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La Grande Pitié (par Carthage… puis Houps)
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Volkmar



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MessagePosté le: Jeu Juil 20, 2023 23:03    Sujet du message: Répondre en citant

loic a écrit:
Capitaine caverne a écrit:
Ils peuvent se contenter de s'en prendre aux familles des plus éminents déménagés (politiques, militaires,...). Ca fait moins de monde et des cibles symboliques faciles à frapper.

Pas faux, mais du coup ça ne cadre pas ici (encore que, un petit chefaillon local qui décide de faire du zèle ou piquer les bons alimentaires pour lui...).


Sauf qu'au fin fond de nulle part comme ça, il est possible que des déménagés, il n'y en n'ait pas tant
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demolitiondan



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MessagePosté le: Ven Juil 21, 2023 09:39    Sujet du message: Répondre en citant

Peut-on aussi rappeler la dose d'arbitraire propre aux régimes dictatoriaux.
_________________
Quand la vérité n’ose pas aller toute nue, la robe qui l’habille le mieux est encore l’humour &
C’est en trichant pour le beau que l’on est artiste
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Hendryk



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MessagePosté le: Ven Juil 21, 2023 10:01    Sujet du message: Répondre en citant

demolitiondan a écrit:
Peut-on aussi rappeler la dose d'arbitraire propre aux régimes dictatoriaux.

En effet, dans bien des dictatures, le port d'un uniforme est souvent vu comme une autorisation à se livrer au racket. Après tout, si vous êtes victime d'un abus de pouvoir de la part des forces de l'ordre, auprès de qui voulez-vous aller vous plaindre?
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Lun Sep 11, 2023 16:17    Sujet du message: Répondre en citant

Poursuite de l'alternance Bingen (début 41) et Léopold (fin 41). merci Houps !
Cette fois, Léopold et Cie…


