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Casus Frankie Administrateur - Site Admin

Inscrit le: 16 Oct 2006 Messages: 13438 Localisation: Paris
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Posté le: Jeu Nov 02, 2023 20:01 Sujet du message: |
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John92 a écrit: | pour le coup ter repetita n’aurait pas placent du tout, du tout ! |
Est-ce qu'avec les italiques (que j'avais négligés) ça va mieux ?
Pour les deux petits mots oubliés : merci !
Pour opinel et laguiole - je laisse Houps répondre. Mais opinel est devenu un nom commun, pas sûr pour laguiole. _________________ Casus Frankie
"Si l'on n'était pas frivole, la plupart des gens se pendraient" (Voltaire) |
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John92
Inscrit le: 27 Nov 2021 Messages: 931 Localisation: Ile de France
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Posté le: Jeu Nov 02, 2023 20:17 Sujet du message: |
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Casus Frankie a écrit: | John92 a écrit: | pour le coup ter repetita n’aurait pas placent du tout, du tout ! |
Est-ce qu'avec les italiques (que j'avais négligés) ça va mieux ?
Pour opinel et laguiole - je laisse Houps répondre. Mais opinel est devenu un nom commun, pas sûr pour laguiole. |
Pour le non latiniste que je suis, avec les italiques c'est beaucoup plus facile.
Pour le savoyard, que je suis , l'opinel ne me dérange ABSOLUMENT pas. En revanche, pour avoir discuté avec des gars du massif central, ils sont très très chatouilleux sur le "conflit" opinel/laguiole (et je ne vous parle même pas de ma belle-famille corse et de leurs couteaux à eux: les "Vendetta").
Pour Houps: niveau anachronisme, j'ai vérifié (rapidement) autant opinel ou laguiole étaient déjà "en service" au moment de la 2GM. _________________ Ne pas confondre facilité et simplicité |
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houps

Inscrit le: 01 Mai 2017 Messages: 1719 Localisation: Dans le Sud, peuchère !
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Posté le: Jeu Nov 02, 2023 20:49 Sujet du message: |
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Ah, mais il n'est pas sûr que l'utilisateur du surin en question soit du cru ! Donc opinel. Même si j'utilise un laguiole depuis plus de 30 ans, toujours le même, à couper du sauciflard, du nylon de pêche ou dégager un fémur. _________________ Timeo danaos et dona ferentes.
Quand un PDG fait naufrage, on peut crier "La grosse légume s'échoue".
Une presbyte a mauvaise vue, pas forcément mauvaise vie. |
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Heorl
Inscrit le: 19 Mar 2023 Messages: 217
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Posté le: Jeu Nov 02, 2023 20:50 Sujet du message: |
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John92 a écrit: | Casus Frankie a écrit: | John92 a écrit: | pour le coup ter repetita n’aurait pas placent du tout, du tout ! |
Est-ce qu'avec les italiques (que j'avais négligés) ça va mieux ?
Pour opinel et laguiole - je laisse Houps répondre. Mais opinel est devenu un nom commun, pas sûr pour laguiole. |
Pour le non latiniste que je suis, avec les italiques c'est beaucoup plus facile.
Pour le savoyard, que je suis , l'opinel ne me dérange ABSOLUMENT pas. En revanche, pour avoir discuté avec des gars du massif central, ils sont très très chatouilleux sur le "conflit" opinel/laguiole (et je ne vous parle même pas de ma belle-famille corse et de leurs couteaux à eux: les "Vendetta").
Pour Houps: niveau anachronisme, j'ai vérifié (rapidement) autant opinel ou laguiole étaient déjà "en service" au moment de la 2GM. |
Opinel, bien que nom d'une marque, est devenu un nom commun. Laguiole est une appellation, le terme est donc d'origine un nom commun (pensez "un bordeaux", un "camembert", un "cachemire", une "limoge", une "djellaba" (et oui, c'est aussi une appellation !) _________________ "Un sub' qui s'ennuie, c'est un sub' qui fait des conneries"
Les douze maximes de l'adjudant-chef
"There's nothing more dangerous than a second lieutnant with a map"
US Army adage |
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Casus Frankie Administrateur - Site Admin

Inscrit le: 16 Oct 2006 Messages: 13438 Localisation: Paris
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Posté le: Jeu Nov 23, 2023 18:21 Sujet du message: |
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Suite des aventures de Bingen, l'envoyé d'Alger…
Etapes en France
Aurillac, 8 avril 1941 – Quand on arriva à Aurillac, la matinée était déjà avancée. Sur le quai, on voyait déambuler des officiers en uniformes sinistres que la soldatesque saluait respectueusement en se dépêchant de se carapater. Le docteur, tout en patientant pendant que le couloir se désengorgeait, demanda à son voisin, lequel allait continuer son périple vers d’autres cieux : « Fichtre ! Qui sont ces types ? Des SS ? »
Bingen tenta d’y voir plus clair, si possible, et finit par murmurer : « Peut-être. Ou des membres du SD. Je vois mal. Ils vont contrôler le train ? »
– Ils ont plutôt l’air d’attendre un de nos “amis” des wagons de queue. Bien. Sur ce, je vous quitte. Bonne chance…
– A vous aussi, Docteur, à vous aussi. Et merci pour tout. On tâchera de penser à vous.
– C’est ça…
………
On perdit encore du temps en accrochages et décrochages de nouvelles voitures. Enfin, nouvelles au sens qu’elles ne faisaient pas précédemment partie du train, pas nouvelles au sens de récentes voire neuves, hein, fallait pas se faire des idées. Ensuite, et sans doute parce que l’on retrouvait un axe plus important, le trajet jusqu’à Matabiau fut d’une normalité quasiment affligeante. Il y eut même du courant électrique.
Il y eut aussi – étonnant, non ? – un contrôle inopiné des bagages diligenté par les répliques des précédents. On fit ouvrir les valises, sacs, cabas, musettes, baluchons et jusqu’aux réticules, mais ni les étuis à cigarettes ou à lunettes – qui peuvent être fumées les unes comme les autres – ni les blagues à tabac, oubli impardonnable, sans aucun doute un aveu d’impuissance. Lorsque vint le tour de B., quoiqu’il revînt de la cambrousse, le farfouilleur, visiblement déçu, n’y trouva même pas l’ombre d’un pot de confiture ou d’une peau de saucisson. Un peu plus loin dans la voiture, un de ses comparses débusqua un Jeannot costumé de journal, dont le propriétaire protesta, un seul lapin, ce n’était pas du marché noir ! L’affaire tourna court : une équipe de ces fins limiers venait de mettre la main sur plusieurs kilos de pommes de terre, ainsi l’assurait le téléphone dit arabe – les deux tortionnaires s’en furent rejoindre leurs complices, le propriétaire du quotidien retoqué emballage avec imprimerie (à défaut d’imprimatur) referma son bagage en protestant de sa bonne foi, les spectateurs affichèrent divers sentiments sans les exprimer – on sentait même qu’un ou deux auraient volontiers engagé la conversation dans un but bien précis, mais ni le lieu ni le moment ne s’y prêtaient.
