartouches : « C’est un fusil à un coup ça ? C’est un fusil à un coup ça ? Des comme toi, on les fusillait, à Verdun ! On les fusillait ! »
Je n’avais jamais vu mon père aussi furieux, il était rouge de colère ! Le sergent, un temps stupéfait, a réagi vivement. Il a repris brutalement son fusil et c’est là qu’il a vu le Mauser à la ceinture de Papa.
– Je n’ai pas de leçon à recevoir d’une baderne qui se trimballe avec un flingue boche !
Ses deux gars nous tenaient en joue, l’air menaçant.
– Je réquisitionne votre véhicule et je confisque vos armes. Et si je vous retrouve, je vous traiterai comme des membres la Cinquième Colonne, que vous êtes sûrement, d’ailleurs, je sais pas ce qui me retiens ! il a gueulé en fourrant le Mauser dans sa ceinture.
– Le Maréchal Pétain va mettre de l’ordre dans vos saloperies, vous allez voir, a dit Papa d’une voix étranglée.
– Ton Maréchal, il est près de clamser, a dit le sergent en rigolant. Allez, foutez-moi le camp, la Loire, c’est par là !
C’est comme ça qu’on a appris ce qui était arrivé à Pétain. Pendant ce temps, les soldats étaient déjà en train de se goinfrer avec nos provisions. Pillés par notre propre armée ! J’ai vu Papa pleurer. Il disait rien, mais il pleurait.
Ce soir, on n’a plus rien, mais on vient enfin de traverser la Loire. Il paraît que le nouveau gouvernement parle de l’honneur de la France et de se battre jusqu’au jour de la Victoire…
Moi, j’ai un mauvais goût dans la bouche.

20 juin
Après de nombreux détours, on a eu plus de chance, on a trouvé des trains qui marchaient encore, bref, on est enfin parvenus à Vierzon et on est arrivés à la maison ! La joie a malheureusement été de courte durée, la ferme a été pillée ! La plupart des animaux sont morts ou ont disparu, on a emporté toutes les provisions, la plupart des vêtements et même la vaisselle. J’ai cru que papa allait tomber raide. Il a dû s’asseoir, c’est tout juste s’il restait une chaise intacte.
Les commis et notre administrateur se sont évaporés, il n’y a plus que le vieil Abel. Il a sauvé deux-trois trucs, dont les fusils de chasse et, d’après ce qu’il raconte, il a empêché qu’on incendie les bâtiments : « J’ai quand même dû utiliser que’ques cartouches, il nous a dit en grimaçant méchamment, y’en a trois qui l’on senti passer, dont un qu’est maintenant au cimetière municipal ! »
Devant la ruine qu’est devenu notre ferme, Guy a osé un « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » Papa lui a passé un savon, disant que notre place était ici, sur notre terre à nous et nulle part ailleurs et qu’il fallait reconstruire. Il criait fort, mais c’est lui qui avait l’air le plus malheureux.

21 juin
Guy est parti la nuit dernière. Il a laissé trois mots, un pour Papa, qui l’a lu et déchiré en jurant et en pleurant à moitié, un pour Maman et un pour moi. Il me dit juste : « C’est pas possible de rester sans rien faire. Je vais me battre, Frangin. Pour moi, pour toi, pour les parents, pour la France. » Et moi, qu’est-ce que je dois faire ?

25 juin
Papa est mort dans la nuit. Depuis le départ de Guy, il n’avait plus quitté son lit. Le Docteur m’a dit que c’était le cœur. Je sais bien, que c’était le cœur !
L’après-midi, le notaire est venu me voir, je ne sais pas comment il s’y était pris pour être si vite au courant. Il m’a dit que ce que j’avais de mieux à faire, c’était de lui vendre la ferme et d’aller trouver refuge chez des cousins. J’ai dit que j’étais mineur, que je pouvais pas signer, mais il a répondu que j’étais orphelin et assez grand pour être automatiquement émancipé. « Je suis pas orphelin, j’ai dit, j’ai ma mère ! » Il a pas eu l’air content d’apprendre que Maman était en vie et il m’a dit qu’elle serait sûrement d’accord pour vendre. Alors j’ai pensé à Papa qui parlait de notre terre à nous et j’ai répondu que ça attendrait bien que Maman aille mieux. Il a encore insisté, alors Abel est entré dans la pièce où on discutait, sans rien dire, mais il avait son fusil de chasse au bras, et pas cassé, mais prêt à servir – normalement, Papa m’a appris à ne jamais tenir un fusil comme ça dans la maison. Le notaire est devenu tout blanc et il est parti en marmonnant quelque chose à propos de sauvages arriérés.

27 juin
Un copain de la Communale, Séraphin, est passé me voir à la ferme. Il m’a présenté ses condoléances et m’a proposé de partir avec lui avant que les Boches soient là.
– On est quatre ou cinq, on a une bagnole, on part rejoindre un ami dans le Sud qui est en train de monter une petite affaire. C’est le bazar partout, il faut savoir en profiter ! il me dit d’un air enjoué. Il a ajouté qu’il a pensé à moi parce que, sans moi, il aurait jamais eu son certif’ et qu’il savait que j’étais drôlement fort en maths et en géo, et que ça pouvait servir, surtout la géo. Et puis je sais conduire (c’est vrai, Guy m’a appris, même si j’ai pas le permis bien sûr) et je sais tirer (ça on sait tous dans le coin, nos pères nous ont appris, et Papa il tire (raturé) il tirait vachement bien et il m’a bien appris.
J’ai été là où je savais que Papa rangeait sa cagnotte. Personne ne l’avait trouvée. Il y avait presque six mille francs, j’ai donné la moitié à Abel, j’ai pris le reste, un sac avec quelques vêtements, et mon fusil de chasse avec des cartouches.
Séraphin et les autres passent me prendre demain à l’aube.

23 juillet
La ferme est bien loin et je suis libre ! Fini la vie à Vierzon sans espoir de bouger! Je peux faire ce que je veux, quand je veux ! Le pays est en ruines, les Allemands arrivent de partout, mais on est libres.
On est huit. A notre tête, il y a un Corse, Ange Falconetti, un costaud. Il doit avoir 30-35 ans, une véritable armoire à glace. Il est habillé avec un mélange de pièces d’uniforme et de vêtements civils, mais ses manches relevées laissent entrevoir des tatouages étranges, qui stimulent notre imagination ! Il nous appelle les minots, c’est vrai que le plus vieux d’entre nous ne doit pas avoir 20 ans, peut-être moins ! Le huitième, c’est Pavel, un Tchèque qui a perdu son unité en juin (je ne savais pas qu’on pouvait perdre une unité comme ça) et qui parle avec un accent terrible, mais pas besoin de bien parler français pour les leçons qu’il nous donne. Lui, c’est un soldat, un vrai. Chaque fois qu’on a un moment de libre, il nous exerce à manier les armes – on a toute une collection de flingues – et à manœuvrer. Je crois qu’il est sous-officier, je le verrai bien adjudant, mais il ne répond jamais à nos questions.
On zigzague, on donne des informations aux Boches sur les poches de résistance françaises (Ange dit qu’il leur file des mauvaises infos) et on avertit les Français, quand on en voit, en leur disant où sont les unités boches… On va plus ou moins vers le sud et la Méditerranée, on passe de village en village, on profite des plus belles auberges, en général désertes. Ce qu’on veut, on le prend… La belle vie !
Je me sens un Jean tout neuf, un homme, plus un gamin !

De temps en temps, Papa et Guy me manquent quand même. Et Maman, j’espère qu’elle va bien.

1er août
Ce matin – on crèche depuis quelques jours dans une ferme des environs de Toulon, paraît qu’ici ils appellent ça un mas, comme dans les Lettres de mon Moulin – Ange nous a réveillés aux aurores. Il a dit que c’était un jour spécial, qu’il allait falloir faire gaffe et montrer qu’on en avait dans le froc. Il nous a regardés nous habiller et de nous équiper, les bras croisés, un large sourire aux lèvres, puis il a lancé à Pavel :
– Regarde-les ! On dirait les Zouaves d’Épineuil !
– De qui ? a demandé Séraphin, qui ne perd jamais une occasion d’avoir l’air bêta.
– Laisse tomber va ! Allez en avant les minots ! On va essayer de faire affaire avec des mecs sérieux. J’ai rencontré leur chef hier dans un bled des environs, pendant que vous vous amusiez ici avec Pavel. On a des trucs qu’il lui faut et il a des trucs qu’on serait contents d’avoir.
On a pris une des deux Tractions et un camion militaire qu’on avait retrouvé quelques jours plus tôt à l’abandon, bourré d’armes et de munitions. Une demi-heure de route plus tard, on était en pleine forêt de Malaucène. Ange a continué avec le camion, ne gardant avec lui que Séraphin et un jeune Espagnol, Pablo. Pavel, moi et les trois autres, on est passés à travers bois, comme des vrais soldats. J’avais la Hotchkiss, paraît que c’est moi qui m’en sert le mieux. Pavel nous a disposés en tirailleurs, en disant que ça risquait d’être dur, qu’il fallait être prêts à tout, mais qu’on ne tire pas sans son ordre. Un peu en contrebas, Ange avait garé le camion sur le côté d’une sorte de camp de fortune, avec des tentes. Il y avait là sept types, tous armés, tous avec des uniformes français, mais de plusieurs sortes (après, j’ai pu voir, d’après les écussons, qu’il y avait là des hommes de quatre unités différentes). Il y avait deux nègres, des tirailleurs sénégalais je suppose. Ange était en grande discussion avec un gars qui portait une veste avec des galons de colonel. Entre eux, sur une petite table pliante, il y avait des objets que je voyais mal et des billets de banque. La discussion virait à l’aigre et le chef du camp a sorti d’autres billets d’une poche et les a brandis en l’air, mais ça ne suffisait pas à Ange, malgré les airs menaçants que les copains de l’autre type commençaient à prendre. Nous, on était très nerveux, on retenait notre respiration et alors, le type s’est retourné pour appeler les Sénégalais, qui semblaient garder une des tentes derrière lui, je l’ai vu de face et je l’ai reconnu : colonel, tu parles ! C’était le sergent du barrage près de la Loire ! Et il y avait aussi un des gars qui était déjà là-bas avec lui deux mois auparavant. Ces salauds qui nous avaient pillés, qui avaient insulté Papa et on pouvait rien faire… Mais aujourd’hui c’était différent !
Je crois que j’ai mis quelques secondes à m’apercevoir que je tirais. Ma première rafale a été pour le sergent, bien sûr, puis j’ai arrosé le reste, les autres de mon équipe tiraient eux aussi comme des fous, sauf Pavel qui a gueulé quelque chose en tchèque, mais on l’a pas écouté ! En bas, les soldats se sont mis à tirer, mais ils n’avaient pas une chance. Ange avait plongé au sol dès les premiers coups de feu, Pablo juste après et Séraphin, comme d’hab, il avait la chance avec lui, il était resté debout immobile, vert de trouille, et il était toujours en vie.
Quand les soldats n’ont plus bougé, je me suis précipité vers Ange, qui s’était relevé, rouge de fureur, jurant et crachant : « T’es complètement fou ? J’aurais pu y rester ! » Je n’avais rien préparé, mais c’est sorti : « Il allait sortir un flingue de sa ceinture, un Mauser, et te descendre à la surprise ! »
J’ai soulevé la veste de colonel du sergent mort et il était là, le Mauser de Papa. « Saloperie… a murmuré Ange. Mais comment tu as vu que c’était un Mauser, à cette distance ? »
– Je connaissais ce salaud. Il a tué mon père avec ça, et maintenant il en a… pu b’soin » j’ai dit en prenant le Mauser. Et quand j’ai dit ça, c’était vrai – ce qui s’était passé dans ce village près de la Loire, ça avait tué mon père.
La colère ne semblait pas avoir quitté Ange, mais je n’en étais plus la cible. Il a sorti un revolver de sa poche et a vidé le barillet sur le sergent en sifflant des insultes dans une langue que je ne connaissais pas… Puis il s’est approché de moi, un grand sourire aux lèvres, toute colère et tout reproche effacés.
– Merci minot ! il m’a dit en me tapant lourdement sur l’épaule. Y’a de ces coïncidences, pas vrai ? Personne n’est blessé ?
Personne ne l’était. Sauf Pablo, qui ne s’était pas relevé et qui ne se relèverait plus jamais.
– Pauv’ gars, ça lui a pas porté chance de quitter son Espagne ! a dit Ange
Puis il a repris, comme si Pablo n’avait jamais existé : « Pour les autres, c’est une très bonne journée ! Voyons un peu ce qu’il y a sous cette tente » il a dit en montrant la tente qu’avaient gardée les Sénégalais. Dessous, il y avait une lourde caisse en bois, ouverte. Dedans, on pouvait distinguer des pièces d’or, des bijoux, des liasses de billets de banque…
– Qu’est-ce que ça fout là ? a demandé Séraphin, ahuri.
– C’était leur trésor de guerre. D’après ce que j’ai compris, ils ont ouvert les coffres d’une banque abandonnée et se sont servis. Mais ils manquaient de tout un petit matériel sur lequel on avait mis la main, nous : armes, munitions, véhicules, expliqua Ange.
– Pour quoi faire ? j’ai demandé, encore étourdi par ce qui s’était passé.
– Pour faire le dernier truc à la mode : continuer à chanter cocorico en déménageant chez les Bédouins, a ricané Séraphin.
Ange a été visiblement amusé de cette intervention un peu moins stupide que d’habitude. Enfin, moins stupide en apparence : « Tu crois vraiment ? Alors, sur la route d’Alger, ces gentils garçons ont juste fait une escale pour piller une banque, hein ? Et là, ils avaient juste besoin d’un camion pour traverser la Grande Bleue ! Non minot, ils se préparaient à profiter de la situation pour piller quelques autres banques avant de se trouver un nid douillet jusqu’à la fin de cette guerre ! »
Il s’est tourné vers Pavel : « Mais Pavel, lui, c’est un vrai combattant de la Liberté. N’est-ce pas Pavel ? C’est loin de Prague, Alger, tu sais ! »
– Tu dois pas te moquer de ceux qui ont encore l’espoir, a grogné Pavel, visiblement irrité.
– Qu’est-ce que tu peux être idéaliste, mon pote… Pas étonnant que vous ayez plus de pays si vous êtes tous aussi rêveurs, dans ton patelin… Enfin, bon. On est à quinze bornes de Toulon. Comme convenu, tu te sers, tu prends les armes qu’il te faut et la somme prévue dans la caisse.
– Et j’emmène les gamins !
– Pas de problème, si ils veulent…
– Tu nous emmènes où ? j’ai demandé.
Pavel m’a lancé un regard assassin et il s’est tourné vers les autres : « Les Boches seront à Toulon d’ici peu. Les derniers bateaux pour Alger n’attendront pas. Là-bas, on pourra vraiment se préparer à leur faire payer ce qu’ils nous ont fait, à nous, à nos familles, à nos amis, à nos pays… Je pars tout de suite. Ceux qui veulent venir avec moi lèvent la main. »
Il y a eu un instant de stupeur, puis tous les quatre ont levé la main, l’un après l’autre, même Séraphin qui quelques secondes plus tôt se moquait de ceux qui partaient. Je me suis dit que moi aussi j’allais lever la main, mais Ange m’a pris le bras en chuchotant : « Fais pas l’con, gamin. Tu veux vraiment aller faire l’exercice dans un bled minable, puis te faire descendre dès qu’il faudra jouer au soldat pour de bon ? J’ai mieux à te proposer. Viens avec moi à Paris, si tu veux être vraiment libre ! »
Vingt minutes plus tard, Pavel et les autres étaient partis avec le camion, armés jusqu’aux dents, emportant une bonne liasse de billets et chacun deux objets pris dans la caisse, au choix. J’ai pris le temps de dire à Séraphin que, si il croisait mon frère à Alger, il lui dise bien que je ne l’avais pas oublié… Lui seul m’a dit au revoir quand le camion a démarré, mais je crois que les autres ne m’en voulaient pas, ils étaient trop occupés à se demander ce qu’ils allaient devenir.
On a chargé la caisse et notre arsenal personnel dans la Traction et on a pris la route. J’ai insisté pour enterrer Pablo, on a laissé les autres aux bêtes de la forêt.
Ange m’avais demandé si je voulais piocher dans la caisse moi aussi, mais j’avais le Mauser, ça me suffisait.
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Aoû 29, 2009 15:44    Sujet du message: Répondre en citant