Chez le Doyen
Anglards de Salers, septembre
– Il ne plut pas, aucun fauve tel que belette ou petit lapin ne vint troubler la quiétude de cette prometteuse nuit, aucun oiseau nocturne ne vint les décorer, et au petit matin, bien que leurs estomacs protestassent quelque peu, enfourchant leurs fiers destriers (métalliques, modernité oblige), ils donnèrent les premiers de leurs derniers coups de pédale, une mise en route sinueuse dans une atmosphère bon enfant. L’air état encore frais, les oiseaux s’ébrouaient dans les ramures et deux oreilles ourlées de noir s’évanouirent entre des buissons chargés de rosée. Aucun son humain ne retentissant, durant de longues minutes, ils n’échangèrent aucune parole. Seul les accompagnait le cliquetis des chaînes rechignant à grignoter des pignons vierges de tout lubrifiant.
Peu à peu, le paysage s’anima, se peupla de sons, mais aussi de formes : quadrupèdes avec ou sans corne, puis bipèdes, silhouettes encore indistinctes s’en allant vaquer à d’obscures et non moins nécessaires tâches. D’un commun accord, l’improbable trio de ces enfants d’Afrique – ou d’une façon plus exacte, quoique plus restrictive, d’AEF – mit pied à terre. Dans le silence rural qui baignait le site – enfin, silence si l’on faisait abstraction d’abois de canidés en verve, de crissements d’insectes, de pépiements, de meuglements et, tiens, oui, de sons de cloches – un bouquet de toits surgi des arbres s’offrait à leurs yeux. Les trois cyclistes n’appréciaient pas là l’esthétisme et le pittoresque du spectacle, sentiments en tout point admirables quoique soumis à la subjectivité. Un spectateur inopiné – et il pouvait s’en trouver – aurait pu penser qu’ils reprenaient haleine, ignorant d’une part que cette dernière étape n’avait débuté qu’à une poignée de lieues, une broutille, d’autre part qu’ils n’étaient plus les néophytes zigzaguant sur l’asphalte de leurs débuts, leurs postérieurs pouvaient en témoigner. Non, s’il y avait bien quelque chose en eux qui demandait à faire halte, ce n’était ni le muscle ni le cœur ni, tant pis pour Molière, le poumon, mais bien le cerveau.
Depuis leur fuite de l’hôpital, ils n’avaient voyagé qu’avec l’épée de Damoclès d’une capture comme seule compagne, capture qu’aurait suivie, au mieux, un emprisonnement d’une durée incertaine dans un confort tout relatif. Certes, l’acquisition inespérée de documents, symboles indéniables de la civilisation – des faux, sans doute, mais susceptibles d’amadouer la maréchaussée – avait minoré ce risque. Minoré, mais non point dissipé. Sans doute eût-il fallu pour cela arborer casque de fer, uniforme feldgrau et indispensable teint de petit cochon rose. Surtout teint de petit cochon rose. Or, voici que se dressait maintenant devant eux le havre tant rêvé, la Jérusalem de leurs nuits ! Ils semblaient enfin au bout de leurs peines. Mais c’était justement ce qui motivait leur arrêt. Alors qu’ils touchaient au but, une question enfouie avec soin au plus profond d’eux-mêmes, si loin qu’ils n’en avaient pas conscience, une question s’était réveillée et remontait à la surface : ce but, que dissimulait-il ?
Car telle était la crainte qui supplantait maintenant brusquement celle qui avait jusqu’à cet instant assombri leurs pensées. Cette crainte avait toujours été là, tapie dans les méandres de leurs espoirs, prête à bondir au moment opportun – et ce moment était arrivé : comment allait-on les accueillir, étrangers qu’ils étaient en terre étrangère ? Ils en avaient tant vu, tout au long du chemin ! Mais ils n’étaient alors que de passage. Les commentaires que suscitait leur apparition s’évanouissaient dans leurs dos jusqu’au prochain bourg, jusqu’à la prochaine habitation, la prochaine rencontre. Hélas, s’il y avait eu des sourires, des mains tendues et des fenils ouverts, il y avait eu aussi des regards… noirs et des propos peu amènes. Alors, qu’allait-il advenir si par malheur la Terre Promise se refusait à eux ? Oh oui, il y avait bien ce sésame, ce trésor de papier que Léopold gardait précieusement, ici, dans cette poche, cette lettre plusieurs fois dépliée, repliée, qu’il était en train de caresser machinalement du pouce, comme pour conjurer le sort et se donner du courage. Ils étaient au pied du mur et la missive n’était qu’un bout de papier, sans tampon ni cachet, ces si importants ridicules petits signes qui peuvent faire des miracles. Sans eux, quelques lignes ne sont rien ; il est si facile de les ignorer ! Tant d’événements pouvaient s’être déroulés depuis leur départ de la Charité ! Le destinataire du mot avait pu décéder, être muté, se révéler peut-être moins accommodant que sa tant estimée sœur. Que celle-ci fût charitable (une prédestination, sans doute ?) n’augurait pas que son aîné le fût tout autant, les dures lois du temps avaient bien montré que la prêtrise ne dispensait pas la sainteté à l’envi. La noble dame faisait parfois preuve, hélas ! d’une naïveté touchante, voire désarmante, concernant les tréfonds de l’âme humaine. Alors, si l’huis se fermait à leur nez, où iraient-ils ? Quelle solution leur resterait-il ? Aucune !
Tout ceci était encore latent dans leurs esprits, mais n’allait pas tarder à s’affirmer, avec de bien fâcheuses conséquences… Sans doute le sentirent-ils, car d’un commun accord, sans s’être concertés, échangeant à peine un regard, ils empoignèrent leurs guidons et, d’un pas résolu, entamèrent la plus ardue partie de leur périple.
Comme ils atteignaient un carrefour d’où la chaussée semblait enserrer le village, ils furent dépassés par une grappe de garçonnets à vélo qui continuèrent sur leur lancée en braillant à tous vents « Des nègres ! Des nègres ! » Cette entrée en fanfare quasi préfectorale ne les découragea pas. Ameutés de la sorte, les gens qui étaient là, en grande majorité des femmes, les dévisageaient, incrédules, avec toutes les mimiques possibles. Ici bouche bée. Là, avec un timide sourire. L’une détournait le regard, l’autre les contemplait comme s’ils tombaient de la Lune. Dans leurs dos, une aïeule se signa. Ignorant cette palette de physionomies, Léopold s’enquit poliment de direction du presbytère. La mention de ce respectable édifice, plus que son langage et son élocution, eut un heureux effet : le diable demanderait-il le chemin de la cure ? En un clin d’œil, son interlocutrice, joignant le geste à la parole, indiqua fort civilement le moyen d’y parvenir.
Ils s’éloignèrent. Les jeunes cyclistes avaient disparu, mais les témoins de la scène s’attroupaient. C’est que des Africains – des vrais, pas ceux d’Alger ! – on en avait vus, certes, mais pour ainsi dire, pas… de visu et, pour la plupart, dans les journaux. Ou à l’école, lointain souvenir. Mais pour de bon, ici, en plein Cantal ! Et en civil ! Et à vélo ! Tant il était vrai que l’image qu’on en avait en tête, c’était, pour les plus chanceux et les plus fortunés, quelque reportage cinématographique sur les Colonies – à se demander où pouvaient bien être les lions, tiens – et, pour les autres, quelque cliché en noir pâle (!) et gris foncé dans un journal, ou, plus coloré, le fort heureusement sympathique Y’a Bon Banania ! Les rares voyageurs qui auraient pu faire part de leur expérience n’étaient tout simplement pas là. Momentanément pour certains, définitivement pour d’autres. Mais des tirailleurs sénégalais – l’intuition féminine n’est pas un vain mot – en tenue civile, c’était sans doute le plus époustouflant de l’histoire. Autant dire que l’arrivée du trio fit jaser dans les chaumières, bien plus que ne l’aurait fait l’apparition d’un éléphant, d’un Panzer – seul véhicule teuton peuplant l’imaginaire collectif – ou d’un agent d’assurance. Voire, par les temps qui couraient (un marathon), d’un représentant en engrais et semences.
Léopold, unilatéralement et à la majorité absolue promu chef, éclaireur, guide, porte-parole et, tant qu’à faire, démineur, s’en alla toquer à l’imposant panneau signalé tantôt comme étant celui cherché. Donc, il toqua. Point n’était de chevillette à tirer. Mais le chêne massif (ou le châtaignier, ou tout autre okoumé local) restait obstinément clos. C’est alors qu’il avisa premièrement une chaînette qui pendait opportunément à portée de main et, secondement, son œil ayant cheminé le long des maillons, une cloche. Mise en branle, cette dernière entraîna l’effet escompté : le battant s’ouvrit. S’entrouvrit. La face qui apparut n’appartenait pas a priori à une personne du sexe que l’on qualifie systématiquement de beau (ce qui relève parfois d’une conception biaisée de l’esthétique), non plus qu’au curé – l’accoutrement n’y était pas. Le portier – puisqu’il tenait fermement la porte, il convenait d’en convenir – petit, noiraud, plus sec qu’un tributaire du Rhir (lointaine réminiscence scolaire), balafré en sus d’une cicatrice de pirate, s’enquit dans un français non dépourvu de soleil des raisons de tout ce ramdam. Bon. Si la porte ne béait pas plus, du moins ne se refermait-elle pas. Déjà ça. Mais un refus pouvait toujours survenir, et n’en serait que plus terrible. Parvinrent alors d’au-delà du cerbère des sons indiscutablement humains, à la suite de quoi l’huissier de service s’effaça pour être remplacé, de bas en haut, par deux charentaises désappareillées, une soutane, un masque de cuir qui mangeait un demi-visage, deux yeux enfoncés sous des sourcils broussailleux et pour finir un front haut surmonté d’une calvitie en plein essor – la barrette avait ses inconvénients.
Cette nouvelle apparition, malgré son aspect dérangeant – mais nos voyageurs avaient côtoyé aussi bien, voire pire, quoique pas sur une soutane – fit montre d’une autre aménité. Elle afficha un soulagement non dénué de gaieté et Léopold put démêler, dans les sons déformés qu’elle proférait, des paroles de bienvenue. Après quelques instants d’accommodation, il comprit peu ou prou cela : « Ne seriez-vous pas les protégés de ma très chère Huguette, que Dieu l’ait en Sa Sainte Garde ? »
– Si fait, mon Père, j’ai ici la lettre de…
– Mes enfants, je ne vous espérais plus ! Entrez-donc ! Et laissez là vos… bicyclettes. Youssef va s’en occuper.
– Une lettre de sa main qui…
– Je reconnais bien là l’écriture de ma cadette et la marque de son grand cœur ! Venez. Son premier télégramme, fort succinct au demeurant, m’avait plongé dans des abîmes de perplexité. Dernièrement, un autre envoi, manuscrit celui-là, m’a plus amplement renseigné tout en me causant un brin d’inquiétude. Elle semblait tenir pour acquis que vous étiez déjà là. Comprenez mon souci !