Un contrôleur passa – ni Salagoux ni Barbarous, ç’aurait été une drôle de coïncidence, à n’en pas douter ! Ou plutôt un sacré coup de bol, qui l’aurait bien arrangé. Pas prévu dans le protocole, mais bienvenu ! Bon sang, en plus, on se gelait ! On était en avril, quand même ! C’était pas la France, ça, c’était le pays des Esquimaux !
Cependant, s’il était frigorifié, comme tout le monde, contrairement à une partie de ses compatriotes, il ne pouvait décemment pas déclarer souffrir de la faim. Un léger creux, une petite fringale, oui. Si à Alger on ne faisait pas bombance à s’en faire éclater la sous-ventrière, du moins y mangeait-on plus varié et plus abondamment qu’ici. Encore qu’il était fort facile d’attraper une indigestion, pour qui savait y faire. Ou une courante. Bon. Ses pensées vagabondaient. Barbarous, et Machine, là, et l’autre Amerloque… En vérité, il s’était tout juste agi d’une vague ressemblance. Tiens, comme si ce type, en face, pouvait être Laval : à part la moustache, et la forme générale du visage et du nez… difficile de le prendre pour l’ancien Président du Conseil et nouveau maître du pays, même avec beaucoup de bonne volonté ! Quelle coïncidence, au demeurant, cette façon de se trouver coup sur coup nez à nez avec deux connaissances, aussi vagues fussent-elles. Alors… Machine, euh… Jeanine, oui, Jeanine, pas Lucienne, Jeanine, donc. Alors là, oui, chapeau la rencontre ! Traverser la Sardaigne, Alger, la Grande Bleue, la moitié de la France et un bon quart de la Capitale, pour tomber sur une gonzesse qu’il avait dû croiser deux ou trois fois, il y avait de ça un bail, et qui ne passait peut-être à Austerlitz qu’une fois tous les dix ans !
Toulouse, 8 avril 1941 – Celui de ses contacts à Toulouse qu’il recherchait maintenant ne se trouvait pas à la gare, bien sûr, c’eût été bien pratique pourtant, mais dans une rue du centre, une petite officine qui se proclamait “Atelier-Bijouterie-Horlogerie”. Une clochette tinta quelque part dans l’arrière-boutique et après un court instant, à peine suffisant pour contempler une vitrine vide et poussiéreuse, parut un petit homme sec portant béret du même âge, lorgnons, moustache poivre et sel type balai-brosse et blouse grise. L’individu s’enquit avec un fort accent du terroir des motivations de cette visite, les clients étaient rares, ici on réparait les montres, on n’en achetait point. Lors Bingen déclara venir récupérer une montre Tissot laissée le 25 octobre 1940 et lorsqu’il précisa que le bracelet de cuir portait quatre trous, l’artisan laissa tomber un laconique « Suivez-moi. ».
Ils franchirent un rideau puis, délaissant l’atelier voisin, empruntèrent un escalier assez raide, étriqué et chichement éclairé par d’étroites meurtrières qui les propulsa jusqu’au second, sur un palier identique au précédent, richement pourvu de trois portes. Sans plus d’explication, le supposé horloger-bijoutier ouvrit celle de gauche et attendit patiemment que son visiteur comprenne qu’il lui fallait entrer – ce à quoi se résolut ce dernier, non sans une certaine appréhension, l’endroit était une parfaite souricière – avant de s’en retourner à quelque obscure tâche impliquant forte loupe, main sûre et bidules lilliputiens. Bingen pénétra alors dans un minuscule appartement, qu’il trouva désert après une visite de fond en comble. Il s’installa donc dans la cuisine, mit sa valise sur la table, et attendit.
Au bout d’une bonne demi-heure, il se leva, remplit d’eau du robinet un verre déniché dans un placard, le but, se rendit à l’étroite fenêtre de la pièce, ne vit rien d’autre de notable que des pigeons et retourna s’asseoir. Les minutes s’égrenaient, qui devinrent des heures. Il somnolait, la tête sur son bagage en guise d’oreiller, quand on manœuvra le bec de cane. Entra alors une jeune fille tenant à la main un cabas, qui ne parut guère surprise de le trouver là et lui lança en guise de bonjour : « Je suis Simone. Vous avez mangé ? »
– Bonjour. Non.
– Regardez dans le placard de droite, il doit y avoir une boîte de sardines. J’ai du pain… enfin, c’est vendu comme étant du pain… et du chou cuit. Désolée, mais nous avons été pris de court… Par contre, il va être difficile de vous trouver du vin.
– Je peux me passer de vin, n’ayez crainte ! Ah ! J’ai les sardines !
Durant cet échange, Simone avait posé son manteau sur un dossier de chaise. Montrant ainsi qu’elle n’avait pas les deux pieds dans le même escarpin, tout comme sa familiarité des lieux, elle s’activa à mettre en service la cuisinière bois et charbon qui occupait une grande partie de la cuisine, posa dessus une casserole dont l’émail avait sauté à divers endroits et y versa le contenu d’un petit bocal tapi au fond de son bagage. Bingen s’excusa maladroitement de n’avoir osé a minima allumer du feu alors que tout était prévu en ce sens, mais son hôtesse (?) rétorqua qu’au contraire, il avait bien fait, l’appartement étant censé être inoccupé. Elle mentionna avoir un petit emploi d’infirmière dans une clinique privée, le travail ne manquait pas, il n’y avait presque plus de personnel masculin, par contre, on raclait les fonds de tiroir pour certains produits.
– Vous restez longtemps ?
– Je dois me rendre à Bordeaux, par le train. J’attends le feu vert.
– Ah… Ne m’en dites pas plus. Vous pouvez entrer et sortir comme vous voulez sans passer par la boutique, je vous montrerai. Avez-vous des tickets ou de l’argent ? Vous pouvez prendre vos repas dehors, mais si vous voulez être discret, je peux vous apporter ce qu’il faut, bien que ça devienne de plus en plus difficile. Vous comprenez, je peux taper un peu dans nos allocations, à mon père et à moi, mais deux parts pour trois… De plus, nous ne sommes pas catégorie “A”.