Deuxième épisode. Vous allez je pense mieux distinguer l'intention de Tyler...
CF


31 août
Me voilà un vrai Parisien.
On est arrivés dans la capitale au bout de trois semaines de tours et détours – heureusement que la Traction a marché comme une horloge, et puis Ange m’a dit que j’étais devenu un vrai as du volant. Tout ce temps, j’ai pas écrit grand chose. J’ai eu du mal à dormir, après l’affaire de Toulon, c’est vrai qu’on avait des armes et qu’on avait appris à s’en servir, mais je pensais pas que j’allais tuer des types comme ça, pour de vrai. Ange est très gentil, il me dit que c’est tout à fait normal de venger son père, que je suis un homme maintenant, comme dans Le Cid (il a pas trop été à l’école, mais il a beaucoup été au théâtre, à Marseille).
A Lyon, Ange a réussi à revendre tout le contenu de la caisse. Il paraît qu’il y en avait pour 300 000 francs ! Il m’en a donné 10 000, en me disant qu’il avait des idées pour utiliser le reste.
Et en effet ! Hier, il nous a acheté à chacun un appartement ! Il paraît que tellement de gens on fui Paris que les prix se sont effondrés. Et puis, le gouvernement de Monsieur Laval a déclaré qu’il réquisitionnait les propriétés des fuyards, ou des récalcitrants, comme dit Ange (et on leur donne encore d’autres noms dans les rares journaux qui paraissent, comme « francs-maçons judéo-bolcheviques, valets des capitalistes anglo-saxons », j’ai retenu celui-là, c’est le plus long mais le plus rigolo). Enfin, il paraît que le gouvernement a mis en vente pour les bons Français les propriétés réquisitionnées et c’est comme ça qu’Ange nous a acheté les appartements. Il a fait mettre à mon nom les papiers d’un deux pièces dans une petite rue du centre de Paris, j’aime bien son nom : j’habite à présent rue des Rosiers.
Ange m’a aussi expliqué qu’il avait parlé de moi à une de ses connaissances, qu’il allait me le présenter et que ce Monsieur allait me trouver du boulot !

1er septembre
On est allé dans un grand restaurant. J’ai pu commander ce que je voulais ! Au dessert, on a vu arriver un grand Monsieur élégant, je me suis levé en même temps qu’Ange, qui a fait les présentations : « Voici Jean Martin, le gamin dont je t’ai parlé, il a décimé une bande de récalcitrants à lui tout seul ! »
Avec un grand sourire, le Monsieur m’a tendu la main : « En d’autres temps, j’aurai sûrement sévi, pas vrai, Ange ! »
Ange a ricané d’un ait gêné et m’a dit : « Jean, je te présente l’inspecteur Pierre Bonny, Premier Flic de France ! »

27 septembre
Monsieur Bonny – enfin, l’inspecteur Bonny, il aime bien qu’on l’appelle comme ça, bien qu’il ne le soit plus, une obscure histoire de salauds du gouvernement qui l’ont trahi et qui ont bien fait de se réfugier à Alger et que tôt ou tard ça se paiera, comme il me le répète à chaque fois qu’on en parle.
Monsieur Bonny, donc, je suis devenu plus ou moins son chauffeur. Je l’emmène aux quatre coins de Paris « pour qu’il se rappelle au bon souvenir de certaines personnes » comme il dit. Il part avec des valises et revient les mains libres, ou inversement… En l’attendant, je potasse un plan de Paris, j’ai toujours eu une bonne mémoire, ça m’aide bien.
Aujourd’hui, on est allé chez un certain Deloncle. « Dire que j’ai menti et tué pour sauver la République, et que je me retrouve à aller taper à la porte de ce genre de bonhomme ! » m’a glissé Monsieur Bonny avant de descendre de la voiture, l’air préoccupé, comme souvent. Cette fois, je l’ai attendu deux bonnes heures. Quand il est revenu, il avait le sourire et il était accompagné d’un autre monsieur qui devait être ce Deloncle. Il m’a donné une autre adresse et nous voilà repartis. Mes deux passagers avaient l’air très copains, comme deux maquignons qui ont juste fait affaire et qui vont boire le coup après avoir topé.
« Je vais te présenter à Jean et Joseph, a dit Monsieur Deloncle, avec ton pedigree et ce que tu m’as raconté, il n’y aura pas de problème. »
« Je te revaudrai ça, Eugène, tu peux y compter ! » a répondu Monsieur Bonny, l’air beaucoup moins préoccupé que deux heures plus tôt.

30 septembre
Voilà pourquoi Monsieur Bonny semblait si content : nous venons d’être incorporé dans les Groupes de Défense du Gouvernement Provisoire ! Je dis bien nous, parce que Monsieur Bonny me l’a certifié : « T’inquiète pas gamin, t’as pas encore l’âge légal de bosser pour nous, mais la légalité en ce moment on s’en fout ! On a besoin de toutes les bonnes volontés pour ramener un peu d’ordre dans ce foutoir et c’est pas d’Alger qu’on refera de la France un pays digne de ce nom, pas vrai ? Je vais te trouver une affectation. En attendant, tu m’as bien dit que tu avais ton Certif’ et même un an de lycée ? »
Au début, il avait eu l’air d’en douter et je lui avais expliqué que l’instituteur avait convaincu mon père de m’inscrire au lycée, en 39. Juste le temps de faire une classe de Seconde, section Moderne, bien sûr.
Enfin, il paraît qu’avec la guerre, les cours n’ont pas encore repris et Monsieur Bonny va me donner des papiers qui vont me permettre de m’inscrire en Première dans un lycée – Charlemagne, je pense, c’est le plus près de la rue des Rosiers, d’après mon plan. C’est Monsieur Bonny qui sera mon correspondant !
« Tâche d’avoir ton bac, gamin ! T’inquiète pas, on se reverra bientôt, je n’oublie ni les amis ni les ennemis et avec les amis, je sais être généreux ! » Et il m’a donné 2 000 francs.

20 décembre
Les vacances de Noël approchent ! Mes camarades sont heureux de faire enfin relâche et les internes vont pouvoir retrouver leur famille. Je me suis intégré tant bien que mal dans ma classe, heureusement, j’étais loin d’être le seul nouveau, il y a beaucoup de provinciaux qui se retrouvent à Paris pour une raison ou une autre, et beaucoup de Parisiens qui ne sont pas revenus après l’exode de juin dernier. Mais je n’ai pas de vrais amis, d’ailleurs j’ai pas trop envie qu’on vienne mettre le nez dans mes histoires, ce serait compliqué à expliquer. Du coup, j’ai plein de temps pour travailler et mes notes s’améliorent. Le prof de maths m’a dit que si je continuais, j’aurai sûrement le Tableau d’Honneur au deuxième trimestre.
Avec l’approche des fêtes, je me suis mis à penser à Papa, à Guy, à Maman… Guy, je me demande s’il est toujours vivant. J’ai appris que ceux d’Alger avaient pris aux Italiens des îles en Méditerranée, est-ce que Guy y était ? Papa, lui, je sais où il est… Mais Maman ? J’ai écrit à Berck, j’ai mis deux mois à avoir une réponse, un papier marqué « Mairie provisoire de Berck » disant que la zone côtière était sous contrôle militaire allemand et que les pensionnaires des établissements de soins étaient rentrés chez eux. J’ai écrit au pays, mais j’ai pas encore de réponse.
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Capitaine caverne



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MessagePosté le: Sam Aoû 29, 2009 16:33    Sujet du message: Répondre en citant

Pierre Bonny! Est ce que Tyler ne nous préparerais pas un coloriage sur la tristement célèbre "Gestapo Française" avec des types 50% flics-50% truands, 100% collabos.
_________________
"La véritable obscénité ne réside pas dans les mots crus et la pornographie, mais dans la façon dont la société, les institutions, la bonne moralité masquent leur violence coercitive sous des dehors de fausse vertu" .Lenny Bruce.
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Mar Sep 01, 2009 18:11    Sujet du message: Une collaboration ordinaire... (par Tyler) Répondre en citant

22 décembre
Premier jour des vacances de Noël : chouette, Monsieur Bonny est passé me prendre dans la matinée ! Il m’a simplement dit de venir avec lui, qu’il avait une surprise ! Ça faisait bientôt trois mois que je n’avais pas eu de nouvelles et j’ai été content de me retrouver au volant de sa Traction. Il m’a appris dans la voiture qu’il avait été nommé directeur pour Paris des opérations du SONEF, le service d’ordre qui a remplacé les groupes de défense du gouvernement. J’en fais partie bien sûr, je me sens utile tout d’un coup !
Au siège du SONEF, 93 rue Lauriston , au dernier étage, dans une grande pièce qui sentait le tabac, Monsieur le Directeur Bonny m’a présenté à une partie de sa 1ère Brigade Spéciale (il y en a deux autres). Sur le moment, je n’ai pas retenu les noms des cinq ou six types qu’il m’a présentés, car j’ai aperçu, par une porte entr’ouverte, un homme attaché sur une chaise, dans une salle de bains. Il avait le visage tuméfié, mais je l’ai tout de suite reconnu. Ange !
La porte s’est fermée en claquant. J’ai regardé Monsieur Bonny, incrédule…
– Mais qu’est-ce qu’il a fait ? j’ai demandé.
– Ah gamin, il est temps que tu comprennes que les gens ne sont pas toujours ce qu’ils ont l’air d’être. Premièrement, c’est un repris de justice (il y a eu des petits ricanements dans les rangs de la Brigade). Je le connaissais, figure-toi, parce que j’avais eu l’occasion de l’envoyer en prison, avant la guerre. Ensuite, en plus de travailler pour nous, il a essayé de nous doubler avec ceux d’Alger. Et puis, il a roulé un tas de gens… Dont toi !
– Moi !
– Ton appartement, rue des Rosiers, il t’a raconté qu’il l’avait acheté avec ta part d’un magot de 300 000 francs ? Eh bien, gamin, d’abord le magot devait s’élever à 500 000 francs, au bas mot. Ensuite, il n’a pas sorti un sou pour acheter l’appartement. Il l’a échangé à un couple de Juifs contre des faux papiers et tout ce qu’il fallait pour gagner la Suisse, Suisse qu’ils ont jamais vue d’ailleurs, vu que tout de suite après, il les a fourrés dans les pattes de la Gestapo, car ce monsieur travaille aussi pour les Allemands ! Et tu sais que le Président Laval a bien dit que c’était à nous, Français, de nous occuper de régler le problème de nos Juifs, et ceux-là avaient la nationalité française !
Mais ne t’inquiète pas, c’est fini maintenant gamin, je veille sur toi… On a saisi ses biens et ton appartement te reste acquis. De toute façon, les anciens proprios, là où ils sont…
J’ai bafouillé : « Ils en ont… pu b’soin, c’est ça ? »
– C’est ça. Le reste… Disons que ça va nous servir pour nos frais, notre budget est vraiment serré, hein les gars ? Et inutile de te dire que t’auras de quoi voir venir quand tu toucheras ta paie ! De quoi meubler ton appartement, te trouver de nouvelles sapes et sortir quelques poulettes ! C’est de ton âge et puis ça te virera les boutons que t’as sur la tronche ! (Les autres ont éclaté de rire). Et puis pour le lycée, j’ai vu ton bulletin, je suis sûr que t’auras ton bachot – d’ailleurs si ça coinçait, j’arrangerais ça, je connais deux ou trois personnes bien placées qui n’ont pas intérêt à te faire des complications… Bon j’y vais, ton supérieur va finir de te faire les présentations, c’est pour lui que tu bosses maintenant ! Alphonse, voici Jean Martin.
Il s’adressait à un homme qui venait de sortir de la salle de bains et s’est approché de moi, en s’essuyant les mains avec un torchon visiblement ensanglanté :
– Salut demi-portion ! On t’attendait ! Lieutenant Alphonse Mercadet, chef de la 1ère Brigade Spéciale parisienne du Service d’Ordre du Nouvel État Français !
Une pointe d’accent du Sud-Ouest perçait dans sa voix. Il avait un sourire plutôt sympathique. Il a poursuivi en brandissant le torchon : « Paraît que t’es un as du volant, mais paraît aussi que tu viens de la campagne, tu dois savoir tordre le cou à un poulet ! »
J’ai répondu, parce que c’était vrai : « Je sais même tuer le cochon. » Ils se sont tordus de rire. J’étais adopté, apparemment.
Pendant qu’ils riaient, j’ai quand même entendu un bruit d’eau et de choc, venant de la salle de bains. On aurait cru que quelqu’un avait glissé et était tombé sur le carrelage, mais comme personne ne s’en inquiétait, je n’ai rien dit.

