Fantasque Time Line

[Casus Frankie]

Histoire de nous changer des malheurs de l'arme blindée hongroise avant de replonger dans ceux… de l'infanterie hongroise (et de quelques autres troupes)……
Fregaton nous offre un court séjour dans les îles des Mers du Sud.


Tanna la volcanique

De notre envoyé spécial à Nouméa (1)
« Pacifique sud-ouest, 29 juin. Sale temps à Lennakel. Ciel cotonneux, gris et lourd sur la côte occidentale de l’île de Tanna, sise au sud de l’archipel des Nouvelles-Hébrides. Tout semble suinter ce matin sur ses côtes volcaniques bordées d’une végétation luxuriante. Malgré ce temps prétendument breton (de l’aveu d’un marin facétieux), une foule multicolore se presse le long de l’estacade afin d’assister à la manœuvre d’un bateau gris militaire battant pavillon tricolore. Un bâtiment de guerre à bord duquel j’ai embarqué à Tulagi après un périple en hydravion Catalina depuis Nouméa. Le ravitailleur d’hydravions Origny, ex USS Humboldt (AVP 21), va devoir se présenter dans un périmètre réduit en évitant habilement les “patates” de corail. Mouillage finalement sans anicroches, qui n’empêche pas le commandant de rester sur le qui-vive. La faute aux caprices d’Eole : l’alizé du nord-ouest prévu par la météo est devenu un alizé du sud plus enclin à compliquer le mouillage.
Pour la prochaine escale, ce sera différent, d’ailleurs les yeux du pacha s’écarquillent et brillent encore plus qu’à l’accoutumée : « Demain, à Ipeukel, nous serons conviés à la cérémonie traditionnelle de la plume, encore appelée cérémonie de la kweriya ». Une aigrette cérémonielle va nous être remise, car nous sommes ici les représentants officiels de la France. En fait d’aigrette, il s’agit d’une sorte de totem, haut de deux ou trois mètres, construit à partir d’un tronc de bambou sur lequel ont été plantées des plumes blanches et, en son extrémité, des plumes d’épervier.
Au mouillage dès la veille, une délégation se rendra demain au lever du soleil au village d’Innakel, afin d’assister à cette cérémonie qui comble le pacha, féru de culture mélanésienne. Ce cadeau est destiné au président du Conseil, ni plus ni moins. L’idée vient des chefs coutumiers de Tanna, qui veulent offrir cette “plume” en mémoire de la venue d’un navire de la Marine à une époque troublée pour les habitants de l’île.
Aujourd’hui aussi l’époque est troublée, la guerre fait rage, mais l’Origny et ses marins ne mènent pas seulement une patrouille. Ils montrent également la souveraineté de la France en mettant leurs pas dans ceux d’illustres marins explorateurs ayant fréquenté les lieux comme Jean-François de Galaup, comte de La Pérouse, pour ne citer qu’un navigateur français. Autre figure de proue à avoir pointé l’étrave de sa frégate dans les environs, James Cook, marin, cartographe et explorateur. Un sujet de Sa Majesté à qui l’on doit l’exploration de nombreux récifs, îles et archipels du Pacifique. C’est lors de son second voyage, de 1772 à 1774, que James Cook va franchir le premier le cercle polaire antarctique avant d’explorer la Nouvelle-Zélande, Tahiti, Tonga, l’île de Pâques, la Nouvelle-Calédonie et les Nouvelles-Hébrides, ces dernières nommées en hommage à sa région natale écossaise. Le Français Louis-Antoine de Bougainville préféra baptiser cet archipel les Grandes Cyclades du Sud. Constituées de 80 îles et îlots à 1 700 km au nord-est de l’Australie et à moins de 500 km de la Nouvelle-Calédonie, l’archipel est incontestablement une “terre océane”.
………
Revenons à Lennakel, où la foule éparpillée sur les rochers volcaniques contigus à l’estacade, se tient désormais à distance du bâtiment. L’Origny vient justement de mettre à l’eau son hydravion, un Vought Kingfisher OS2U-3 de la flottille HS2. Mon statut de reporter-photographe me permet d’être l’heureux privilégié passager d’un vol de reconnaissance de la prochaine zone de mouillage. Tanna s’offre donc à moi vue du ciel. Je découvre des forêts tropicales à l’épaisse végétation, le mont Tukosmera et le mont Melem culminant à plus de mille mètres, puis, proche du village d’Ipeukel, le volcan Yasur, l’un des plus actifs de la planète. En contrebas, la baie voisine de Port Resolution, ainsi nommée par James Cook en l’honneur du vaisseau de Sa Majesté sur lequel il menait son expédition. Amerrissage du Kingfisher et retour à bord où le pacha semble soulagé. Le vol de reconnaissance a été rassurant : notre prochaine escale se fera en toute sécurité.
………
Appareillage pour Ipeukel, au sud-ouest de l’île de Tanna. Comme autant de signes de bon augure, le ciel jusque-là cotonneux se charge de symboles. Le soleil tente de timides apparitions et transperce l’épaisse masse nébuleuse accrochée aux cimes. Lors du transit, un arc-en-ciel apparaît même devant l’étrave du bâtiment. La magie de Tanna vient baigner les coursives moites du navire français.
Arrivé au mouillage d’Ipeukel, un point embrase l’horizon. D’épaisses fumerolles envahissent et strient le ciel rosé. A intervalles réguliers, une gerbe incandescente de laves rouges et jaunes jaillit dans une débauche d’étincelles. Le Yasur déploie sa sauvagerie et rappelle aux visiteurs que lui seul est le gardien de Tanna.
Demain, à l’aube, les marins de l’Origny débarqueront en grande tenue afin d’assister à une cérémonie coutumière. Le chef Iaukalbi et ses ouailles attendent de pied ferme les militaires qui représentent la République.