Il lui assura qu’il pourrait sans doute subvenir à ses besoins, si elle lui indiquait où aller. Il ne chercha pas à savoir comment elle avait appris qu’il était là, ni quelle sorte de pensionnaire il était à ses yeux. En retour, elle ne lui demanda ni son identité ni les raisons de sa présence. Moins chacun en saurait sur l’autre…
Comme il s’inquiétait de ce que l’appartement n’avait qu’une issue, elle le fit sortir sur le palier, raflant son vêtement au passage. La porte à gauche masquait des toilettes à la turque, rien d’étonnant, et révéla une lucarne qui ouvrait sur le toit. Il poussa la verrière, en agrippa les rebords et passa la tête pour se faire une idée. Ce n’était pas fameux ! Et il fallait arriver bon premier dans ces lieux dits d’aisance pour profiter de l’aubaine…
– Pas de ce côté du toit, expliqua Simone. Il faut passer sur l’autre côté, attention aux tuiles, il y a une autre lucarne, juste tirée, qui donne dans un galetas. Deux étages à descendre et vous sortez dans l’autre rue, derrière. Vous pouvez aller jeter un coup d’œil, si vous voulez, mais n’entrez pas. » Elle disait ça comme s’il s’était agi d’une promenade au parc. « Voilà, ça doit être prêt. A ce soir. Je termine vers dix-sept heures. Je frapperai comme ça… Tenez, la clé. Fermez derrière moi, laissez le feu, il doit tenir, je monterai du charbon, on en a encore un peu, n’ouvrez pas la fenêtre. Si la cheminée fume, à cette heure, tout le monde croira que c’est mon père qui a allumé dans son atelier, en bas. Mais la fenêtre… Ah, vous devriez faire votre lit, il y a des draps propres dans l’armoire, et des couvertures. Pensez bien à laisser les rideaux tirés. Le soir, le couvre-feu rend fous certains."
– Vous ne mangez pas ?
– Avec vous ? Non ! Voyons ! Une jeune fille bien en tête à tête avec un inconnu ? Je dîne avec mon père, et puis je me sauve.
Elle était déjà dans l’escalier. Il contempla la clé dans sa main, referma la porte des toilettes, puis celle de l’appartement, le chou était fade et à peine tiède, le pain s’effritait en réussissant à coller, et les sardines était un peu trop salées. Il en réserva la moitié pour le soir ou le lendemain, se fit une espèce de tartine avec une partie de l’huile, examina pensivement la boîte. Le métal affichait “Sardines à l’huile Papa Falcone – Nemours”. Nemours ? Ha ! Pas ce Nemours-là, imbécile ! Allons ! Des sardines dans le Loing ! L’autre Nemours, évidemment ! Tiens, un jour, quand il en aurait le temps…
Et avec ça, elle avait bien parlé d’une autre sortie, non ? « Je vous montrerai » : avait-elle oublié, ou était-ce remis à ce soir ?…
Jusqu’à son retour, il n’eut guère le temps de s’ennuyer, se plongeant dans la lecture du document rapporté de Paris et griffonnant force notes dans son calepin. Il avait bien fait de réserver quelques poissons pour sa soirée : son hôtesse reparut presque à la tombée de la nuit, elle trimbalait un seau de boulets et un petit panier contenant l’équivalent d’un bol de soupe et deux pommes fripées. Sans paroles superflues, elle posa le panier sur la table et rechargea la cuisinière. Bingen s’aperçut alors que l’atmosphère des lieux avait fraîchi. Accaparé par ses écritures, il n’y avait pas pris garde. Elle l’entraîna ensuite dans les escaliers, souleva un tissu sans âge qui dissimulait une autre porte donnant sur quelques marches qui descendaient. C’était la cave, promue “abri”, en apparence un vrai piège à rats, un dédale pas très sec de renfoncements qu’ils parcoururent à la lueur de faibles ampoules poussiéreuses fixées au mur. Après une enfilade de locaux plus étroits et sombres les uns que les autres, ils aboutirent à une volée de marches montantes en ciment. Elle poussa une seconde porte, l’entraîna en lui intimant le silence dans un vestibule encombré de vélos, clos de deux lourds battants de bois, tira sur l’un : ils étaient dans la rue, une autre. Laquelle ? Il faisait de plus en plus sombre, la réponse attendrait demain. Elle lui désigna un dernier panneau, l’aboutissement de la “sortie de secours”. Il grimaça. Ils rebroussèrent chemin. Avant de s’éclipser au pied des escaliers, elle lui remit une petite lampe de poche. « Ça peut vous servir. Attention, la pile n’est pas toute neuve. »
Il resta là trois jours sans la revoir. Il prenait ses repas de midi dans des restaurants différents, se procura une part de pain et de quoi faire un seul maigre souper, et se rendit à deux adresses différentes. Les visites furent fructueuses. Un matin il reprit sa valise, laissa la lampe et la clé sur la table avec une poignée de billets – il arrivait au bout de son pactole – et prit le train pour Bordeaux.
Bordeaux, 12 avril 1941 – Le grand port vivait au ralenti, ce qui ne veut pas dire qu’il ne vivait pas. Certains quartiers fourmillaient d’activité. Prenez Meriadeck, par exemple : on pouvait encore et toujours y faire une belle carrière à la force du poignet. L’endroit n’avait pas connu telle fréquentation depuis des années, on se serait cru revenu aux temps de sa gloire, à l’exception près que les uniformes que l’on y croisait n’étaient ni kaki ni bleu horizon. Quant au négoce de vins et spiritueux…
Pour être bref, à Bordeaux, à ce moment-là, chair fraîche, bonne chère et cher tout court allaient de pair, pas pour tout le monde, cela allait de soi, mais la vie est ainsi faite, n’est-ce pas ? Il y a des perdants et des gagnants, autant être du bon côté.