22 juin 1941
C’est mon sixième mois en tant qu’agent du SONEF : lycéen le jour, gardien de l’ordre et patriote le dimanche et pendant les vacances, je me croirais dans un Arsène Lupin ! Mais le moins qu’on puisse dire c’est que cette double vie n’empiète pas sur mes études. L’année scolaire a été raccourcie, mes résultats se sont améliorés à vue d’œil et le prof de maths, Monsieur Hervet, m’a dit qu’il était tranquille pour mon Premier Bac – les épreuves commencent demain – et qu’il espérait que je continuerais en Terminale. Il m’a demandé ce qu’en pensaient mes parents, j’ai répondu qu’un ami de la famille s’occupait de moi parce que Papa était mort et que Maman était au pays, très malade. J’espère que c’est vrai, qu’elle est au pays, mais j’ai aucune nouvelle. Ça m’a fait penser que ça va faire un an que Papa est parti. Et Guy. J’espère que cet idiot s’est pas fait tuer en Corse, ou en Sardaigne, ou en Grèce. Ça servait à ça, qu’il aille en Afrique ? A se faire tuer chez les Grecs ?
Des souvenirs de Toulon me reviennent de temps en temps. Mais au fur et à mesure, je m’y fais. Dans le fond, j’ai bien agi… Ils le méritaient…
J’ai dû tout au plus faire une demi-douzaine de “missions” pour Mercadet et ses hommes, en vrai j’ai fait le coursier, porté des colis d’un point à un autre. Ce n’est pas vraiment ce que je m’imaginais… Des fois j’ai l’impression que Mercadet ne me fait pas confiance, en même temps je le comprends, je n’ai que 17 ans et ses hommes sont des professionnels chevronnés. On ne rigole pas avec la défense de la Patrie !
J’ai fait installer le téléphone, ou plutôt le SONEF me l’a fait installer. C’est pas donné mais, bien que je ne fasse pas grand-chose, Monsieur Bonny a tenu parole, je suis grassement payé. Les mecs au lycée me traitent parfois de richard, si ils savaient d’où je viens !
Au lycée, les rares fois ou j’ai parlé du SONEF en bien, en disant qu’il fallait bien maintenir l’ordre, on m’a regardé d’un drôle d’air, comme une sorte de demeuré. Au contraire, je me suis laissé aller à dire, une fois, que mon frère aîné était parti pour Alger, engagé volontaire, et j’ai senti que les deux ou trois camarades de classe avec qui je discutais approuvaient, l’un d’eux a même dit : « La vache, si je pouvais en faire autant ! »

10 juillet
J’ai mon Premier Bac. Les maths et la géo, ça m’a bien aidé. Maman serait fière, si elle savait. Mais j’ai reçu une lettre de la mairie de chez nous, ils n’ont pas de nouvelles d’elle. Si ces salauds d’Alger avaient arrêté la guerre en juin 40, comme on en avait parlé, à l’époque, rien ne serait arrivé, on serait tous les quatre tranquilles à la ferme, à Vierzon.

12 juillet
Le téléphone a sonné hier soir.
Au bout du fil, Mercadet : « Salut demi-portion ! Demain, rue Lauriston, à cinq heures du matin. »
– Du matin ?
– Oui, on a besoin d’une équipe de réserve.
Je sais ce que c’est. Il y a une arrestation à faire, ça se passe d’habitude sans problème, un pauvre type qui s’est pris pour Jeanne d’Arc, mais Mercadet préfère être prudent.
Le lendemain, on s’est retrouvés dans un trou perdu de banlieue. Mercadet et Perchet devaient s’en charger, Célina et moi on stationnait à l’écart, dans une petite rue. Je somnolais devant mon volant quand j’ai entendu des coups de feu. Célina, qui guettait au coin de la rue, est arrivé affolé, il est monté à l’arrière, je démarrai déjà. On a vu arriver Mercadet, ventre à terre ! Derrière lui, sur une petite place, une bande de types furieux étaient en train de renverser sa Traction et d’y mettre le feu ! Perchet était à terre et plusieurs hommes le rouaient de coups. Mercadet est monté à l’avant : « On fiche le camp, gamin, et vite ! »
– Et Perchet ? j’ai dit.
Il m’a regardé avec agacement, puis il a grogné : « Fonce dans la foule ! Ils s’écarteront et on le récupère ! »
C’est-ce que j’ai fait, j’ai foncé à toute allure et j’ai freiné sec juste à côté de Perchet. Pendant que Célina l’aidait à monter à l’arrière, Mercadet tirait quelques coups de pistolet par la fenêtre pour disperser nos adversaires. C’est là qu’un mec, un grand costaud, a saisi le bras de Mercadet et a commencé à le tordre. Pas moyen de repartir, il fallait faire quelque chose ! Le Mauser de Papa était, comme toujours en opération, sous le siège. Je l’ai saisi et j’ai tiré au jugé. Une seule fois. Je sais pas où je l’ai touché, ni même si je l’ai touché, mais il a lâché prise… J’ai embrayé et j’ai repris fissa la route de Paris. Il n’y eut pas un mot ou presque jusqu’au retour rue Lauriston. Perchet semblait avoir perdu connaissance, Mercadet grommelait quelque chose du genre : « Ils nous attendaient les vaches, mais cette fois fini de retenir les coups ! Ils vont le payer. Je vais le nettoyer ce pays de merde. »
Rue Lauriston, on a fait appeler un médecin pour Perchet et Mercadet m’a dit de patienter un moment. Quand je l’ai rejoint dans les locaux de la Brigade, il s’était changé, gominé les cheveux et portait un costume italien dernier cri : « Bravo gamin pour tout à l’heure ! Bons réflexes ! Je te dois une fière chandelle. Je vais finir par croire que notre directeur chéri avait raison de dire du bien de toi ! »
Ça m’a touché. Mais je voulais pas avoir l’air trop sensible.
– Comment va Perchet ? j’ai dit en essayant de prendre la voix d’un vrai dur.
– Le toubib a dit qu’il avait plusieurs fractures, commotions et ainsi de suite. Bref, il risque d’être absent bon moment… Mmm, tu sais que c’était comme qui dirait mon bras droit, non ?
Je l’ignorais totalement ! Il aurait fallu que je fasse autre chose que le coursier ces six derniers mois pour m’en rendre compte !
– Oui, j’ai répondu sans me démonter.
Mercadet a souri : « Ça te dirait de prendre sa place, gamin ? Pas comme numéro 2 de la Brigade, bien sûr, mais de me suivre tous les jours, d’apprendre vraiment le métier, tout ça… Quand t’auras 18 ans, tu pourras bosser officiellement. Tu seras comme qui dirait mon commis. »
– Avec plaisir, Lieutenant Mercadet, j’ai dit d’une voix officielle – enfin, j’espère !
– Bien, tu peux disposer gamin ! Je t’appellerai.
Alors que je partais, il m’a arrêté : « Attrape ! » et m’a lancé une grosse montre-bracelet.
– Une Breitling ! j’ai dit. Mais, c’est pas une montre d’aviateur… euh, d’aviateur anglais ?
Mercadet souriait toujours : « Et d’où elle vient, à ton avis ? »
« Ah, j’ai dit. D’un Anglais qu’en avait… pu b’soin, c’est ça ? »
C’était ça.

30 août
D’ici huit jours, c’est la rentrée ! Je suis un peu déçu de devoir reprendre le lycée, surtout après deux mois d’aventures avec Alphonse ! J’ai appris à tirer avec toutes sortes d’armes : allemandes, françaises, anglaises et même américaines !
J’ai vraiment fait connaissance avec son « équipe de choc. »
– Lui d’abord. Grand, ancien rugbyman, une quarantaine d’années. Je ne suis pas sûr qu’il ait jamais été lieutenant – dans l’armée, du moins.
– Henri Gouget, le Zazou de Limoges comme on l’appelle. Il est blond, coiffé comme un zazou, il s’habille comme eux avec des vêtements toujours trop grands et porte toujours des lunettes noires. C’était le benjamin de la bande (22 ans) avant mon arrivée.
– Philippe Célina. Petit, rachitique, le crâne largement dégarni. Il sait manier les armes comme personne, pourtant il a pas réagi lors de l’incident du 12 juillet et je crois qu’Alphonse ne l’a toujours pas avalé.
– Porcelaine. Je ne connais pas son nom. Il a juste acquis ce sobriquet en faisant parler ses qualités : 1 mètre 98, 110 kilos de muscles, il a été sparring-partner de Max Schmelling, Joe Louis… (il m’a appris à connaître les grands noms de la boxe). Il a le nez et les oreilles qui vont avec… Bref, tout dans la finesse !
On a effectué une série de missions dans et autour de Paris. On a cogné quelques cocos (de façon discrète, il faut pas trop que ça se voie, arrête pas de nous répéter Alphonse, c’est juste pour les faie tenir tranquille, pour l’instant, leur Parti est neutre). On a envoyé au trou un réseau de partisans d’Alger (six pauvres gamins à peine plus âgés que moi, qui disent qu’ils font de la résistance, et leur chef, une vieille baderne qui brandissait sa Légion d’Honneur quand on l’a arrêté). On a récupéré, « sur renseignement », un parachutage qui ne nous était pas destiné, bien sûr.
Et puis, Alphonse m’a entraîné dans une « maison accueillante », comme il dit. Elle a un nom marrant, le Sphinx, comme en Egypte ! Alphonse m’a dit que, pour ma première fois, il m’offrait de la première qualité. J’en menais pas large, mais quand les filles de la « maison » ont su que c’était ma première fois, elles se sont presque disputées pour moi ! Finalement, j’ai été avec une petite blonde qui s’appelait Rita, et ça s’est super bien passé.
Bref c’est la grande vie! Dire que je vais devoir me replonger dans la masse des élèves qui ne comprennent rien à ce qui est entrain de se passer…
Quoique… je comprends pas tout moi même. Une fois, on a été jusqu’à Montargis, alors je me suis risqué à demander à Alphonse : « Qu’est-ce qu’on fait ici ? On est pas censé travailler seulement dans Paris ? Monsieur Bonny, il est seulement directeur pour Paris, non ? »
Alphonse a pouffé de rire, imité (comme de juste) par le Zazou et Célina : « Il est bien gentil, Monsieur Bonny. Méthodique, ambitieux, corrompu jusque ce qu’il faut pour gravir les échelons… Il fait du bon boulot au SONEF à Paris, quoiqu’il prend peut être un peu trop de commissions et il fait pas assez semblant de s’intéresser à la Cause, à ce que j’ai entendu dire… Mais si tu savais de qui on reçoit le plus souvent nos ordres, gamin, ça te surprendrait ! »
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Ven Sep 04, 2009 18:05    Sujet du message: Répondre en citant

Suite (ou aggravation)

5 décembre
Depuis ce soir, je suis en mission extraordinaire ! Célina, Porcelaine et le Zazou sont passés me prendre avec une Traction à la sortie du lycée… Autant dire que côté discrétion, c’était pas trop ça… Mais au moment où je me dirigeais vers la voiture, Suzanne est venue me dire au revoir ! LA Suzanne ! On a fait connaissance dans le bistrot où on est quelques-uns à se retrouver après les cours, il y a des filles, comme elle, qui viennent de Victor-Hugo, le lycée de filles du coin, on a échangé quelques mots à plusieurs reprises, moi je l’avais bien remarquée, mais je ne pensais pas qu’elle m’avait remarqué !
Mes copains parisiens disent qu’on a un bol pas possible d’être en guerre, qu’avant, leurs grands frères et encore plus leurs grandes sœurs rentraient à la maison vite fait dès la fin des cours – mais revenons à l’essentiel : Suzanne ! Elle a couru vers moi, m’a embrassé sur la joue, elle m’a dit « Tu pars avec eux ? » elle avait l’air inquiète (en même temps, avec la tête de Porcelaine, je la comprends), et puis elle m’a frôlé la main en me disant : « Fais bien attention à toi… »
J’ai mis deux bonnes heures avant de redescendre de mon nuage, le temps d’arriver à l’étape, un bled paumé (un peu genre Vierzon !)… On roulait tranquillement, c’est chouette, avec notre macaron du SONEF, on se moque du couvre-feu et on est pratiquement seuls sur la route.
– Qu’est-ce qu’on va faire à Toulouse ? a demandé le Zazou à Célina, qui semblait être le seul au courant de la mission.
– Il y a un type là-bas, un cave qui s’agite un peu trop ces derniers temps. Un radi doublé d’un franc-mac. Il critique la politique du Président, il demande à lui parler pour lui faire des remontrances sous prétexte qu’il a été député et qu’il est le frère d’un ancien Président du Conseil. Rien pour plaire au Patron quoi ! Et faut pas que ça donne des idées à d’autres semeurs de merde. Mercadet nous envoie pour lui faire comprendre les bonnes manières et comment ça se passe maintenant dans la Nouvelle France, a répondu Célina.
– Et il a un nom ce mec qu’on doit raisonner ? a demandé Porcelaine, qui pour une fois n’était pas silencieux.
– Sarrault. Maurice Sarrault.
Moi j’ai rien dit, je me demandais (comme les autres sûrement) pourquoi le SONEF de Toulouse ne s’en chargeait pas, mais j’ai appris (comme les autres) à ne pas poser de questions sans réponse.

7 décembre
On est arrivé dans la nuit à Toulouse, on s’était relayés pour conduire. On a dormi à peine quatre heures dans notre « relais » (un hôtel miteux mais très très discret) et puis debout au lever du soleil. Un type du nom de Brossard s’est présenté avec une grosse valise. Célina et lui ont échangé quelques mots, puis il a filé en nous laissant la valise. Dedans, il y avait un fusil-mitrailleur Browning BAR avec un seul chargeur. En le vérifiant, Célina a murmuré quelque chose du genre :
– On a pas le droit de se louper…
Evidemment on avait d’autres flingues, mais c’était le BAR qui devait faire le sale boulot.
On s’est déguisés – oh, juste des manteaux bleus et des fausses moustaches. Et en route. Pas loin, on a garé la Traction dans un terrain vague. Là, dans la brume matinale, nous attendait une vieille Vivastella à gazogène, toute sale et rouillée. Je suis monté au volant (paraît que je suis un pilote d’exception !), avec le Zazou à côté de moi et Célina derrière lui, avec le BAR. Porcelaine est resté là pour couvrir notre retraite. Le Zazou, qui avait une carte, m’a guidé jusqu’à l’adresse inscrite sur un bout de papier que nous avait refilé Brossard. Là on a attendu une dizaine de minutes, puis un vieux type est sorti de chez lui. On a démarré et on l’a suivi quelques mètres puis Célina a ouvert la fenêtre arrière et a sorti le canon du BAR.
– Vas-y ! a crié Célina. J’ai légèrement accéléré et on a commencé à dépasser le vieux.
Le bruit assourdissant du BAR a envahi l’habitacle pendant ce qui m’a semblé être une éternité. Une fois le contenu du chargeur déversé sur Sarrault, on est partis à toute vitesse vers le terrain vague où nous attendait Porcelaine, accoudé sur le capot de notre Traction, avec à côté de lui un homme très chic en complet trois pièces, cravate sombre, blond, quarante ans. Célina lui a remis le BAR et moi les clefs de la voiture. « C’est fait » a dit Célina. « Dans les jambes ? » a dit le type élégant. « Comme prévu, a dit Célina. Mais il y a des balles perdues, avec ce matériel américain, et puis à son âge… » Le type a hoché la tête : « Comme prévu. » Il nous a regardé monter dans la Traction dernier modèle, presque neuve, version luxe et il nous a lancé : « Eh bien, on ne s’embête pas au SONEF ! »
Il avait un léger accent allemand.