30 juin. Effervescence palpable dès potron-minet à bord de l’Origny. « Tout doit être parfait car la cérémonie de la plume commence tout à l’heure ! » annonce le commandant, rasé de près bien avant que l’horloge du carré n’affiche six heures. La cérémonie traditionnelle organisée par les chefferies de l’île est le point d’orgue de la mission. Le fait que la Royale y soit associée n’est pas fortuit : « C’est l’occasion de rendre visite à cette île qui a toujours entretenu des liens étroits avec la France. C’est surtout l’occasion de commémorer la venue du croiseur Kersaint à Tanna en 1912 ! ». Le pacha se fait plus précis : « Lors de son escale, le commandant du Kersaint a eu une altercation avec le pasteur presbytérien qui faisait régner la dictature sur l’île. A la suite de cet événement, le pasteur a été destitué. Les habitants de Tanna ont ainsi pu retrouver leurs coutumes traditionnelles. ». La visite du croiseur de deuxième classe Kersaint a symboliquement annoncé le retour de la coutume. L’Origny est donc là pour commémorer ce tournant historique avec faste.
Malgré l’heure matinale, le ciel bleu azur et la chaleur de plomb tranchent avec les conditions météo exécrables de la veille. Bientôt sept heures trente, la journée s’annonce chaude. C’est sur une plage au sable cendré que les marins de l’Origny débarquent par vagues des baleinières de récif et gagnent prestement Innakel.
Pour cette cérémonie, le village du chef Iaukalbi s’est paré de ses plus beaux atours. Autour d’un arbre séculaire dont l’ombre protectrice recouvre la place, une tribune officielle avec un toit en tôle ondulée a même été dressée en l’honneur des marins français. Si des grappes d’enfants tournent avec curiosité autour de moi et des marins, les villageois les plus âgés restent à distance de respectable des uniformes immaculés qui envahissent progressivement ce village installé au pied du turbulent Yasur. A intervalles réguliers, le volcan gronde d’ailleurs dans un fracas qui fait trembler le sol, sans que les locaux s’en émeuvent. Précédant la délégation française en route vers la tribune, un groupe de danseurs, le visage peinturluré des couleurs les plus éclatantes, entre en action en chantant des mélopées lancinantes tout en agitant des feuillages touffus.
La cérémonie de la kweriya démarre enfin. Tous se dirigent alors vers la place ombragée en un étonnant cortège. Les marins prennent place sur la tribune tandis que les danseurs poursuivent leurs chants en martelant le sol. « C’est le niéli, explique Jerry, l’interprète. On va offrir des petites plumes à nos amis. » Fin des chants, les danseurs viennent s’aligner devant leurs hôtes d’un jour afin de les saluer et d’offrir à chacun d’eux un collier de fleurs en souhait de bienvenue.
C’est alors qu’un nouveau groupe de danseurs pénètre sur la place. D’abord des hommes seulement “vêtus” d’un étui pénien, puis des femmes en robe de raphia. De nouveaux chants plus sourds s’élèvent, alors que les femmes, sautant en l’air et retombant au sol, secouent la terre pour qu’elle devienne fertile.
La kweriya reste dans un lieu tenu secret jusqu’au lendemain. C’est un cadeau sacré offert par la plus haute hiérarchie de l’île, il symbolise l’aile de Tanna qui la survole. Les marins n’ont pas le droit de contempler cette aigrette cérémonielle représentant la gloire du ciel dans lequel se meut l’épervier, elle est destinée au président du Conseil. Puis, le chef fait un beau discours, traduit par Jerry : « Le chef dit que si le chef donne cette kweriya, c’est parce qu’il est guidé par l’Esprit. ». Il aurait néanmoins préféré donner ce cadeau au Général en mains propres. Alors, le commandant répond en assurant le chef que son cadeau sera remis à son destinataire dans les plus brefs délais.