“Monsieur Charles”, pas le premier mais loin d’être le dernier, avait profité de l’aryanisation de nombre de propriétés viticoles pour acquérir à bon compte plusieurs vignobles ainsi que caves, entrepôts et autres bâtiments consacrés à Bacchus. On ne savait trop d’où il débarquait, mais il n’était pas le seul dans son cas, et quoiqu’il n’eût point adhéré au GVF (Groupement des Vins Français), il exportait et faisait ses affaires comme tout un chacun. Affaires pour le moment florissantes. Si on avait pu expédier par citernes du Latour ou du Mouton-Rothschild – quoique ce dernier patronyme fût à, heu, normaliser – on ne s’en serait pas privé, mais il y avait en la matière des règles à respecter, il ne fallait pas pousser le bouchon trop loin (heureuse métaphore), surtout quand les clients semblaient plus attentifs au contenant qu’au contenu. La fourniture en beaux flacons étant quelque peu perturbée par la raréfaction des ressources, on en venait à faire la chasse aux bouteilles les plus communes, un crime ! Pour ce qui était du jus de la treille, la concurrence s’annonçait rude, surtout pour les années à venir. Plus d’un déplorait que l’on n’ait plus accès aux productions de l’Algérois, alors là, que n’aurait-on fait ! Il fallait donc se résigner et se rabattre sur les vignobles de la Métropole, où, déjà, on raclait les fonds de… cave. Et s’il n’y avait eu que le Bordelais ! Des Bourguignons ne venaient-ils pas prospecter en Languedoc ? Et on aurait même aperçu des Champenois en Hérault !
Fine mouche, Monsieur Charles n’avait pas visé la vente de ces crus prestigieux qui abreuvaient les tables de grands restaurants parisiens et d’Outre-Rhin, ou facilitaient les échanges dans l’univers cosmopolite des Grands de ce monde. Délaissant tout de même la vulgaire piquette, il compensait la qualité par la quantité, autant que possible, et se contentait de fournir avec bonheur d’honnêtes (!) vins de “moyenne gamme”, créneau à qui il devait présentement une fortune en passe de devenir respectable et une respectabilité d’autant plus reconnue qu’elle ne froissait pas les grands acteurs – d’aucuns diraient “profiteurs” – du moment.
Lorsque “Bouillot” se présenta non à la maison-mère, entourée de cépages, là-bas, dans la verte campagne, mais à sa vitrine citadine, on roulait des fûts dans la cour, les canassons de service enrichissaient le pavé et des ouvriers en changeaient l’enseigne. « Charles, vins en gros et au détail » devenait « Maison Charles », c’était tout dire. Aussi son arrivée sur les lieux passa-t-elle si inaperçue qu’il se mit en recherche d’un guide ou d’un informateur pour l’orienter dans cette fébrilité de bon aloi. D’un saute-ruisseau à une secrétaire, via un chef d’équipe mal embouché, un comptable affairé et un commis dépassé, il finit par échoir dans le bureau de “Monsieur Jean” omnipotent délégué local de la puissance patronale, qui régnait sur les lieux dans son Olympe personnel, un petit bureau propret, avec un grand panneau vitré par lequel il embrassait sinon le monde, du moins son monde. Sitôt que “Bouillot” se fut identifié, Monsieur Jean ferma la porte à clé, repoussa les dossiers qui encombraient un meuble, plutôt modeste, mais impeccablement rangé, et on parla sérieusement.
………
A Bordeaux, “B.” ne chôma pas. Logé dans un garni proche de l’entrepôt, s’il alla flâner du côté du port, il passa une grande partie de son court séjour à faire une première synthèse des nombreux documents que Monsieur Jean lui avait confiés en complément de sa moisson : coupures de presse, notes officielles, témoignages de médecins, qui tous concouraient à dresser un tableau des plus noirs de ce qu’enduraient les civils, tableau auquel s’ajoutaient les alertes aériennes scandées par les lugubres appels des sirènes.
Bien qu’il ne plût pas, Pâques s’avéra d’une tristesse remarquable. La pénurie de chocolat n’en était pas la cause. Les cloches glorieusement préservées par le gouvernement (du NEF) au détriment de la statuaire républicaine – tiens, il en toucherait un mot à Mandel – eurent beau sonner, leur carillon résonna lugubrement. Dans les vitrines, les lapins en carton et les fausses poules à vraies plumes de boulangers “patriotes”, si aguichants aux Actualités, faisaient triste figure. Les clients tapant la semelle dans les queues avançaient sans leur jeter un coup d’œil : ces décors qui se voulaient plaisants ne faisaient que retourner le couteau dans la plaie.
Il ne rencontrait plus Monsieur Jean dans son bureau, la chose aurait étonné, déjà que la secrétaire l’avait désigné à un employé comme « le rabatteur de la maison ». Rabatteur ! Décidément, la rue Galle exerçait son influence jusqu’ici ! Mais rabatteur ou pas, il n’avait pas à camper dans le haut lieu, ce n’était pas là la place d’un subalterne. Aussi se retrouvaient-ils discrètement : Monsieur Jean le cueillait dans une rue anonyme au volant de sa Simca 5, ils roulaient entre les vignes et s’arrêtaient une demi-heure, loin des oreilles importunes. Le conducteur ne se souciait guère des restrictions d’essence : Monsieur Charles appartenait à cette frange de l’Humanité qui faisait fi des basses contingences matérielles, et son bras droit en bénéficiait tout naturellement.
– Vous avez bien fait d’abandonner ces horribles postiches au bénéfice de cette teinture, mon cher Jacques. Qui sait si quelque passant anodin n’est pas un affidé du NEF, ou pire du SD ou de la Gestapo ? Perdre un sourcil en place publique, ce n’est pas rien ! Ici, ce n’est pas la Suisse, mais le port grouille d’agents de tous les services, qu’ils soient d’un côté ou de l’autre. Les Italiens de l’OVRA aussi sont présents Pas des rigolos non plus, mais vous devez le savoir.
Les Boches auraient de grands projets pour le port, et font tout pour le remettre en état. Et ce n’est sûrement pas pour recevoir des bananes des Antilles ! Tenez, pas plus tard que la semaine passée, ils ont arrêté un radio de nos amis anglais et son manipulateur – ils ont des camions équipés de radiogoniomètres, une vacation de trop et hop… Du coup, nous avons décidé d’interrompre toutes nos communications TSF pour un temps, il va falloir vous faire une raison. Si vous avez un message, vous devrez passer par… un autre canal. Et avec les délais que cela sous-entend.
– Il faudra faire avec ! Mais je n’ai rien d’urgent pour le moment.
– Bien. Plus important : votre retour est arrangé. Vous allez rentrer sans anicroche.
– Ne me portez pas la poisse !
– Tenez, vos consignes. Apprenez tout par cœur et brûlez le papier.
– Mmm… Encore contrôleur ?
– Mécanicien, ce n’est pas dans vos cordes, non ? Le train reste le meilleur moyen de circuler, et les agents de la Compagnie sont les moins à même d’être contrôlés. On examine leurs bagages, mais s’ils sont en tenue, même la plus crasseuse, les Boches vont rarement y voir de plus près. Ce que c’est que le respect de l’uniforme, quand même ! Remarquez, il y a encore mieux, mais nous n’avons pas osé franchir le pas.