9 décembre
On rentrait rue Lauriston lorsque nous nous sommes faits arrêter par la police ! Je veux dire, la normale, les flics, quoi.
A quelques kilomètres de Paris, on est tombé sur un barrage filtrant. Ils contrôlaient les identités, les coffres et tout ça, pour le marché noir, mais dès qu’ils ont vus le macaron SONEF, il y a eu du remue-ménage et toute un tas de poulets nous ont entouré et mis en joue ! Nous ! On a été conduits au 36, quai des Orfèvres, comme au cinéma ! Là, ils nous ont séparés et interrogés… Sur Toulouse et Maurice Sarrault ! Comme cette mission était censé rester secrète, j’ai essayé de ne pas parler.
Faut dire que, depuis hier, la radio (qu’on a écoutée à l’étape) a annoncé que les gens d’Alger avaient descendu Maurice Sarrault et qu’il était entre la vie et la mort. Bien sûr, avec les nouvelles de l’attaque japonaise contre les Américains, ils ne se sont pas étendus.
L’inspecteur qui m’interrogeait avait l’air bien embêté. Au bout d’un moment de questions idiotes et de réponses de même (qu’est-ce que vous foutiez à Toulouse, on allait voir comment ça se passait avecc le SONEF de là-bas), il m’a demandé ce que je savais de l’assassinat de Sarrault. « Il est mort ? » j’ai dit. « Je ne savais pas » (là au moins j’étais sincère). « Radio-Paris a bien dit que ce grand patriote qu’était Maurice Sarrault a été abattu par les agents des judéo-bolcheviques d’Alger, non ? »
Là j’ai eu droit à une grande claque dans la tronche, mais j’ai eu du bol : juste à ce moment, un autre flic est entré précipitamment et a murmuré quelque chose à mon gifleur. Dix minutes plus tard, nous étions libres et nous nous retrouvions en bas du 36. Il faisait déjà nuit.
Alphonse Mercadet lui-même est venu nous chercher… à bord d’un camion de déménagement !
– Qu’est-ce que c’est que ce foutoir, Alphonse ? a râlé Célina, furax.
– Un détail que le Patron avait oublié de me confier : Sarrault était un ami personnel de Bousquet.
– Le Secrétaire d’Etat à la Police ? j’ai dit, incrédule.
– C’est cela même, gamin. Le chef suprême de la basse volaille. Aussi, quand il a appris que son pote s’était fait dessouder, il a vite compris que c’était pas la Résistance qui l’avait eu, comme Radio Paris l’a annoncé. En moins de 24 heures, il savait déjà que c’était nous, une équipe du SONEF de Paris, il a mobilisé tout ses poulets et il vous a cueillis gentiment en banlieue ! On a dû se faire balancer, c’est pas possible autrement… Ça a même failli passer dans la presse, vous vous rendez compte ! Il était remonté le Bousquet ! Il m’a convoqué avec Bonny dans son bureau ! Il débarquait, le pauv’ Bonny ! Bousquet a même commencé à nous menacer ! Sauf que…
Le chef ménageait ses effets !
– Sauf que ? a demandé le Zazou, captivé.
– Sauf que, au bout de dix minutes, on a vu débarquer dans son bureau Filliol, Darnand et l’ambassadeur boche, Abetz ! Il a vite déchanté le Bousquet…
– Et ? Et ? a fait le Zazou, haletant.
– Bonny, Filliol et moi on est allé attendre à côté. Darnand lui a passé un savon, à Monsieur le Secrétaire d’Etat ! Paraît qu’il a failli perdre sa place, d’après Filliol. Mais Doriot, juste pour emmerder Darnand, a défendu Bousquet auprès de Laval, et comme les Boches l’apprécient pas mal, avec ses manières de haut fonctionnaire… Donc on a dû se contenter de le faire passer pour une buse ! On pouvait pas espérer mieux…
– Oh si… Je vais lui faire sa fête moi au Bousquet, un de ces jours ! a encore râlé Célina, très énervé (c’est vrai qu’il avait un énorme coquard en souvenir de notre visite au Quai des Orfèvres).
Mercadet a souri.
– Calme toi, Philippe… Pour vous consoler de ce désagrément, je vous emmène dans un endroit qui vous plaira et où vous pouvez vous servir à loisir et gratuitement.
– L’hôtel particulier des Rothschild ? a demandé Porcelaine, alléché.
– Encore mieux ! Jusqu’à maintenant, on les ménageait, mais avec ce qui se passe depuis deux jours, on n’a plus besoin de se gêner, dans pas longtemps ils seront officiellement en guerre avec les Boches. Je vous emmène chez notre nouveau fournisseur de meubles et de vaisselle : l’ambassade américaine !
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MessagePosté le: Sam Sep 05, 2009 09:31    Sujet du message: Répondre en citant

Le pillage de l'ambassade US, c'est véridique ?
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On ne trébuche pas deux fois sur la même pierre (proverbe oriental)
En principe (moi) ...
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Tyler



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MessagePosté le: Sam Sep 05, 2009 12:00    Sujet du message: Répondre en citant

OTL, la bande Bonny-Lafont s'est en effet partagé une grande partie du mobilier de l'ambassade US avec le concours d'officiers allemands.
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MessagePosté le: Dim Sep 13, 2009 09:16    Sujet du message: Début 42 Répondre en citant

10 janvier 1942
Je ne sais pas trop si je dois maudire Alphonse Mercadet ou si je dois le remercier de cette soirée…
Aujourd’hui, c’était mon anniversaire. Je pensais que personne ne me le souhaiterait, je me trompais ! Après les cours, on était une petite dizaine dans notre troquet habituel, quand les filles nous ont rejoint avec à leur tête Suzanne, qui a lancé un bruyant et enthousiaste « Joyeux anniversaire » en m’apercevant ! Les autres, un peu surpris (moins que moi !) ont repris en chœur. Après quelques discussions sur le Deuxième Bac (quand faut-il commencer à réviser, etc.), on a échangé (enfin, les copains ont échangé) des considérations stratégiques sur ce qui arrivait aux Américains, sur la bataille qui a eu lieu la semaine dernière en Mer de Chine (comme si ça nous concernait !) et on s’est séparés pour rentrer dîner. C’est là que Suzanne s’est mise à me raccompagner ! Je voyais bien que c’était pas son chemin (elle habite chez une vielle tante, si j’ai bien compris, son père est officier et prisonnier, sa mère est morte en 38 d’un sale truc), mais j’osais rien dire. Je suis pas très doué pour parler, je crois, et aux filles encore moins… Heureusement, elle a fait toute la conversation. Elle n’a cessé de parler de tout et de rien, me demandant d’où je venais, avec qui je vivais, et mes parents, et où j’étais pendant les vacances, qui étaient ces hommes patibulaires qui avaient l’air de bien me connaître (c’est vrai que Porcelaine et Célina font un peu peur si on les connaît pas…), qu’est-ce que je voulais faire plus tard… J’ai répondu le plus franchement possible. Cela faisait bien longtemps qu’on ne s’était pas intéressé à moi – enfin, pas comme ça. Mais j’ai caché le plus possible mes activités au SONEF et j’ai esquivé les questions politiques… Non pas que j’ai honte de ce que je fais, je ne veux que le bien de mon pays, mais ces derniers temps, au lycée, les copains, et même les profs, à mots couverts, critiquent de plus en plus le gouvernement… Je ne veux pas faire de vagues, alors je ne dis rien, bien sûr…
Finalement, quand j’ai eu le courage de commencer à poser des questions à Suzanne (les nénettes, ce qu’elles veulent c’est qu’on leur parle d’elles, arrête pas de me répéter le Zazou, quand on aborde le sujet), on arrivait en bas de chez moi… Et bien évidemment, Porcelaine et le Zazou m’attendaient à côté d’une Traction avec le macaron du SONEF sur le pare-brise !
J’ai tourné la tête vers Suzanne, son regard s’est assombri d’un coup, puis elle m’a regardé en souriant légèrement. Elle m’a dit « A très bientôt… Et encore bon anniversaire ! » puis elle m’a embrassé du bout des lèvres et s’est en allé d’un pas pressé, me plantant là comme une cloche incapable de trouver une réponse.
Le Zazou m’a tapé sur l’épaule et m’a dit : « Allez tombeur on est partis ! On a une surprise pour toi dans la voiture, le patron te sort pour tes 18 ans ! »
Finalement, ils étaient deux à avoir pensé à mon anniversaire : Suzanne et Mercadet !
Un costume à la dernière mode m’attendait dans la voiture, avec un pot de gomina et un peigne (« Coiffe toi, tu vas dans le monde ! » m’a dit le Zazou). Je suis rentré chez moi m’habiller et me coiffer et nous voilà partis pour un grand hôtel parisien, où on donnait une réception. Il y avait là Monsieur Bonny et Alphonse Mercadet.
– Joyeux anniversaire, gamin ! m’a lancé Mercadet, l’œil rieur. T’as 18 ans, t’es un mec, un vrai maintenant…
– C’est quoi cette réception ? j’ai demandé, un peu épaté par toutes ces lumières, ces costumes chics, ces femmes élégantes, ces officiers en grand uniforme.
– Bof, la routine ! Les Teutons… (Mercadet a baissé la voix, regardant par dessus son épaule pour voir si quelqu’un l’avait entendu) je veux dire nos amis d’Outre-Rhin aiment bien ce genre de petites sauteries ! Le Gross Pariss, comme ils disent ! Allez viens, je vais te présenter…
Durant une bonne demi-heure, Bonny et Mercadet m’ont présenté à plein de gens dont je n’aurais jamais rêvé faire la connaissance. Chose surprenante, Mercadet semble plus connu (ou plus apprécié ?) que Monsieur Bonny lui-même…
J’ai serré la main à Monsieur Abetz, l’ambassadeur allemand en personne, au général Choupeulnagueule (j’ai pas dû bien comprendre son nom !), au ministre de l’Intérieur Monsieur Darnand (l’autre ministre de l’Intérieur était à l’autre bout de la salle et on n’a pas été le voir) et à l’idole de Guy, Jean Borotra ! Le Mousquetaire ! Le Basque Bondissant ! Il m’a même signé un autographe, avec un air amusé (j’ai dit de mettre « Pour Guy »). A chaque fois, Mercadet m’annonçait en disant : « Et voici Jean Martin, mon commis. » A peu près tout le monde souriait quand il disait ça.
Au bout d’un certain temps, je me suis assis tout seul sur une chaise, sirotant flûte de champagne sur flûte de champagne, je commençais à me sentir pompette quand Mercadet, qui ne s’était pas soucié de moi depuis au moins deux heures, a couru me chercher, m’a agrippé par la manche et m’a conduit près d’un petit cercle ou se trouvaient entre autres Monsieur Darnand, Monsieur Bonny et l’ambassadeur Abetz.
Il a interpellé un nouvel arrivant, qui portait une veste en fourrure superchic : « Monsieur le Secrétaire Bousquet ! Quel plaisir de vous revoir ! Je vous présente mon commis, Jean Martin, il a eu affaire à vos hommes il y a un mois, c’était une désolante méprise… Vous vous souvenez ? » il a dit d’un air innocent… Le Secrétaire d’État à la Police a grommelé quelque chose puis est parti à l’autre bout de la pièce. Tous les autres ont eu de grands sourires, je crois bien qu’ils se moquaient de lui.

13 février
Suzanne vient de plus en plus souvent à la maison…
Au début, elle était surprise de me voir habiter seul dans cet appartement, meublé de façon disparate avec une table, des chaises et des couverts estampillés “US Embassy”. Puis, elle a fini par laisser de côté ces détails.
En revanche, elle me pose plein de question sur ce que je fais… J’ai fini par lui dire pour mon travail au SONEF. Elle a une réaction bizarre quand je lui en parle, elle a l’air alternativement terrifié puis passionnée.
Moi c’est elle qui me passionne. Ce soir, comme mes baisers se faisaient plus pressants, elle est partie en me disant : « Demain, c’est la Saint Valentin. J’aimerais la passer avec toi. Une journée sans penser à cette guerre, aux privations, à la politique, juste une journée avec toi… Toi et moi… Tu veux bien ? »
J’ai bafouillé un « Oui » et elle est partie d’un pas léger prendre son dernier métro…
Il est plus de minuit ! Il faut que je demande conseil mais à qui ? Je ne connais pas ces trucs-là ! Et si je la décevais ? Faut que je demande au Zazou ! Ou bien à qui ?