Fin des chants, des danses et des discours, place aux agapes. « Un porc, des fruits, des légumes, des fleurs et des objets locaux vous seront offerts en hommage à votre action avec le Kersaint ! » conclut l’interprète.
Banquet champêtre à Innakel. Du porc rôti aux ignames, le repas s’annonce frugal. Dans ma feuille de banane qui fait office d’assiette, mon morceau de viande inspire plus à l’inspection qu’à la dégustation. Sur la peau rôtie, des touffes de poils carbonisées. Quant à la chair, elle est rose et crue. Difficile de se dérober pour faire bonne figure, je ferme les yeux, je serre les dents. Hoquet nauséeux, le pacha et ses marins semblent engloutir sans ciller leur portion. Il est vrai qu’ils sont dans la région depuis plus longtemps que moi, question d’habitude peut-être. L’interprète reprend la parole : « De nouveaux frères sont arrivés et je dois dire à tous que nous devons les recevoir comme l’eau est reçue sur une feuille de taro. ».
Maintenant, direction le nakamal, la “maison des hommes”, pour boire le kava, une boisson ancestrale concoctée à partir de racines de poivrier sauvage. Un breuvage réputé pour ses vertus hallucinatoires. Sur Tanna, la tradition est respectée : ce sont des adolescents qui mâchent les racines avant de les recracher, de les plonger dans l’eau puis d’essorer le tout dans un grand sac en toile de jute. Le liquide qui en ressort prend alors une couleur marron.
Certains recrachent, mais moi je suis tout ragaillardi. J’ai essayé cette boisson il y a quelques jours, elle a enflammé mon imaginaire. La bouche anesthésiée mais les sens exacerbés, j’ai même croisé James Cook et consorts pendant mes divagations ! Le ciel constellé d’étoiles a nourri mes réflexions existentielles. Bercé par les alizés, ma conscience s’est étirée. Je me suis senti humain et vivant comme jamais auparavant.
Kava ou pas, ce voyage reste une révélation. Autant de traces et de vestiges attestant de l’occupation humaine depuis trois millénaires, seulement troublée par de grands navigateurs comme la Pérouse, d’Entrecasteaux, Bligh ou Dumont d’Urville. Devenues ensuite un pays sous administration étrangement partagée par la France et la Grande-Bretagne, les Nouvelles-Hébrides sont une terre d’authenticité au parfum d’aventure unique. A Tanna, au pied du volcan Yasur, j’écoute désormais pieusement le chef Iaukalbi. Je savoure ces moments exceptionnels. Demain, à l’aube, lui et ses hommes transporteront jusqu’à la plage la kweriya enveloppée dans un tissage artisanal afin de la préserver des regards indiscrets.
L’Origny appareillera ensuite pour poursuivre sa patrouille vers Nouméa, où je débarquerai avec le totem. Après avoir fait le plein de rechanges et équipements pour les Kingfisher, le bâtiment repartira vers Tulagi pour y poursuivre sa mission première. Quant à moi, un long voyage m’attend vers Paris, car le chef Iaukalbi m’a fait promettre de remettre le cadeau en main propres au Général. La plume sacrée pourra alors définitivement s’envoler et l’esprit de Tanna rayonner enfin par-delà les Mers du Sud (2).
Je ne doute pas que le président du Conseil en prenne le plus grand soin et le présente rapidement à nos alliés britanniques, coadministrateurs de ce territoire, qui dans la fureur de la guerre, m’a offert un moment de paix inoubliable.