– ??
– Agent de la Reichsbahn, voyons ! Vous parlez bien l’allemand, non ?
Ainsi B. découvrit-il ce jour-là que l’austère Monsieur Jean pouvait parfois faire preuve d’humour.
(la suite demain, si tout va bien…) |
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John92
Inscrit le: 27 Nov 2021 Messages: 931 Localisation: Ile de France
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Posté le: Ven Nov 24, 2023 10:30 Sujet du message: |
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– Avec vous ? Non ! Voyons ! Une jeune fille bien en tête à tête avec un inconnu ? Je dîne (déjeune? Si j’ai bien compris, on est en milieu de journée or le diner c’est le soir, non?) avec mon père, et puis je me sauve.
... _________________ Ne pas confondre facilité et simplicité |
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DMZ

Inscrit le: 03 Nov 2015 Messages: 2482 Localisation: France
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Posté le: Ven Nov 24, 2023 10:49 Sujet du message: |
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John92 a écrit: | …
– Avec vous ? Non ! Voyons ! Une jeune fille bien en tête à tête avec un inconnu ? Je dîne (déjeune? Si j’ai bien compris, on est en milieu de journée or le diner c’est le soir, non?) avec mon père, et puis je me sauve.
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Si, dîner, c'est bien à midi.
On déjeune le matin, on dîne à midi, on soupe le soir. C'est resté dans le langage courant en province jusque très tard après guerre (j'ai connu ça dans ma jeunesse en fonction des lieux) avant d'être supplanté par la coutume parisienne.
J'imagine que le glissement a dû se faire avec les sorties et les fêtes de la haute société qui se levait fort tard et donc déjeunait à midi, dînait ensuite avant d'aller au théâtre puis soupait en sortant, sur les coups de minuit. _________________ "Vi offro fame, sete, marce forzate, battaglia e morte." "Je vous offre la faim, la soif, la marche forcée, la bataille et la mort." Giuseppe Garibaldi |
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loic Administrateur - Site Admin

Inscrit le: 16 Oct 2006 Messages: 8412 Localisation: Toulouse (à peu près)
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Posté le: Ven Nov 24, 2023 12:16 Sujet du message: |
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À cette époque, Meriadeck est plutôt un quartier populaire, voire un peu misérable. Déclaré insalubre après la guerre. _________________ On ne trébuche pas deux fois sur la même pierre (proverbe oriental)
En principe (moi) ... |
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Casus Frankie Administrateur - Site Admin

Inscrit le: 16 Oct 2006 Messages: 13438 Localisation: Paris
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Posté le: Ven Nov 24, 2023 12:50 Sujet du message: |
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Le train (et le sous-marin) du retour
Toulouse, 23 avril 1941 – Fini les cinq étoiles ! Rétrogradé simple contrôleur, « billet s’iou plaît », et non plus Inspecteur Principal de l’Exploitation, B. fit le voyage retour en compagnie d’un petit jeune qui se chargea de résoudre les cas épineux : un papy ayant égaré son titre de transport et un quincailler en gros qui tentait d’usurper le siège voisin du sien pour y installer deux volumineuses valises, alors qu’une bonne bourgeoise forte en gueule lui en contestait l’usage. L’incident fut clos lorsque deux agents du SONEF de la voiture précédente, ameutés par de vertueux citoyens, exigèrent, entorse au règlement, que le fautif ouvrît les objets du délit, là, tout de suite, dans le couloir ! L’individu obtempéra en ronchonnant. A leur grand désespoir, les deux nervis de la Nouvelle France qui pensaient sans doute mettre la main sur un pactole de charcutaille ou de livres licencieux – bien plus intéressants, à leur humble avis, que la prose judéo-communiste de tracts baveux tirés sur une improbable ronéo – ne découvrirent qu’une fort complète et hétéroclite collection d’objets tout aussi mystérieux qu’anodins, tels qu’économiseurs, écrase-purée, presse-ail, cure-pipe, cuillers, tire-bouchons, couteaux “de service”, pliants, de poche, de table, en acier, en inox – modèle luxe – à manche de corne, de bois ou de bakélite, ciseaux de couture, de ménage, de coiffeur – plusieurs modèles – cisailles à volaille, sécateurs e tutti quanti. Quoiqu’un gros échantillon de ce contenu ait pu aisément servir à trucider tout courageux défenseur des valeurs ancestrales du Pays, ils ne donnèrent pas suite.
Muni du poinçon réglementaire dont il usait de façon tout aussi réglementaire, B. suivait le déballage d’un œil distrait depuis l’autre extrémité de la voiture. Un monsieur bien mis tentant vainement de faire disparaître sous son siège un sac rebondi, il s’en empara sans un mot, ouvrit la porte des toilettes proches, y fourra le sac et condamna les lieux. Presqu’aussitôt arriva une femme qui voulait les occuper, il s’y opposa fermement, la dirigea vers les toilettes de la voiture suivante, il fallait passer par le soufflet, ou de l’autre extrémité du wagon, à l’autre bout du couloir – ça tombait bien, le calme y revenait. Le propriétaire du sac le considérait d’un œil rond, il lui fit un petit sourire en coin et partit rejoindre Brunet, qui était plutôt blondinet, croisant au passage les deux sbires maugréant qui s’effacèrent sans lui jeter plus d’un regard.
La rame s’immobilisa à quai. Un train de permissionnaires transformait Matabiau en pétaudière, ça devenait une habitude, il fallait canaliser d’un côté le flot des civils et de l’autre le troupeau plus ou moins discipliné des feldgrau, certains descendaient ici, d’autres gagnaient Bordeaux, chez les uns comme chez les autres, ça se congratulait, ça s’impatientait, ça piétinait, ça rouspétait. Diligents bergers de cette transhumance, Feldgendarmes et policiers étaient sur les dents, une locomotive y allait d’un coup de sifflet assourdissant, la correspondance s’impatientait mais les Boches étaient prioritaires, les pigeons tournaient en rond en se cognant aux verrières et, pour couronner le tout, le contrôle tatillon des documents à l’entrée en gare n’arrangeait rien. Imperturbables et forts du devoir accompli, Brunet et B. fendirent les files de tous ces pékins, les gardes-chiourme s’écartaient devant eux, ils s’enfoncèrent dans les entrailles du bâtiment, Brunet pilotait, il avait fini son service, ouf !