27 février
J’ai accompagné Alphonse Mercadet à une autre réception. « Pour que tu voies un peu ce que c’est que la Politique » qu’il m’a dit en faisant sentir le grand P.
J’ai été surpris que beaucoup de gens se souviennent de moi ! Monsieur le Ministre Darnand, entre autres m’a salué en m’appelant « Commis ». Un autre ministre m’a même baptisé « Commis de la rue Lauriston ». Ça va me rester !
A un moment, Mercadet m’a tapé sur l’épaule et m’a montré l’entrée de la salle. C’était le Président qui arrivait ! Laval, bien sûr, pas ce fuyard de Lebrun qui nous a laissé tomber. Il était entouré d’officiers allemands et d’officiels français. Malheureusement, je n’ai pas pu lui être présenté. J’ai remarqué que Marcel Déat et Jacques Doriot le regardaient d’une drôle de façon…
Une fois retombée l’effervescence provoquée par son arrivée, j’ai vu M. Jacques Doriot, accompagné d’un officier allemand (je crois que c’était le général Choupelmachin), s’avancer vers le Président et lui présenter quelque un qui restait dans son ombre depuis le début de la soirée.
– Monsieur le Président, permettez-moi de vous présenter Olier Mordrel, dirigeant du Parti National Breton, a commencé le ministre de l’Intérieur
– Enfin de feu le Parti National Breton, a râlé ce Mordrel. Le PNB, que vous avez illégalement dissous en octobre 1940. Chose que même les impérialistes de la prétendue République française n’avaient pas osé faire en 1939, quand ils m’ont emprisonnés, moi et mes camarades, dans les geôles liberticides de votre pays !
Le général allemand au nom imprononçable observait la scène avec un grand sourire.
Le Président s’est contenu, mais sa colère était visible. Calmement, il a fixé Doriot dans les yeux et lui a dit :
– Monsieur le ministre de l’Intérieur, dois-je vous rappeler que votre tache consiste à préserver l’unité de notre pays à tout, j’ai dit à tout (il a jeté un bref coup d’œil à Mordrel avec une moue méprisante) et que diverses ambitions ou amitiés de circonstances ne sauraient remettre ce principe en cause. Notre pays, la France, souffre déjà assez des visées destructrices des Anglo-Américains et des pantins d’Alger à leur solde pour que nous nous querellions !
Il y a eu un silence, puis le Président a commencé à s’écarter des trois autres, avant de lancer : « Néanmoins, monsieur le… syndicaliste, si votre… association (chaque fois, il a refait la moue) à but non lucratif a besoin d’un coup de pouce, vous pourrez toujours joindre mes services à Matignon. Nous verrons ce que nous pouvons faire pour soutenir la vie culturelle de cette belle région française… » Puis il s’est éloigné, laissant Doriot calmer le Mordrel qui piétinait de rage.
Mais l’Allemand l’a suivi, l’a retenu par le bras et lui a murmuré quelques mots – j’ai compris qu’il lui parlait de Bretagne ou de Bretons. Ça n’a pas eu l’air de plaire du tout au Président, qui est allé rejoindre M. Darnand et M. Deloncle.
Quelques minutes plus tard, Alphonse m’a fait signe qu’il était temps de filer. En route (je conduisais évidemment), comme il semblait de très bonne humeur, j’ai osé lui demander : « Pourquoi ils ont fait ça tout à l’heure ? »
– Qui ça ?
– Monsieur Doriot et le général Machin. Pourquoi ils ont exhibé ce Breton devant le Président Laval ?
– Doriot, je sais pas. Mais (là il a réussi à prononcer le nom du général) aime bien faire ça, comme l’ambassadeur Abetz d’ailleurs. Ça leur permet de faire toucher à Laval la limite de son pouvoir. Même chose pour ses ministres, ils aiment bien jouer en favorisant tantôt l’un tantôt l’autre… Quand au Breton, c’est un pantin à eux. Quand j’ai appris la petite surprise que réservait Doriot, je me suis renseigné auprès d’un ami à moi sur ce Mordrel et son Parti National Breton. Avant-guerre déjà, il était plus ou moins acoquiné avec l’Abwehr, les Boches aimaient bien les Bretons, ils sont particulièrement friands de tout ce qui est indépendantisme, régionalisme ou autres trucs du genre. Même chose avec les Flamands, en Belgique. C’était dans les tuyaux à Berlin de favoriser les nationalistes bretons, flamands et autres, histoire de nous affaiblir. Aujourd’hui, ça leur permet de s’amuser.
– Mais avec des gens comme le président Laval ? On est en train de se reconstruire, non ? Quand la guerre sera finie, on pourra redevenir puissant, non ? Comme avant…
Il a ricané : « Mais bien sûr ! Et on vaincra à nouveau parce que nous sommes les plus forts, c’est ça ? Tu sais, j’aime ce pays. J’ai fait des choses pas très catholiques pour lui ces vingt dernières années et je continue à en faire… J’aime pas les Boches, faut pas croire hein ! C’est pas parce qu’ils m’appellent par mon prénom en me tapant sur l’épaule que je les aime, les Frisés. Si j’avais eu la formule magique pour les renvoyer de l’autre côté des Ardennes, je l’aurai fait volontiers… Seulement, ils sont là et maintenant ce pays a besoin de quelque chose de costaud, d’une révolution, une sorte de Révolution Nationale, comme disait Valois après l’Autre guerre. Et c’est pas ceux d’Alger qui vont la faire, hein ! Faut pas se leurrer ! Si ils gagnent, et franchement ça m’embêterait de plus en plus, quand ils reviendront, tout reprendra comme avant ! Comme si rien ne s’était passé : des gouvernements qui durent trois mois, des magouilles, des pots de vin… Alors, je préfère taper dans le dos des Boches pendant quelque temps pour mieux aider le pays à se refaire une santé, faire en sorte qu’il redevienne un vrai pays. Pas une pantalonnade de financiers. Qu’on se reconstruise. C’est seulement comme ça que dans vingt ans, on pourra faire payer à l’oncle Adolf ce qu’il nous a fait ! »
Il s’est tu un moment, puis il s’est mis à me parler des autres membres de notre équipe. Il m’a raconté comment il avait connu Porcelaine (notre armoire à glace s’est arrangé pour se faire réformer parce qu’il avait les pieds plats), le Zazou (un provocateur, selon Mercadet, un fils à papa qui s’habille et se coiffe comme ça uniquement pour choquer le bourgeois) et Célina (un petit apache du dimanche sans grande envergure, mais qui lui avait sauvé la mise en 25 dans le Rif, quand il était encore dans l’armée).
J’étais assez surpris de toutes ces confidences, alors je lui ai demandé pourquoi il me disait tout ça. Il a souri : « Parce que je te fais confiance, gamin ! » Je l’ai regardé, j’ai failli rentrer dans un réverbère : « Vraiment ? » Il a encore souri, en hochant la tête : « C’est bien simple, gamin. T’habites un appartement appartenant à des Juifs dénoncés à la Gestapo et qui ne reviendront jamais. Une bonne partie de ton mobilier vient de l’ambassade américaine où on s’est servis largement (même si les Allemands présents en ont piqué plus que nous). Tu conduis actuellement de conduire une voiture aux couleurs du SONEF. On te connaît dans le Tout-Paris comme le Commis de la Rue Lauriston, commis d’un type qui n’aurait jamais dû passer l’hiver 39-40 si y’avait pas eu le scandale Weidmann et si l’administration s’était pas emmêlé les pinceaux… Tu perçois des feuilles de paie avec le tampon SONEF marqué dessus, t’as copiné avec le directeur Bonny et Joseph Darnand en personne te tutoie et t’appelle par ton petit nom… C’est bien simple gamin. Si on perd cette guerre, si l’Allemagne perd cette guerre, enfin si ceux d’Alger gagnent, y’aura un paquet de gens qui se prendront douze balles dans la peau pour moins que ça… C’est pour ce genre de détails que je te fais en-tiè-re-ment confiance. »
M’en fous, de toutes façons ceux d’Alger vont pas gagner.
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Capitaine caverne



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MessagePosté le: Dim Sep 13, 2009 10:02    Sujet du message: Répondre en citant

Eh bien! Avec cette dernière tirade de son patron, le commis-chauffeur risque de commencer à se faire du soucis au fur et et mesure de l'évolution de la situation politico-militaire. Je pressent des difficultées croissantes à trouver un sommeil paisible dans les mois suivants pour notre futur bachelier.
_________________
"La véritable obscénité ne réside pas dans les mots crus et la pornographie, mais dans la façon dont la société, les institutions, la bonne moralité masquent leur violence coercitive sous des dehors de fausse vertu" .Lenny Bruce.
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MessagePosté le: Lun Sep 14, 2009 22:12    Sujet du message: Répondre en citant

En attendant, Tyler, par l'intermédiaire de Jean, nous fait découvrir la Collaboration de l'intérieur ! et c'est instructif - vous vous doutez que le passage de la fin est à 90% OTL...

15 mars 1942
Paris
Pour la première fois, on s’est fait des Croisés de la Reconstruction ! Enfin ça n’a été qu’une maigre consolation, parce que sinon, on s’est bien loupés…
Ce matin, de très bonne heure, j’ai été réveillé par Mercadet, qui m’a demandé de le rejoindre fissa rue Lauriston. Pour une fois que Suzanne restait dormir à la maison…
Mercadet, Porcelaine et le Zazou m’attendaient, on est tout de suite repartis pour le ministère de l’Intérieur – celui de Doriot, place Beauvau, pas le nôtre ! Là, on a attendu des heures, en essayant de pas se faire repérer. Mercadet nous a expliqué qu’on attendait un type, un Arabe d’Algérie du nom d’El-Maadi. Il fallait le pister à la sortie, le choper dès que possible (il devait rentrer chez lui, mais on ne savait pas où) et le conduire rue Lauriston, où on aurait des tas de choses à lui dire (normalement, c’est plutôt pour faire dire des choses aux gens qu’on les mène rue Lauriston). En tout cas, il fallait l’empêcher d’aller à Radio Paris – enfin, Radio Nouvelle France. Vers onze heures et demie, deux voitures sont arrivées, une auto militaire allemande et une grosse américaine. Peu après, un type basané est sorti du bâtiment, accompagné d’un officier allemand. A ce moment là, Mercadet a filé précipitamment en nous disant : « C’est lui, les gars ! A vous ! »
L’officier allemand est reparti dans sa voiture, puis l’Arabe est monté dans l’américaine, escorté de deux mecs en brun, des Croisés à Doriot. D’abord on a roulé jusqu’à une rue du 18e, où l’américaine s’est arrêtée, mais un des types en brun est descendu le premier et nous a repérés – c’est vrai que le macaron du SONEF est voyant. Il est remonté en voiture et on a commencé une course particulièrement poilante (même si je devrais sûrement pas dire ça devant Mercadet !) dans les rues de Paris. Eh ben, ils avaient beau avoir plus de chevaux que moi, ils se sont pas arrivés à nous semer jusqu’à ce qu’un idiot de camion à gazogène me coupe la route ! J’ai failli l’emplafonner et avant qu’on puisse se dégager, ils avaient filé.
Le Zazou m’a conseillé un raccourci vers Radio Paris, mais ils y étaient avant nous. A l’intérieur, ça grouillait de Croisés de la Reconstruction et de mecs de Déat, les « contrôleurs des impôts à mains armée » comme dit Mercadet.
Dans le hall d’entrée, un haut-parleur diffusait ce qui passait sur les ondes. Philippe Henriot était au micro et on l’a entendu accueillir chaleureusement notre cible : « Mohamed El Maadi, bonjour ! » L’Arabe a longuement parlé d’un journal qui allait bientôt sortir, écrit en algérien : Er Rachid. Pour conclure, il a déclaré d’une voix solennelle : « J’appelle tous mes frères algériens, des deux côtés de la Méditerranée, à s’unir pour combattre pour une Grande Algérie indépendante, alliée avec la Nouvelle Europe unifiée sous la conduite de la Grande Allemagne ! »
Un silence de mort a régné pendant plusieurs secondes… Une Grande Algérie indépendante ! Henriot l’avait pas vu venir celle-là !
– Quelle bande de taches… A voir pas plus loin que le bout de leur nez, ils se rendent même pas compte du foutoir qu’ils sèment, mais ça va venir, a dit Mercadet qui venait d’arriver. Allez les gars, on se tire ! Le Patron risque de pas être ravi…
Par la suite, Mercadet nous a raconté le fin mot de cette histoire : ce El Maadi était proche du Rassemblement National à Déat, il avait même occupé quelque temps un poste de Sous-secrétaire d’État aux Colonies auprès de l’amiral Platon, le ministre des Colonies et de la Marine (donc le ministre des types d’Alger, quoi, puisque c’est eux qui ont pris tout ça…), avant que la vieille baderne ne le vire à coups de pompes dans le train parce qu’il avait parlé de « Fédération d’Afrique du Nord indépendante ». Les Allemands semblaient avoir apprécié cette idée et ils avaient poussé pour que El Maadi publie son journal en France, espérant toucher les cercles indépendantistes algériens et influencer les troupes arabes des gens d’Alger. Que ça foute le boxon dans le camp des « fuyards », comme les appelle Philippe Henriot.
Dehors, en allant récupérer la voiture, deux Croisés de la Révolution nous ont toisés : « Alors les filles ! Faudrait apprendre à conduire la prochaine fois ! Le frein à main, faut l’enlever si on veut avancer ! » On a reconnu les types de la bagnole américaine. Mais là, ils avaient fait une erreur : on était quatre et y’avait plus un de leurs copains en vue. Ça a fait mal…

Fils du caïd Mahfûz al-Ma’adi, Mohamed El-Maadi est né le 2 janvier 1902 à Constantine. Etudiant en Lettres à la Sorbonne, il commença à faire de la politique, avec l’Etoile Nord-Africaine, ce qui ne l’empêcha pas d’entrer dans l’armée et de devenir capitaine dans l’infanterie, tout en ayant des ennuis avec la Justice pour menées indépendantistes en 1933. Il quitta l’armée en 1936, pour ne pas devoir son avancement au gouvernement de Léon Blum.
Convaincu que le meilleur destin pour l’Algérie était celui d’une unité avec une Europe rénovée, il se rallia au CSAR (Comité social d’action révolutionnaire). En 1938, il lança le journal L’Algérie Nouvelle, dont la parution fut interrompue par la guerre, et se rejoignit le RNP de Marcel Déat, où il devint responsable des questions concernant le Maghreb.
Fin 1941, Déat réussit à le faire entrer au gouvernement en tant que Sous-secrétaire d’État à l’Economie des Colonies. Son séjour y fut bref : en février 1942, il en fut exclu à la demande de l’amiral Platon ! En effet, ce dernier lui avait demandé un rapport sur les projets de reconstruction de l’Afrique du Nord lorsque les Anglais et ceux d’Alger en auraient été chassés. Quelle ne fut pas sa surprise quand El-Maadi lui apporta un rapport préconisant qu’après la victoire finale de l’Axe et l’instauration d’une Nouvelle Europe plus ou moins germanique soit créée une Fédération d’Afrique du Nord dotée de l’autonomie administrative, où tous les habitants, sauf les Juifs, auraient les mêmes droits civiques et civils et où les “indigènes musulmans” pourraient accéder à toutes les charges, sans autres conditions que celles du talent et de la capacité. Les Juifs et les « traîtres » seraient expulsés et leurs biens confisqués. Cette Fédération possèderait une armée propre où les musulmans pourraient arriver au sommet de la hiérarchie et une marine marchande et militaire. Le travail y serait organisé autour de corporations de métiers avec égalité absolue entre les corporants, le pays serait industrialisé et équipé avec l’aide de l’Europe et le droit de propriété y serait limité à 500 hectares au maximum.
L’amiral Platon entra dans une colère noire et expulsa El-Maadi de son ministère avant de téléphoner en hurlant à Laval, dans un tel état que le président du NEF s’exclama « Mais il est fou ! » Laval accepta néanmoins de renvoyer El-Maadi de son gouvernement, bien que Doriot fut d’avis contraire, mais c’était une habitude depuis quelque temps déjà.
Après l’interview avec Philippe Henriot évoquant une Algérie indépendante, ce qui ne fut pas sans créer de remous, El-Maadi fut jugé « antifrançais » par Marcel Déat et exclu du RNP. Er Rachid fut pourtant publié à plus de 50 000 exemplaires jusqu’à la libération de Paris, grâce à une copieuse subvention payée par les autorités allemandes (avec l’argent des “réparations” versé par la France). L’Abwehr tenta d’organiser avec El-Maadi des opérations de subversion en Algérie, mais sans succès : quelques échauffourées et petites émeutes eurent bien lieu en Algérie fin 1942, mais elles furent vite étouffées, après quelques douzaines d’arrestations, par des unités françaises formées d’indigènes d’Algérie dont tous avaient en poche leur carte d’identité de citoyen français !
En janvier 1943, El-Maadi créa la Légion Nord-Africaine, unité paramilitaire commandée par le colonel SS Helmut Knochen assisté par un représentant de Doriot. Cette piteuse légion, formée de repris de justice de droit commun, devait se signaler par diverses atrocités dans les zones d’activité des maquisards avant de s’évaporer au fur et à mesure de l’avance des armées alliées. Réfugié en Egypte, El-Maadi se suicida pour éviter son extradition en 1946.
Extrait du Grand Larousse de la Seconde Guerre Mondiale, Paris, 1965
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MessagePosté le: Mar Sep 15, 2009 18:24    Sujet du message: Répondre en citant

Celui-ci contient quelques morceaux assez croustillants... A la fin notamment... Franchement pas OTL !!