Notes
1- Reportage paru dans l’hebdomadaire Cols Bleus en juillet 1944.
2- La “plume de Tanna” peut être aujourd’hui admirée au musée des Arts premiers du quai Branly, à Paris.

[DMZ]

Superbe reportage ! Tiens, je vais m'abonner à "Cols Bleus"...

Une question sur le lieu de la cérémonie : je n'ai pas réussi à localiser Ipeukel. Il y a bien un Ipekel au Sud-Ouest de Tanna mais ce n'est pas au pied du volcan Yasur qui est parfaitement invisible de ce point. Il y a un Ipikel sur la côte est de l'île, à proximité de Port Resolution, à deux kilomètres du volcan actif. Est-ce à cet endroit ? Et où se trouve Innakel ?

[Hendryk]

[FREGATON]

Les noms de lieux sont sujets à variations car, entre temps, les Nouvelles-Hébrides sous mandat franco-britannique sont devenues le Vanuatu indépendant. Les cartes actuelles ne représentent donc pas forcément des endroits exprimés phonétiquement par notre journaliste mais Ipeukel (le mouillage) est probablement Ipikel sur la carte (car l'Origny fait route vers la côte sud est de l'île) et Innakel est un peu plus vers l'intérieur.
La tôle ondulée c'est vieux comme la colonisation (vers 1850) et ça protège surtout du soleil.

Sinon, voilà à quoi ressemble la kweriya (la "plume" de Tanna) mise à l'honneur lors de l'inauguration du musée du quai Branly en présence cette fois du chef coutumier de l'époque:


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La guerre virtuelle est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux civils.

[Monomaker]

[Casus Frankie]

[DMZ]

[Hendryk]

[loic]

[FREGATON]

@ DMZ: oui sud-est effectivement, l'auteur a du abusé du kava et perdre un peu le nord...
@ Loïc: l'Origny est en mission de patrouille ainsi que d'aide et assistance aux populations isolées. Peu probable que le kingfisher tombe sur un jap en effet mais un sillage de périscope ou une masse sombre dans la transparence de la surface ça reste possible. Surtout la reco a pour but de vérifier que le futur mouillage n'a pas "évolué" avec le temps (les pâtés de corail ça peut grossir vite, et les mises à jour hydrographiques ne se font pas tout les ans dans le secteur). D'autre part inscrire "vol touristique" sur le journal de bord, en pleine guerre, on pourrait jaser...!
@ Casus: évidemment, mais c'est dommage qu'il n'est pas gardé son costume traditionnel...
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La guerre virtuelle est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux civils.

[Merlock]

"Tanna la volcanique" ça a un côté "Stormy Daniels", je trouve...
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"Le journalisme moderne... justifie son existence grâce au grand principe darwinien de la survivance du plus vulgaire." (Oscar Wilde).

[FREGATON]

[demolitiondan]

https://www.youtube.com/watch?v=x6hIdxoAXDc

Souvenir ... on avait dû quand même faire la coutume.. Sont susceptibles et moyennement accueillants. Par contre, le Kava, c'est pas hallucinogène. C'est juste dégeu. Décevant ...
Et ne faites pas dire ce que j'ai pas dit. J'adore la culture océanienne et j'ai plusieurs toiles aborigènes chez moi.
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Quand la vérité n’ose pas aller toute nue, la robe qui l’habille le mieux est encore l’humour &
C’est en trichant pour le beau que l’on est artiste

[JPBWEB]

[Archibald]