A sa place, B. vit arriver… Salagoux. Il s’y attendait plus ou moins, la Compagnie ne devait pas employer pléthore d’individus de cet acabit, le jeunot avait montré des signes de nervosité – sans doute plus habitué à transporter des messages que des personnes. Ce qui l’étonna, ce fut l’absence de Barbarous. Quoique le voyage précédent n’eût duré qu’une poignée d’heures, il avait conclu que l’un n’allait pas sans l’autre. Comme Laurel et Hardy, un exemple tout bête qui lui venait à l’esprit, sans présumer de leur comique, ou Bouvard et Pécuchet, la bêtise en moins. A ce qu’il semblait. Avec un bel à-propos, son cicérone, ne montrant nulle surprise de le voir ainsi rétrogradé, l’accueillit comme un collègue côtoyé quotidiennement avec un familier « Alors, enfin de retour ? Viens, on va boire un jus, on a le temps, déjà une demi-heure de retard, mais faut bien que ces messieurs libèrent la voie ! ».
Ils sirotèrent leur lavasse infâme à l’écart, bonne raison pour Salagoux d’expliquer sa familiarité, tout en s’en excusant. C’est qu’il en venait à n’être pas sûr de certains collègues, un comble ! Tout se perdait, s’il n’y avait eu que les Boches et leurs foutues fouines à toujours surveiller vos faits et gestes ! Mais non, il y avait aussi des délateurs – anonymes, comme de bien entendu, alors on ne pouvait pas jouer du poinçon, mais ça se paierait – avec des mises à pied, des amendes, et même des arrestations, tout était prévu et codifié dans de nouvelles instructions pondues à Berlin et copiées à Paris, où tout marchait à la musique de la Reichsbahn.
Pour tout dire, la Compagnie dégringolait, le “N” y faisait triste figure. D’ailleurs le bruit courait qu’en certains milieux, “on” voulait changer ça aussi. Pour le coup, ça serait la Révolution ! Oh non, Barbarous n’était pas une de leurs victimes ! Un bête refroidissement, cette andouille s’était échauffée à fendre son bois, puis il avait discuté le bout de gras, façon de parler, avec son voisin, et paf ! Au lit, quarante de fièvre ! Heureusement, ça n’avait pas tourné à la pneumonie, ni à la pleurésie, il y avait des précédents, forcément, à force de bouffer comme des cochons. Mais le Pacôme était gaillard, il en avait terrassé d’autres, sans doute un cadeau teuton qui avait attendu le bon moment pour lui sauter dessus. Encore deux jours et il serait de retour, mais figurez-vous qu’il avait eu la visite des gendarmes ! Un bête rhume, et vous étiez suspecté de trahison ! Cinq minutes de retard à l’embauche, et c’était du sabotage !
On gagnait Béziers, et tout en admirant au passage l’arrivée du printemps – le paysage avait changé depuis le précédent trajet, il s’émaillait de verts tendres et de touches fleuries – B. s’étonna de ce qu’on roulait si doucement, un vrai train de sénateur ! Salagoux – qu’il n’arrivait pas à appeler Antoine – lui apprit que la voie était fragilisée. Ce n’était pas à mettre sur le compte des judéo-communistes ou des Algériens-rois-riens, tout simplement le ballast foutait le camp. Pas assez d’entretien, le problème avait été signalé de longue date, il aurait fallu dans un premier temps sans doute alléger les rames, les recommandations s’étaient de toute évidence perdues dans la pagaille de ‘40 où, de surcroît, on avait plutôt eu tendance à bourrer les voitures et surtout les wagons plats, là, vous voyez ? Et depuis, entre dispersion des moyens et pénurie des machines nécessaires – il allait se lancer dans des détails abscons et se ravisa – qui étaient affectées à des chantiers prioritaires, la faute aux destructions passées et aux bombardements présents… Enfin, ici, on faisait dans l’artisanal, dans le manuel et dans l’urgence, bien obligés. Aussi ce qui était réparé un jour était à remettre en état quinze jours plus tard, avec les Boches qui s’énervaient contre les saboteurs et les feignants. Heureusement, la Direction s’en était mêlée et depuis, ils s’étaient calmés, forcés de reconnaître que la bonne volonté ne faisait pas tout.
La Tamarissière (Hérault), 29 avril 1941 – Pour diverses raisons, l’hôtelier ne pouvait escorter son visiteur sur la plage à minuit. C’était donc un dénommé Gustou qui l’avait conduit jusqu’ici. La nuit était calme, seul le clapotis des vagues trouait le silence. De quart d’heure en quart d’heure, Gustou pointait sa lampe vers le large selon le code convenu. Encore une heure, et il faudrait rentrer, comme la veille, pour recommencer le lendemain, avec tout ce que cela supposait d’attente insupportable, d’angoisse – qu’est-ce qui pouvait bien avoir retardé le sous-marin ? – et de préparation d’un plan B par l’Espagne. Il faudrait alors contacter un passeur sûr, graisser des pattes…
Soudain un bref éclat lumineux jaillit à l’horizon. Bingen se redressa, déjà le Gustou se baissait au ras des flots pour tenter d’y voir quelque chose. Un truc approchait doucement, à peine entendait-on le floc-floc des rames repoussant l’eau. Un petit canot vint donner du nez sur la grève. Un civil – un homme costumé en civil – en sauta, la vague mourante éclaboussa son pantalon – Bingen avait quitté chaussures et chaussettes et retroussé le sien – un matelot sorti des ténèbres tendit une valise au nouveau venu, empoigna celle du partant, l’esquif rebroussait déjà chemin, Bingen chancela et faillit passer par-dessus bord, une poigne solide le rassit sur un banc humide. Pas une parole n’avait été échangée, l’heure n’était pas aux discours. Une identique poigne l’aida ensuite à se hisser sur le pont glissant du submersible de service, celui-là même qui l’avait déposé un petit mois auparavant à cet endroit. Il reconnut un matelot, puis les officiers, se glissa comme il put entre eux après les avoir salués, déjà le poisson de métal regagnait les profondeurs. Bingen apprit par la suite que l’unité avait passé une partie de la journée précédente posée sur le fond, et que la veille, elle avait été contraint de regagner le large : il y avait de la circulation dans les parages, sûrement de drôles de régatiers !