17 mai
Paris
On prenait l’apéro avec Porcelaine, Célina et le Zazou dans la grande salle qui nous sert de mess, comme dit Mercadet, quand ce même Alphonse a débarqué, euphorique.
– C’est le grand jour les gars ! Enfin ! On retient plus les coups ! On va pouvoir leur rentrer dedans pour de bon, à toute cette vermine !
– De qui tu parles ? a demandé le Zazou en ouvrant de grands yeux.
– Des cocos bien sûr ! Faut écouter la radio ! Oncle Adolf s’est enfin décidé à leur rentrer dedans. Donc nos larbins de dirigeants vont pouvoir arrêter de faire des mignardises !
Des mecs des 2e et 3e Brigades, assis à d’autres tables, se sont tournés vers lui, l’air choqué, mais il a continué : « Enfin, ils vont nous laisser faire ce pour quoi on est fait : nettoyer cette écurie qui nous sert de pays ! » Certains des mecs choqués se sont levés, mais leurs copains les ont fait se rasseoir vite fait.
– Nettoyer le pays, c’est pas ce qu’on fait depuis un an et demi ? a demandé Célina, qui rentrait d’opération. On s’est pas bouffé du Juif, du Franc-Mac’ et du Résistant, comme ils disent, depuis fin 40 ?
– Oui mais le plus gros reste à faire ! a déclaré Mercadet avant d’être interrompu par l’arrivée du directeur Bonny en personne, accompagné de deux larbins porteurs chacun d’une grosse chemise en carton vert marquée Secret en gros ! Il a lancé un sale coup d’œil à Alphonse.
– Eh bien messieurs, je ne savais pas que le SONEF abritait un club de discussion politique… Comme vous le savez grâce aux bons soins du lieutenant Mercadet (en disant ça, il avait l’air d’un acteur de théâtre à qui un autre a volé ses effets), tôt ce matin, les Allemands sont entrés en guerre contre les Bolcheviques et, d’une certaine façon, nous voilà nous aussi en guerre contre les Rouges. On va donc frapper un grand coup ! La Deuxième s’occupera de la Rive Droite et la Troisième de la Rive Gauche, vous trouverez vos instructions dans ces dossiers que vous remettront mes secrétaires. Je compte sur vous pour leur faire payer leur trahison de 39 !
Les hommes des deux autres brigades se sont levés dans un brouhaha et ont suivi les secrétaires vers leurs salles de réunion respectives. Certains en ont profité pour dévisager Mercadet au passage.
Le silence revenu, Mercadet a demandé, l’air limite penaud : « Et nous ? »
Monsieur Bonny a grimacé un sourire : « Vous, Mercadet, malgré tout les problèmes que vous me posez, vous m’accompagnez avec vos hommes pour une opération spéciale dans le Loiret. Certains de vos hommes connaissent déjà, n’est-ce pas ? C’est sur la route de Toulouse ! » (Mercadet a paru surpris que le directeur soit au courant de notre escapade de décembre.)
– Où ça dans le Loiret ? a demandé le Zazou.
– Un bled au plus profond du Gâtinais, Bazoches-sur-le-Betz. Figurez-vous que c’est le repaire d’un des plus grands caïds du Marché noir. Un filou acoquiné avec les gens d’Alger aussi bien qu’avec les simples truands. De là-bas, il tire les ficelles d’un trafic de tout ce qui se mange et se boit sur toute la Région parisienne, de la cochonnaille aux vins fins ! Il touche aussi au trafic d’armes et il lui arrive même – mais, à ce que je sais, c’est cher – de faire passer des Juifs en Suisse !
– Mais, et les cocos… a bafouillé Mercadet.
– Vous devriez être heureux d’être associé à une opération de salubrité publique, Mercadet ! Les trafiquants du Marché noir sont des vampires ! Il faut faire un exemple pour montrer au peuple que le gouvernement veut délivrer le pays de ces mauvais Français !
– Et il a un nom, ce mauvais Français ? a grogné Mercadet.
– Chamberlin, Henri Chamberlin – mais depuis 40, quand il a été emprisonné pour insoumission, ce sournois porte un nom d’emprunt : Lafont.

19 mai
Bazoches-sur-le-Betz (Loiret)
Avant l’aube, on a pris position autour de la petite ferme où était censé se trouver le nommé Lafont. Tous les 23 gars de la Première Brigade, plus quinze du SONEF d’Orléans. On a même pas prévenu les gendarmes parce que, comme le dit si bien Monsieur Bonny, « C’est qu’une bande de mous du genou nostalgiques de l’époque où ils obéissaient aux francs-mac’ et aux cocos ! » On a envoyé quelques éclaireurs, dont le Zazou – apparemment, il n’y avait pas de sentinelles, ils devaient se croire totalement en sécurité, ces idiots !
Aux premières lueurs du jour, on a donné l’assaut. Ça a été une véritable boucherie, il devait y avoir une douzaine d’hommes dans la ferme. Les mecs du Loiret ont enfoncé la porte avec une bagnole et sont entrés en flinguant à tout va et c’est là qu’on a vu qu’il y avait quand même des sentinelles, vu que trois gars du Loiret se sont fait étendre pour le compte, plus quatre ou cinq autres qui ont été blessés. Mais le gros de notre Brigade est arrivé, commandé par Mercadet, et ils ont lancé des grenades par les fenêtres avant d’entrer. Monsieur Bonny, le Zazou, moi et Marchand, on s’est dirigés vers une remise où on avait aperçu deux types se carapater. A l’intérieur, il faisait sombre. On inspectait partout quand j’ai entendu craquer le plafond, il y avait une espèce d’étage. J’ai fait signe aux autres et le Zazou a arrosé le plafond avec sa MP40. On a trouvé une échelle, on est montés et on a trouvé un type à moitié habillé, mort, criblé de balles. A ce moment, Bonny nous a appelés dehors. L’autre mec essayait de traverser à la nage un étang qui devait être plus profond et plus boueux qu’il l’imaginait. Bonny l’a mis en joue.
– Vous faites pas de sommation ? a demandé Marchand, l’air surpris. On peut l’intercepter facilement, là ou il est.
– Pourquoi faire ? a répondu le directeur. C’est pas lui qu’on cherche.
Et il a tiré. Une fois. Même à trente mètres, j’ai pu voir le grand éclat rouge qui a jailli de sa tête. Mais aujourd’hui, je ne vomis plus pour ça.
Dans la ferme, on triait les morts et les blessés. Les coups de feu avaient cessé. Dans la cour, trois mecs étaient tenus en joue. Monsieur Bonny a sorti une photo de son portefeuille. Il a pointé du doigt le prisonnier le plus à droite.
– Monsieur Henri Chamberlin, dit Lafont, j’ai l’infime honneur de vous dire que vous êtes en état d’arrestation.
L’après-midi, on est rentrés rue Lauriston. Ce n’est qu’à ce moment là que je me suis rendu compte que j’avais raté deux jours de lycée (et un rendez vous avec Suzanne). Avec Porcelaine, on a mangé un bout, puis on a rejoint dans la salle de bains le directeur Bonny et Mercadet, qui étaient en train d’interroger Lafont. J’ai mis quelques secondes avant de le reconnaître, faut dire que deux heures de « salle de bains made in Lauriston » comme dit le Zazou, ça vous change un homme !
– Pour la dernière fois Lafont, donnez-moi le nom de vos fournisseurs. Et surtout donnez-moi le nom des trafiquants que vous approvisionnez et de ces foutus Résistants à deux balles que vous ravitaillez, était en train de dire Monsieur Bonny avec une pointe de lassitude dans la voix.
– Tu peux aller te faire…, a répondu Lafont avec aplomb malgré les dents qui lui manquaient. J’ai pas d’ordres à recevoir d’un cave dans ton genre. Meilleur flic de France de mes fesses ! Si j’avais trouvé le moyen de copiner avec les Boches, tu bosserais pour moi et tu me lècherais les bottes !
Porcelaine est intervenu. Un grand aller-retour dans la tronche par le sparring-partner de deux champions du monde des lourds, ça l’a fait taire, le Lafont ! Bonny a repris : « Je crois savoir que vous avez une femme et deux enfants. Avez-vous déjà entendu parler du camp de Drancy, Lafont ? Je ne pense pas que votre petite famille s’y plaise. »
A nouveau Lafont s’est énervé et à nouveau Porcelaine l’a calmé.
Après un silence, Lafont a grimacé et a articulé avec difficulté : « Je peux vous donner un nom, mais ça risque de pas vous plaire, mon petit Bonny ! »
Le directeur a brandi le poing : « Eh bien vas-y ! »
– Ton grand ami Joseph Joanovici ! Quand j’ai une grosse cargaison, et du meilleur, je m’adresse toujours à lui !
– Tu débloques ! Tu me prends pour un idiot ? Comment… Joseph ! Et tu penses que je vais croire ça ! a bafouillé Bonny, visiblement désarçonné.
– C’est bien ce que je pensais… Je ne vous serai d’aucune utilité, Bonny. Vous ne croiriez pas un traître mot de ce que je vous dirais… Alors faites à votre manière, vous allez vous gourer mais bon, ça vous changera pas… Enfin, vous m’avez trouvé, donc vous n’êtes pas aussi mauvais que les clowns de Doriot…
– Pauvre imbécile ! Je vais t’expédier au trou ! Tu reverras jamais le jour, a explosé Bonny en se dirigeant vers la porte. Et t’auras du bol si tu échappes à la guillotine, on n’est pas tendre avec les trafiquants du Marché noir !
Alphonse m’a ordonné de rester avec le prisonnier, toujours attaché sur sa chaise, et Porcelaine et lui ont accompagné le directeur.
Au bout d’un moment, Lafont s’est mis à parler, d’abord en ayant l’air de se parler à lui-même : « Comme quoi la vie est mal faite… Quand ils m’ont fichu en prison, en 40, ils m’ont envoyé au camp de Cepoy. Là, je m’suis fait deux potes. Deux Boches. Des mecs qui bossaient pour Canaris, le chef de l’Abwehr. En juin, quand on a bien vu que l’armée prenait la pâtée, on a pas mal discuté de ce que je pourrais faire pour eux et de ce qu’ils pourraient faire pour moi une fois qu’on aurait capitulé… Mais manque de pot ! Putain ces cons, ils ont voulu continuer à faire les zouaves en Afrique, en Afrique nom d’un chien ! Et en juillet, ils m’ont lâché, mais mes potes boches, ils les ont expédiés au Sahara… Alors finalement, j’ai repris mes petites affaires, faut bien vivre, et j’ai filé un coup de main aux Résistants… Je dis pas que je regrette, note bien ça gamin ! Mais si mes potes de l’Abwehr avaient été libérés avec moi, aujourd’hui, je serais du bon côté du manche et vous me boufferiez dans la main tous autant que vous êtes… »

Henri Chamberlin, dit Lafont – (…) Libéré en août 1942 grâce à la discorde régnant entre les services de police du gouvernement Laval (et, pense-t-on aujourd’hui, à la suite d’une intervention de Joseph Joanovici), il parvient à échapper aux recherches jusqu’à la Libération. Il abandonne alors son pseudonyme. Ayant acquis une certaine renommée comme l’un des rares à avoir survécu à un séjour rue Lauriston et réputé avoir rendu de grands services aux maquis du Loiret, il est décoré de la médaille de la Résistance. En 1957, lorsque Séraphin Soubieux, avec l’accord du colonel Guy X… et le concours de l’historien Alex Tyler, fait publier les “Carnets de Jean Martin”, Chamberlin-Lafont, nommé peu de temps auparavant directeur adjoint du Service d’Action Civique, tente sans succès de faire interdire la parution du livre. Il démissionne peu après et se retire de la vie publique. Il meurt en 1965, à la tête d’une fortune considérable.
Extrait du Grand Larousse de la Seconde Guerre Mondiale – Edition 2000, Paris, 2001.
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MessagePosté le: Sam Sep 26, 2009 15:54    Sujet du message: suite de la visite de la Collaboration de l'intérieur Répondre en citant