Un homme très recherché
Bureau de Georges Mandel (Alger), 3 mai 1941 – « … Encore une fois, excellent travail, mon cher Bingen ! Même si certains de mes collègues trouvent que vous avez forcé le trait… »
– Je tiens toute ma documentation à leur disposition, des affiches aux comptes rendus…
– Oh, c’était la seule posture qui leur fût venue à l’esprit ! Ils ne pouvaient décemment pas avouer qu’ils ne voyaient pas comment y remédier. La Commission les occupera ! C’est que certains se laissent aller, non pas aux délices de Capoue, mais à celles de l’Oranais, alors, se replonger comme ça de but en blanc dans certaines réalités… Je dois avouer que moi aussi, j’ai eu peine à me représenter ce que votre synthèse exposait. Heureusement que Locard était là. Et je peux vous dire que même le Gén… le ministre de la Guerre, qui avait concédé à votre mission du bout des lèvres, en a été fort impressionné.
– Eh bien, merci…
– Dites-moi, qu’est-ce que c’est donc que cette histoire d’arme ?
Cette histoire d’arme ? Ah, oui ! le revolver !
– Figurez-vous qu’on m’avait régulièrement muni d’un revolver, et que j’ai laissé ce dernier aux mains d’une personne de confiance. A mon retour, je l’ai déclaré perdu, je pensais naïvement que ça suffirait.
– Et ?
– Eh bien… non. Certaines habitudes ne changeront sans doute jamais. L’Administration, vous savez. Mais apparemment, l’affaire est en passe d’être régularisée.
– Oui, certaines habitudes sont effectivement difficiles à changer. Si ce n’était que de bêtes tracasseries administratives ! Bien. Vous voici donc… libre ?
– J’espérais quelques jours de repos, si vous le permettez.
– Oh, sans aucun doute ! Mais ensuite… Voyons, que va-t-on vous proposer ? Mmmh…Votre périple ferroviaire vous a-t-il donné du goût pour le rail ? Ingénieur des Mines… Il faudrait une liaison correcte avec le Maroc, pour commencer. Ah ! Je vois à votre air que cela ne vous enchante guère…
– C’est que…
– Ce n’était qu’une supposition. A vrai dire, nous avons pensé…
« Nous ? » songea Bingen.
– Comme vous vous êtes très bien sorti de cette mission… Très concis, très synthétique, très complet, votre rapport. Des qualités à ne pas gaspiller dans la pose de ferrailles. D’autres s’en sortent fort bien.
– Ce qui veut dire ?
– Il faut y réfléchir, mais il transparaît dans votre mémorandum que nos compatriotes hésitent entre résignation et révolte. Et ce ne sont pas les torchons et les Actualités lavalistes qui nous éclairent beaucoup sur l’état d’esprit des Français de Métropole.
– Et… ?
– Il faut, disais-je, y réfléchir. Mais nous avons besoin de prendre le pouls, si j’ose dire, des Français. Quelqu’un qui aurait une vision d’ensemble. Comment réagissent-ils aux dires et actions de Laval ? Aux bombardements des Anglais ? Vous voyez ?
– Vous voulez que j’aille placer un crayon sous le nez d’un passant rue de Rivoli en lui demandant ce qu’il pense de la dernière sortie de Doriot ?
– Eh bien, sur le fond, ça pourrait être ça. Sur la forme… Nous allons y réfléchir, vous dis-je. Profitez donc de votre congé pour faire de même de votre côté…
………
En sortant du bureau du vice-président du Conseil, Bingen était en proie à toute une palette de sentiments refoulés, de la colère à l’excitation, aussi ne prit-il pas garde plus que ça à un civil (un homme en civil) qui attendait dans le couloir, assis dans un inconfortable – il le savait d’expérience – fauteuil faux Louis XVI. L’homme se leva, lui emboîta le pas et sur le seuil de la résidence, se porta à sa hauteur.
– Monsieur Bingen ?
– Oui ?
– Capitaine Dupont. Avez-vous une minute ? Nous pourrions marcher un peu…
Capitaine ? Dupont ? Marcher ?…
– Il fait beau, c’est le printemps, bien assez tôt viendront de fortes chaleurs…
– Ne me dites pas qu’un capitaine que je ne reconnais pas veut m’entretenir de la météo locale !
– C’est que, voyez-vous, lieutenant Bingen, l’attention de nos services a été attirée par l’annexe de votre rapport préliminaire.
– Vos services ? L’annexe ? Oh ! Les mesures de sécurité ?
– Tout à fait. Venez. Vous appréciez le front de mer ?
– Ma fois…
Ils déambulèrent ainsi de conserve quelque temps jusqu’à faire face à la Méditerranée.
– Aimez-vous la mer, monsieur Bingen ?
– Je préfère la voir du rivage plutôt qu’être dessous !
Le capitaine se fendit d’une grimace. « Je vous comprends parfaitement ! Vous savez, nos amis anglais ont des petits avions, fort discrets et fort utiles, mais eux n’ont que la Manche à traverser. Admirez la Méditerranée, surtout aujourd’hui. Le soleil brille, les goélands – attention – nous survolent… Quel calme ! Quelle paix ! Mais en dessous, quelle agitation ! Quels carnages ! On bouffe, ou on est bouffé !… »
Il se tourna pour faire face à la ville. « Regardez Alger. Je ne dirais pas qu’elle est calme, n’est-ce pas ? Ce serait diablement inquiétant ! Disons qu’elle a l’air… normale.
Mais en dessous… Vous m’avez compris. En dessous… Cigarette ? »
– Merci.
– Pour faire simple, et je ne vous apprendrai rien ou si peu, nous devons faire avec des agents que nous qualifieront de lavalistes, pour plus de commodité. Anciens de la Cagoule – les plus dangereux – ou colons que les décisions de nos gouvernants sur le droit de vote des indigènes indisposent. Indépendantistes arabes plus ou moins pilotés par des hommes aux visées parfois contradictoires. Agents allemands – quelques-uns. Italiens – bien installés, très efficaces, les Italiens : ici, Protectorat, Libye, évidemment… Des hommes dans tous les ports, pas un mouvement de nos navires ne leur échappe. Quelques voix de chez nous suggèrent qu’en fait leurs services auraient cassé les codes de la Royale et/ou de la Navy, suggestion qui passe mal, une multitude d’espions est plus facile à avaler. Bref. Ensuite, nous avons les “bons”, si vous me passez l’expression. Nos amis anglais, par exemple, amis qui ne jouent pas toujours franc jeu, ils ont leurs propres intérêts, mais ce sont nos alliés. Et puis nous avons nos grands amis d’Amérique. Ceux-là…
– Ceux-là ?
– Eux la jouent de façon très personnelle. Un jour ou l’autre, ils seront en guerre, et de notre côté. Mais ils ont des visées à long terme. Ils sont très “ma main droite ignore ce que fait ma main gauche” et ils le resteront. S’ils ne faisaient que débaucher nos informateurs ! Mais retourner des agents sans nous en informer et lier des contacts avec les indépendantistes de tout à l’heure, ce n’est pas…
– Nous ne sommes pas en train d’admirer le passage des tramways uniquement pour parler espions, si ?