Par Tyler, toujours

22 mai 1942
Paris
Carnets de Jean Martin

Aujourd’hui (c’est une chance, parce que je suis souvent absent, ces temps-ci), nous avons eu au lycée la visite de la maréchale de France Annie Pétain. C’est une initiative du Président Laval : depuis fin avril, le 24 je crois, jour anniversaire de la naissance du Maréchal Pétain, la veuve Pétain fait le tour des écoles et lycées de France pour parler avec ferveur de son défunt mari, un grand patriote qui avait voué sa vie à la France, comme elle arrête pas de le répéter à chaque fois (je le sais parce que le mois dernier, avec le Zazou, on l’a escortée dans une école primaire en banlieue, mais c’était moins bien parce qu’elle parlait à des gosses).
Pétain, pour moi, c’est d’abord l’idole de Papa… il me manque, Papa… Mais tout le monde l’appelle « le » Maréchal avec des trémolos dans la voix j’ai remarqué, que ce soit au SONEF, à la radio, au gouvernement, ou même chez certaines badernes complices des Africains qu’on arrête de temps en temps.
Néanmoins, j’ai trouvé le discours de la maréchale très émouvant, je dois être un des seuls : sur la vingtaine d’élèves présents aujourd’hui (il y en a beaucoup qui se sont fait porter pâle à midi quand ils ont su quel était le programme de l’aprem’), il y en avait seulement quatre, moi mis à part, qui levaient la tête et qui écoutaient ! Bande de petits cons ! Ils ne se rendent même pas compte de l’époque historique que nous sommes en train de vivre… Ils préfèrent parler foot et de la finale de la coupe de France, il y a une semaine ! Qu’est-ce qu’on s’en fout que l’OM ait battu Bordeaux 4-0 (en plus j’étais pour Bordeaux), alors qu’on a la chance de pouvoir écouter la femme du Sauveur de Verdun… Je suis dégoûté…
A la fin de son discours, elle est partie, accompagnée de deux mecs du SONEF, je les ai reconnus, c’est des caves de la « régulière », pas des Brigades Spéciales comme moi… La porte était à peine refermée que le prof d’histoire, Monsieur Bolland, a soupiré et dit à mi-voix (mais tout le monde a entendu) un truc qui m’a pas plu : « Pauvre femme ! On la trimballe aux quatre coins de la France pour lui faire répéter les mêmes choses à propos de son mari… Elle ne se rend même pas compte des intérêts morbides qu’elle sert… »
Morbide toi-même sale coco ! Je vais parler de son cas à Alphonse et Célina, il arrêtera un peu son cinéma, corruption de la jeunesse ça s’appelle, il y a une loi contre ça maintenant !
Après les cours, Suzanne m’a retrouvé devant le bahut et m’a embrassé à pleine bouche devant tout le monde ! La plupart des mecs du lycée m’ont regardé avec envie, l’air de se demander ce qu’elle pouvait me trouver. Moi aussi je me le demande parfois, elle est tellement super… Plusieurs vieux sont passés devant nous en disant : « Vous pouvez pas vous tenir ? Un peu de dignité tout de même ! » Mais nous, on s’en moque ! Après avoir flâné en ville et profité du beau temps, je pensais qu’on irait chez moi, mais Suzanne a pris une autre direction.
« On va chez ma tante, elle voudrait te connaître depuis longtemps, mais à chaque fois tu refuses » elle m’a dit en me faisant son adorable moue boudeuse.
J’ai prétexté qu’on devait repasser par chez moi, histoire que je me change pour être présentable, le temps de trouver une excuse pour ne pas y aller.
Merci la RAF ! Il y a eu une alerte et on est resté dans l’abri une bonne partie de la soirée… Pas si désagréable, d’ailleurs…


15 juin 1942
Sainte-Maxime (Var)
Carnets de Jean Martin

Ça fait quatre jours qu’on m’a envoyé en mission avec Marchand dans une grande propriété paumée pas loin de la Méditerranée ! La mission : veiller sur un mec qu’on a essayé de flinguer. Un grand écrivain paraît-il, bien qu’il soit jeune, dans les 35. Moi, de toute façon, je lis que les livres imposés par les profs, plus un ou deux que j’ai lus pour faire plaisir à Suzanne.
Bref, le grand écrivain, il s’appelle Robert Brasillach. Il est tout petit, il a un léger accent du sud et il a l’air très cultivé. Il parle bien, la vache !
Le premier jour, il nous a fait un discours sur le petit château où on loge, qui a été réquisitionné par le SONEF (comme quoi on a du goût, au SONEF !). Ça s’appelle Les Tourelles et ça appartient Léon Gaumont, le Gaumont des cinémas, « un vieil homme très digne qui a fait l’erreur de suivre les Juifs et leurs amis à Alger » dit M. Brasillach. Après un monologue où il a parlé d’à peu près tout et n’importe quoi (les bienfaits du fascisme, les Juifs, le gouvernement actuel, celui d’Alger, les Allemands, le cinéma, la poésie), il m’a regardé (Marchand s’était défilé en prétendant qu’il allait faire une ronde) : « Ça te dirait de voir quelques films, gamin ? » J’aimerais bien qu’on arrête de m’appeler gamin, mais pour le ciné, j’étais d’accord.
Il m’a emmené dans une grande pièce arrangée comme une sorte de salle de cinéma ! Il a parlé d’une encyclopédie sur le cinéma qu’il essayait d’améliorer, histoire de ne pas se « dessécher intellectuellement si cet exil devait se prolonger. » Il y avait une bibliothèque pleine de bobines de film, il en a choisi une qu’il a filée à un mec en costume de pingouin, une sorte de larbin qu’a pas pipé mot du séjour. En voyant ma tête devant les nombreuses bobines, Brasillach a juste dit en souriant : « Des trésors que j’ai soustraits à cet énergumène de Langlois ! »
Je crois bien que ça a duré deux jours ! On s’est regardé une quinzaine de films ! Des films de Renoir, de Fritz Lang et d’un tas de gens que je connaissais pas. J’ai adoré Freaks, d’un Américain qui s’appelle Browning, comme les pistolets.
Ensuite, on a discuté longtemps, il m’a posé plein de questions sur moi, d’où je venais et comment ça se faisait que j’étais avec le SONEF.
C’est quand il m’a posé la question à propos du bac que je me suis souvenu ! Les épreuves étaient prévues pour cette semaine ! Mince ! J’avais totalement oublié ! Il m’a calmé et m’a dit qu’on pourrait sûrement s’arranger, après tout c’est la guerre, rien ne se passe normalement. Du coup, on a passé une après-midi à réviser l’histoire et la philo ! Quand je vais raconter ça aux copains…
Ce matin, Monsieur Brasillach m’a montré une caisse pleine de bouquins. Il m’a dit que ça venait d’un écrivain nommé Régis Messac, qui avait été arrêté récemment pour corruption de la jeunesse (il était prof de français au lycée de Coutances). Des Croisés de Doriot copains de Brasillach lui avaient procuré quelques livres de sa bibliothèque. Il y en avait plusieurs en anglais – mais je commence à pas mal lire l’anglais, le lycée, ça peut servir parfois. L’un d’eux était titré If It Had Happened Otherwise. C’était un recueil de nouvelles de divers auteurs, dont une écrite par Winston Churchill, le chef des Rosbifs lui-même ! Brasillach m’a expliqué qu’il s’agissait d’un genre littéraire dont je n’avais jamais entendu parler : l’uchronie. En gros, l’auteur décrit ce qui aurait pu se passer « si », et ça m’a fait penser à ce qui aurait pu se passer si la guerre s’était arrêtée en juin. Papa, Guy et moi on serait restés ensemble. On aurait des nouvelles de Maman…
Cet après-midi, Alphonse est passé nous chercher, alors que j’étais en train d’expliquer à Robert (il veut que je l’appelle Robert) tout le bien que je pensais de l’action du Président Laval (même si j’ai des réserves concernant Déat et Doriot, dont les intentions me semblent un peu louches). J’étais lancé dans un grand monologue, bon pas aussi exalté et élégant que ceux de Monsieur Brasillach mais j’étais lancé ça c’est sûr ! Lui avait l’air de s’intéresser à ce que je disais, la façon dont il me regardait, je me trouvais intelligent !
L’arrivée de Mercadet m’a coupé dans mon élan. Il avait une très grosse américaine, on peut transporter un régiment là dedans ! J’ai dit au revoir à Monsieur Brasillach, j’ai pris mon Mauser et mon sac de voyage (il était prêt, Alphonse avait téléphoné la veille). Au moment de franchir le perron, Brasillach a dit quelque chose à voix haute que j’ai pas compris, c’était du Boche. Il a vu que je comprenais pas. En souriant, il m’a expliqué : « C’est la devise de la Waffen SS : Enfants, profitez bien de la guerre, la paix sera terrible ! »
J’ai pas su quoi répondre et Alphonse m’a fait comprendre qu’il fallait que j’y aille en jouant du klaxon, Marchand était déjà dans l’auto. Alphonse m’a lancé les clefs en disant : « C’est toi qui conduis, gamin ! » J’ai dit qu’on serait pas à Paris ce soir (j’aurais bien passé une soirée de plus ici, à voir des films), mais il a répondu : « On va pas direct à Paris, gamin, on fait un détour par Saint-Rémy de Provence ! »
« Qu’est-ce qu’on va faire là bas ? j’ai demandé. Faudrait que je m’occupe de mon deuxième bac ! »
J’ai entendu dans la voiture quelques mots venant de deux personnes assises à l’arrière, que je connaissais pas.
Alphonse m’a tiré par le bras un peu à l’écart : « Écoute gamin, ne va pas prendre une confiance débordante en toi parce que Bonny t’a confié la mission de veiller sur ce scribouillard de quat’sous. Ton bac, on est au courant, t’inquiète pas, ça va s’arranger ! Et puis si je te demande de me conduire là bas, c’est parce que j’ai de l’estime pour toi. Marchand, à la première gare on le dépose et il rentre à Paris par ses propres moyens. Là où on va, j’ai pas envie de voir sa trogne d’ancien du 36. »
On est monté en voiture. Après avoir déposé Marchand, limite contre son gré, dans une gare paumée au milieu de nulle part (je me demande même des trains y passent encore !), Alphonse m’a présenté aux deux inconnus : « Jean, voici deux de mes compagnons de l’Action Française : Georges Valois et Maurice Pujo. »
Ça ne me disais rien. J’ai fini par demander : « Qu’est-ce qui se passe à Saint-Rémy de Provence ? »
« Un ami à nous est très mal en point et on passe lui dire au revoir avant… avant… » a répondu Pujo.
« Nous allons accompagner notre camarade Léon Daudet dans ses derniers instants » a ajouté Alphonse, voyant bien que Pujo était troublé.
« Daudet ? Comme Alphonse Daudet, celui qui a écrit les Lettres de… de… » Et là, le trou !
Valois a éclaté de rire et m’a répondu en me tapant sur l’épaule : « Les Lettres de mon Moulin. Oui, c’est son fils. Eh bien, Brasillach, il a dû s’amuser avec toi pendant quatre jours… »
Je me suis senti nettement moins intelligent.
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MessagePosté le: Dim Sep 27, 2009 12:26    Sujet du message: Y a-t-il des candidats au bac dans la salle ? Répondre en citant

19 juin 1942
Paris
Carnets de Jean Martin

On est rentrés à Paris, enfin !
En Provence, on a assisté à l’enterrement de Léon Daudet – il est mort peu après la visite de ses « vieux amis ». Heureusement qu’il ne nous a pas trop fait attendre, les deux pépés Pujo et Valois commençaient à me taper sur le système ! Toujours à se foutre de moi, les vieux croûtons, heureusement Alphonse a toujours pris mon parti en leur répétant que j’étais pas un gamin, mais un jeune homme « de qualité ».
Arrivés rue Lauriston, comme il était midi et demie, j’ai voulu aller manger un bout, mais Célina m’a arrêté : le directeur Bonny m’attendait dans son bureau, rapport à mon bac !
A mon arrivée, Monsieur Bonny était en train de boire un verre avec un Monsieur que je connaissais pas. Très chic, peut-être même trop chic.
– Entre mon garçon ! Prends une chaise, ce ne sera pas long, t’inquiète pas ! Je sais que tu as dû faire une longue route pour servir de taxi à Mercadet et ses potes de l’Action Française. (Puis, se tournant vers son visiteur Smile Il a détourné un véhicule de fonction du SONEF, et pas n’importe lequel, pour aller faire une veillée funèbre ! Il va entendre parler du pays, moi je te le dis !
L’autre se marrait.
Je me suis assis et Monsieur Bonny m’a interrogé sur mon parcours scolaire, mon Certif’, mon lycée à Vierzon, la mort de Papa, le lycée Charlemagne, mon premier bac… C’est alors que le mec élégant a pris la parole : « Quelle bataille a causé la chute du Second Empire ? » Il avait sorti un dossier cartonné d’un superbe petit cartable en cuir.
J’ai pas pigé au début, j’ai ouvert des yeux ronds… Alors il a répété et j’ai répondu « Sedan ». Il a hoché la tête.
– Quelle est la capitale du Japon ?
– Tokyo.
– Qui a écrit Les Lettres de mon Moulin ?
J’ai hésité à répondre, j’ai cru qu’il se foutait de moi ! J’ai regardé monsieur Bonny, qui m’a fait un signe de tête pour me dire de répondre.
– Alphonse Daudet.
Il m’a posé quelques questions de sciences nat’ (j’ai pas été terrible) et de maths (là, j’ai pas eu de difficultés).
Alors il a gribouillé quelques lignes sur des papiers dans son dossier, puis il a sorti un imprimé, l’a rempli et me l’a tendu en souriant : « Félicitations monsieur Martin ! Vous êtes bachelier ! »
Je suis resté bouche bée en regardant le papier : c’était bien ça, un papier officiel du ministère de l’Instruction Publique, déjà tamponné et que le type venait de signer. J’ai regardé Monsieur Bonny, tout penaud, mais lui souriait à grandes dents : « Jean, je te présente Abel Bonnard, ministre de l’Instruction Publique ! Tu vois, quand je te disais que j’oubliais jamais mes vrais amis… Et tiens par la même occasion, vu que tu es un jeune bachelier, tu peux travailler à plein temps chez nous, donc prends ça… » Il m’a tendu une carte avec mon nom, ma photo et le grade de brigadier du SONEF !
Pendant que je tournais et retournais mon diplôme et ma carte, j’entendais le ministre dire à Monsieur Bonny : « Et joli garçon, avec ça… » Le directeur a rigolé en lui disant : « Je suis désolé, cher ami, les filles s’en sont déjà aperçu… » Puis il m’a tapé dans le dos : « Allez gamin, va manger un bout ! Et montre bien cette carte histoire de faire enrager les sbires de Mercadet. Parce que maintenant, ce sont tes subordonnés ! »
Je suis sorti du bureau tout léger, mon diplôme du bac dans une main, ma carte de brigadier dans l’autre… J’allai enfin manger un morceau quand le Zazou m’a interpellé dans le hall : « Hey tombeur ! » Quand je me suis retourné, il a ouvert de grands yeux en regardant la carte, puis a souri largement en faisant un salut d’opérette : « Pardon chef ! Y’a ta nénette qui t’attend là haut depuis ce matin ! »
Je me suis précipité au quatrième étage, le Zazou m’a suivi en m’expliquant : « Elle est arrivée ce matin en expliquant qu’elle avait pas de nouvelles depuis plus d’une semaine, que t’avais raté les examens du bac, qu’elle se demandait si il t’était pas arrivé malheur. On l’a rassurée en lui disant que tout allait bien et que tu rentrais vers midi. Depuis elle se promène dans les bureaux, elle discute avec tout le monde, elle est comme un poisson dans l’eau. Mais c’est vraiment une bonne femme : qu’est-ce qu’elle parle ! Elle pose des questions sur tout et n’importe quoi à tout le monde, sans se gêner ! Mais avec son sourire, on peut pas lui en vouloir. »
J’écoutais déjà plus, Suzanne était là, elle m’a sauté dans les bras ! Tous les mecs présents nous ont sifflés en lançant des remarques très... déplacées. Mais je m’en moquais, j’étais avec Suzanne ! Alphonse était le seul à ne pas siffler, il a juste lancé en rentrant dans son bureau : « Trop jolie pour être honnête ! »


29 août 1942
Paris
Carnets de Jean Martin

Je viens de passer deux semaines de vacances avec Suzanne, les meilleurs semaines de ma vie – je ne remercierai jamais assez monsieur Bonny de m’avoir accordé ces quinze jours de congés payés. Et au courrier, une invitation (plutôt obligatoire) pour la présentation de la LVF… demain midi ! On était censés déjeuner avec la tante de Suzanne…
Tant mieux ! En fait, je ne me sens vraiment pas prêt à rencontrer cette dame. J’ai demandé à Suzanne si elle voulait m’accompagner, elle a regardé l’invitation avec dédain : « Non merci ! J’ai des choses plus importantes à faire ! Bon, il faut que je te laisse… » Et elle est partie en claquant la porte. Les femmes, j’y comprends vraiment rien !
Bon, quand j’y repense, c’est bizarre, cette histoire de LVF.
Il y a un mois, Eugène Deloncle, le type qui a fait entrer au SONEF monsieur Bonny (et moi par la même occasion) a fait une conférence d’information devant une bonne trentaine d’officiers et sous-officiers (j’accompagnais Mercadet et Marchand, qui a été nommé sous-lieutenant) sur ce qu’apporterait la Légion des Volontaires Français contre le Bolchevisme, quels seraient ses avantages et comment, forte de 100 000 hommes, voire plus, elle ferait entendre la voix de la Vraie France dans la Nouvelle Europe. J’ai vu sur le visage de Mercadet une lueur d’intérêt…
Mais Deloncle a demandé s’il y avait des questions et Marchand a levé la main : « Comment ça se fait que notre armée, enfin les Forces de Sécurité du Territoire, n’ait pas droit à des effectifs de plus de 50 000 hommes et que pour aller combattre avec eux pour taper sur les Bolcheviques, les Bo… les Allemands vous autorisent… enfin vous donnent carte blanche pour lever toutes les troupes que vous voudrez ? Y’aurait-y pas une enculation quequ’part ? » Sur la fin, il a accentué son accent berrichon qu’il a normalement perdu depuis longtemps mais qui va à merveille avec son physique bourru de paysan.
La question et l’accent ont fait rire toute l’assemblée, sauf Monsieur Deloncle et le directeur Bonny, qui semblait très gêné vis-à-vis de celui qui lui avait obtenu sa place. C’est lui qui s’est levé pour répondre – mais il n’a pas vraiment répondu : « J’ai reçu pour consigne de refuser toute demande de mutation du SONEF vers la LVF. Néanmoins, si certains d’entre vous devaient démissionner pour des raisons… personnelles, je ne pourrai m’y opposer. Et je serai alors honoré de vous remettre les arriérés de prime qui vous seront dus pour les services que vous aurez rendus à la Patrie. »
« Hé bien, il doit palper sec le père Bonny, pour vouloir nous filer du blé si on accepte de changer d’uniforme. Quel lèche-bottes il fait avec Deloncle, quand même ! » a murmuré Alphonse, juste assez fort pour que toute sa rangée l’entende.
A la fin de la réunion, une demi-douzaine d’officiers du SONEF sont restés discuter avec Monsieur Deloncle. Alphonse est sorti, moi dans son sillage (bien obligé), mais j’ai bien vu que Monsieur Bonny l’observait avec des yeux brillants de rage…
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MessagePosté le: Lun Sep 28, 2009 22:48    Sujet du message: Répondre en citant

2 septembre
Paris
Carnets de Jean Martin

Cet après-midi, j’ai accompagné Suzanne à la gare. Elle part avec sa tante à Grenoble ! Son père a été libéré en vertu des accords passés dans le cadre du STO – il est officier et il a été grièvement blessé – et vu qu’ils sont originaires de là bas… ça m’a fait un choc et je crois, à Suzanne aussi. Mais elle m’a répété encore et encore que ce sera juste le temps que son père recouvre quelques forces, quelques mois, elle voudrait faire du droit et ce sera mieux à Paris que là-bas… Et surtout, sur le quai, elle m’a dit qu’elle m’aimait…
Quand je suis arrivé rue Lauriston, je me suis fait charrier par le Zazou : « Alors brigadier, où t’étais ? Encore en mission spéciale ? » Alphonse est arrivé et a renchéri : « Va pas le perturber ! Monsieur devait être trop occupé à lire les œuvres de… comment s’appelle ton copain déjà ? (Il a pris l’encyclopédie sur l’histoire du cinéma que j’avais dans ma sacoche et que je feuillette quand j’ai du temps libre, ou dans le métro.) Ah oui ! Môssieur devait être trop occupé à lire du Brasillach pour se soucier de l’heure et nous rejoindre, nous autres pauvres illettrés… »
C’est vrai que tout le monde était là et s’affairait de façon inhabituelle. J’ai demandé au Zazou ce qui pouvait bien se passer. « T’es au courant de l’arrestation du colonel de La Rocque, l’autre jour ? (C’est tout juste si j’étais au courant, trop occupé à faire mes adieux à Suzanne.) Hé bien, ses partisans se sont offusqués et ont foutu sur la tronche à certains d’entre nous ! On va leur faire payer ça ce soir avec intérêts, et on sera pas les seuls. Paraît qu’il y a un Croisé à Doriot qui a manqué d’y passer ! Mais bon, en même temps c’est un Croisé, faut pas être fute-fute pour rentrer là dedans ! »
– C’est pour ça que t’as postulé chez eux en 40 avant de nous rejoindre, pas vrai Zazou ? a demandé Porcelaine qui traînait par là.
Le Zazou s’est retourné, mouché, mais une lueur de colère dans les yeux. Alphonse est intervenu et lui a tapé sur l’épaule pour le calmer. J’ai demandé : « Mais qu’est-ce qui est prévu pour ce soir ? »
– Hé bien brigadier, a répondu Alphonse, ce qui est prévu ce soir c’est de faire payer aux Froides Queues leur trahison du 6 février, et jusqu’au dernier sou. Puisque t’es gradé maintenant, voici deux lettres, tu les prends avec toi et tu les ouvriras à 20 heures. Ce sont les ordres de mission avec les noms des empaffés que tu dois foutre sous les verrous ce soir.
J’ai dit « D’accord, mais on va où, M’sieur Mercadet ? »
Ma remarque a semblé l’énerver, il s’est approché et m’a dit en me fixant droit dans les yeux : « Écoute gamin, tu peux pas exhiber ta carte de brigadier à tous les vents, promener ta nénette dans les bureaux histoire de nous montrer qu’elle est gaulée comme une déesse, copiner avec le directeur du SONEF, obtenir on sait pas trop comment des faveurs d’un ministre, tout en continuant à t’accrocher à mes basques ! Monsieur le Brigadier Martin n’a eu besoin de personne pour arriver là où il est arrivé et surtout pas de moi, alors il peut sûrement continuer comme ça ! » Il s’est éloigné et a haussé la voix : « Mon partenaire sera Perchet, mon ami Perchet, notre brave Jacquot qui revient parmi nous après une année d’absence ! » Là, Perchet m’a regardé avec sa tronche de fou de ferme, balafré de partout avec un large sourire malgré la bonne dizaine de dents qui lui manquaient.
En fait, on était répartis en binômes : Alphonse et Perchet, Zazou et Porcelaine… Célina et Brunel n’étaient pas là, ils ont été détachés en mission spéciale du côté de Reims. Moi, je me suis retrouvé avec le plus vieux de la 1ère Brigade : Loulou Vencel, 48 ans, ancien capitaine dans l’Artillerie. Bardé de décorations gagnées en 14-18 et dans le Rif. Gravement blessé à une jambe, ce qui l’a empêché de monter en grade depuis qu’il est entré au SONEF l’an dernier. Je vais devoir lui donner des ordres ! Je commence à sentir à quel point j’irrite Alphonse…
Il est presque vingt heures, l’opération va commencer.


3 septembre
Paris
Carnets de Jean Martin

La nuit a été agitée, très agitée même !
Vencel et moi on a pas eu de problèmes avec nos deux arrestations.
Le premier était un type d’une trentaine d’années, vivant seul. Pas armé, rien. Quand on lui a expliqué qu’il était arrêté car ancien membre du PSF, il s’est mis à crier : « Non, c’est une erreur, j’ai quitté ce parti en 39. Je suis aux Radicaux maintenant ! » Aux Radicaux ! Un parti Fuyard et interdit depuis deux ans ! Y’avait pas de quoi se vanter…
Le deuxième m’a touché : 75 ans, ancien des Croix de Feu. Colonel en retraite. Légion d’honneur. On est allé l’arrêter chez lui, il a fallu défoncer la porte, il était dans son lit avec sa femme aussi vieille que lui, elle s’est levée pour protester, disant que c’était forcément une erreur. Vencel lui a foutu un coup de crosse et on a embarqué le vieux. Emporté plutôt, parce qu’il est handicapé ! On a dû le prendre sur notre dos pour le descendre – trois étages ! Heureusement qu’on avait avec nous deux mecs de la Régulière. Les voisins sont sortis dans l’entrée de l’immeuble et ont commencé à nous conspuer ! Les uniformes noirs que les types de la Régulière sont obligés de porter sont moches, mais je crois bien qu’ils intimident les gens et que ça nous a évité des ennuis plus graves que des noms d’oiseau.
Après avoir installé le vieux dans la voiture, on est retournés dans le hall et on mis les menottes à deux personnes : un jeunot et une bonne femme hirsute qui arrêtaient pas de nous insulter. Pas sûr que ce vieux soit un ennemi particulièrement dangereux de la Nouvelle France, c’est vrai… Mais les deux autres, on les a bouclés pour outrage à agent, ça leur apprendra !
On a livré nos colis rue Lauriston. Dans les bureaux de la Brigade, c’était la cohue, ça grouillait de partout ! La salle de bains tournait à plein régime, on a même dû installer une annexe dans le grand placard où les femmes de ménage rangent les produits d’entretien ! Dans le chaos, j’ai cru entendre des bribes de phrase indiquant que deux gars à nous s’étaient fait flinguer dans un guet-apens, je n’ai pas compris où. Déjà Alphonse préparait la contre-attaque, il a pris une Thompson (une mitraillette à camembert comme dit le Zazou), et il a hurlé en la brandissant : « Dix hommes avec moi pour bouffer ces assassins ! » Porcelaine en a pris une lui aussi (les mecs de la Brigade en sont très friands depuis qu’on en a trouvé un stock dans la planque de Lafont, en mai), mais vu son physique, l’arme faisait moins impressionnant !
Je me suis porté volontaire pour aller au feu, mais Alphonse m’a toisé et m’a dit d’un ton grinçant : « Ah non pas vous brigadier ! Nous avons besoin de sous-officiers de votre trempe pour rédiger les rapports et les comptes-rendus d’interrogatoires ! » A côté de lui, il y avait Perchet qui me souriait… Foutu édenté ! Il a dû perdre un bout de cerveau en même temps que ses chailles !
Ça a duré toute la nuit. En écoutant les camarades restés là, Marchand notamment, je me suis rendu compte qu’on avait eu du bol pour nos arrestations, la plupart des autres avaient eu des difficultés bien plus graves que les nôtres et avaient parfois dû se battre, ou au contraire ils s’étaient retrouvés à de mauvaises adresses, ou chez des gens qui avaient Fui en 40 (les Africains disent Déménagé), et il y avait même un type mort depuis deux ans !
J’ai commencé à me poser des questions, sur l’utilité de ce qu’on était en train de faire. Faut dire que Marchand n’a pas arrêté de critiquer la façon de faire du directeur Bonny et du numéro 2 du SONEF, Monsieur Filliol ! Il y avait de quoi douter des vertus du fascisme dont m’avait tant parlé Monsieur Brasillach.
Heureusement, tous ces doutes n’ont pas duré !
Sur le coup de 6 heures du matin, il y a eu une certaine effervescence dans l’immeuble, un des mecs de la Régulière est monté nous prévenir : « Moustache arrive les gars, faites un peu d’ordre là dedans ! Paraît qu’il est furax ! L’opération a pas l’air de s’être déroulée comme prévu ! »
– Moustache, lequel Moustache ? a demandé Marchand.
Le mec a pas eu besoin de répondre, “Moustache” est arrivé. C’était le ministre Darnand ! Il a dit bonjour aux agents présents – moi il m’a tapoté la joue en esquissant un sourire, le seul qu’il a eu de toute sa visite, en disant : « Tiens, le commis ! Jean, c’est ça ? », du coup j’ai eu droit à des coups d’œil jaloux, encore heureux que Mercadet n’était pas là, mais il y aura bien quelqu’un pour lui raconter. Ensuite, le ministre a inspecté les locaux, où il y avait encore une bonne demi-douzaine de prisonniers attendant d’être interrogés. Il a posé quelques questions sur la façon dont ça s’était passé, tout le monde s’est empressé de répondre, belle occasion pour faire de la lèche !
Puis Marchand est intervenu : « Monsieur le ministre, vous êtes sûr que c’est dans l’intérêt de la France ce qu’on fait ? »
Darnand s’est tourné vers lui, étrangement il n’avait pas l’air en colère, juste surpris : « Allons jeune homme, pour qui d’autre ferions-nous ça si ce n’est pour notre patrie, pour notre mère la France ? »
Un tel aplomb, une telle certitude, une telle lueur dans son regard… Mes doutes se sont envolés ! Nous sommes du bon côté.
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Manu Militari



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MessagePosté le: Mar Sep 29, 2009 10:01    Sujet du message: Même les paranoïaques ont des ennemis Répondre en citant

Bonjour

Est-ce ma parano naturelle ? J'ai l'impression que la dite Suzanne se prend pour Mata Hari.
Citation:
Depuis elle se promène dans les bureaux, elle discute avec tout le monde, elle est comme un poisson dans l’eau. Mais c’est vraiment une bonne femme : qu’est-ce qu’elle parle ! Elle pose des questions sur tout et n’importe quoi à tout le monde, sans se gêner ! Mais avec son sourire, on peut pas lui en vouloir. »
Si mon hypothèse est exacte, notre jeune amoureux transi risque de virer très méchant car il semble très amoureux. Cela soulève à une question plus sérieuse, la Milice était elle vraiment aussi "désorganisé", aussi ... "amateur" en OTL ? Aucune règle de sécurité, aucune pensée à long terme, tout dans l'instant. C'est une partie de l'histoire que je maitrise mal d'où ma question.

Dans la même veine, la rencontre avec le grand frère, héros de la Libération, risque d'être "cocasse". (autre variante "mort pour la France")


Salutations
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