– Vous avez raison, je m’égare. Vous comprenez, cependant, que nous sommes déjà fort occupés par ce qui se passe ici. Et je ne vous parle pas ni du Maroc, ni du Levant ! Un apéritif, ça vous tente ? L’heure s’y prête. Il y a un petit bistrot, par là…
– Une de vos officines ?
– Oh non ! Ne nous prêtez pas des moyens que nous n’avons pas ! Juste bien placé.
………
– Voilà. C’est pour moi.
– Merci.
– “On” vient sans doute de vous proposer de retourner… “Là-bas”, non ? Je me trompe ?
– Pas tout à fait. Ça n’est pas encore très évident. “On”, comme vous dites, en a parlé comme d’une idée en l’air.
– En l’air, en l’air… Bah, pas demain, n’ayez crainte ! Pas avant l’automne, sans doute. Il faut attendre que la situation évolue. Eh, c’est que ce n’est pas comme de préparer un voyage à Constantine ! Vous n’avez pas idée des obstacles à lever et des problèmes à résoudre !
– Et ?
– Eh bien, vous en profiterez alors pour faire un petit travail pour nous.
– Discret ?
– Disons que… “On” n’a pas besoin d’être au courant. Oh, rien de bien dangereux ! De plus dangereux, j’entends. Pas de transport d’arme ou d’explosif, peut-être un peu d’argent, vous avez l’habitude, pas de vol de document, de kidnapping ou d’assassinat… Rien qu’un complément d’information, en quelque sorte. Et puis, vous avez déjà commencé le boulot : évaluer la sécurité de divers dispositifs, fiabilité des personnes, choix des lieux… Tenez, quand vous en saurez plus sur votre prochain voyage, passez à cette adresse, on vous “briefera”, comme disent nos alliés, plus en détail. Allez ! A quoi buvons-nous ? |
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houps

Inscrit le: 01 Mai 2017 Messages: 1719 Localisation: Dans le Sud, peuchère !
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Posté le: Ven Nov 24, 2023 13:01 Sujet du message: |
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loic a écrit: | À cette époque, Meriadeck est plutôt un quartier populaire, voire un peu misérable. Déclaré insalubre après la guerre. |
Voui... mais qui jouissait à l'époque d'un certain attrait. Voire d'un attrait certain. _________________ Timeo danaos et dona ferentes.
Quand un PDG fait naufrage, on peut crier "La grosse légume s'échoue".
Une presbyte a mauvaise vue, pas forcément mauvaise vie. |
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houps

Inscrit le: 01 Mai 2017 Messages: 1719 Localisation: Dans le Sud, peuchère !
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Posté le: Ven Nov 24, 2023 13:08 Sujet du message: |
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Casus, une petite intervention :
Dialogue à Alger :
Ils déambulèrent ainsi de conserve quelque temps jusqu’à faire face à la Méditerranée.
– Aimez-vous la mer, monsieur Bingen ?
– Je préfère la voir du rivage plutôt qu’être dessous !
Et deux pour le prix d'une :
Dernière ligne de Toulouse, 23 avril 1941 –
"...elle avait été contrainte de regagner le large ..."
Oui, je sais, elles ne sont pas dans l'ordre.
 _________________ Timeo danaos et dona ferentes.
Quand un PDG fait naufrage, on peut crier "La grosse légume s'échoue".
Une presbyte a mauvaise vue, pas forcément mauvaise vie. |
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Etienne

Inscrit le: 18 Juil 2016 Messages: 2786 Localisation: Faches Thumesnil (59)
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Posté le: Ven Nov 24, 2023 13:41 Sujet du message: |
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houps a écrit: | Casus, une petite intervention :
Dialogue à Alger :
Ils déambulèrent ainsi de conserve quelque temps jusqu’à faire face à la Méditerranée.
– Aimez-vous la mer, monsieur Bingen ?
– Je préfère la voir du rivage plutôt qu’être dessous !
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La ligne du dessus, tu as "Ma fois"...
 _________________ "Arrêtez-les: Ils sont devenus fous!" |
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John92
Inscrit le: 27 Nov 2021 Messages: 931 Localisation: Ile de France
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Posté le: Ven Nov 24, 2023 14:00 Sujet du message: |
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– Fini les cinq étoiles ! Rétrogradé simple contrôleur, « billet s’iou plaît », et non plus Inspecteur Principal de l’Exploitation, B. fit le voyage retour en compagnie d’un petit jeune (peut être préciser qu’il se nomme Brunet, voir Remarque infra )qui se chargea de résoudre les cas épineux : ...
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...– ne découvrirent qu’une fort complète et hétéroclite collection d’objets tout aussi mystérieux qu’anodins, tels qu’économiseurs, écrase-purée, presse-ail, cure-pipe, cuillers (cuillères?), tire-bouchons, couteaux “de service”, pliants, de poche, de table, ...
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Le propriétaire du sac le considérait d’un œil rond, il lui fit un petit sourire en coin et partit rejoindre Brunet (qui c’est? voir remarque supra ), qui était plutôt blondinet, croisant au passage les deux sbires maugréant qui s’effacèrent sans lui jeter plus d’un regard.
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– Figurez-vous qu’on m’avait régulièrement (réglementairement??) muni d’un revolver, et que j’ai laissé ce dernier aux mains d’une personne de confiance. A mon retour, je l’ai déclaré perdu, je pensais naïvement que ça suffirait.
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Et ce ne sont pas les torchons et les Actualités (actualités? Le NEF aurait mis une majuscule, mais là on est chez les africains ) lavalistes qui nous éclairent beaucoup sur l’état d’esprit des Français de Métropole.
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[i]– Ma fois (foi?) …
...
– Pour faire simple, et je ne vous apprendrai rien ou si peu, nous devons faire avec des agents que nous qualifieront (qualifierons? ) de lavalistes, pour plus de commodité.
... _________________ Ne pas confondre facilité et simplicité |
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Casus Frankie Administrateur - Site Admin

Inscrit le: 16 Oct 2006 Messages: 13438 Localisation: Paris
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Posté le: Sam Nov 25, 2023 12:14 Sujet du message: |
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Brunet : oui merci !
Cuiller et cuillère s'écrivent.
régulièrement : selon la règle.
Les Actualités : sous-entendu Pathé. _________________ Casus Frankie
"Si l'on n'était pas frivole, la plupart des gens se pendraient" (Voltaire) |
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