Le susdit Youssef, s’étant enfin fendu d’un grand sourire, sortit en refermant derrière lui après avoir introduit le reste de l’équipe, saluée d’un « Holà, muchachos ! », tandis que les cyclistes s’enfonçaient dans les entrailles du bâtiment.
Et c’est ainsi qu’en ce début de septembre de l’an 41, le Doyen accrut sa maisonnée, déjà forte de deux républicains juifs espagnols, de trois ex-tirailleurs sénégalais et catholiques – précision qu’il ne tarda pas à voir confirmée. Ladite maisonnée comptait aussi une sœur Marie-Madeleine du Saint-Sépulcre, mais celle-ci, à l’exception notable des araignées, souris, repas, repassage, ravaudage, lessive, réemploi des bouts de cierges, gestion des tickets, connaissance des ragots, comptage des quêtes, rédaction des sermons et autres tracasseries quotidiennes, pas forcément dans cet ordre, ne comptait pour ainsi dire pas, vu qu’elle faisait quasiment partie des meubles.

Inquiétude
Anglards de Salers, octobre
– Quelques jours plus tard, un sermon bien pensé ayant rassuré les ouailles du Doyen – dument préparées par Radio Saint-Sépulcre, laquelle pratiquait en ce domaine un œcuménisme avant-gardiste – l’homme qui croyait en Dieu et celui qui y croyait moins, mais quand même un peu, au cas où… s’entretenaient dans la grande pièce qui servait de salon de réception, de bureau et de bibliothèque. L’automne s’avançait, et tous deux voyaient l’avenir chargé de sombres nuages, que l’hiver prochain ne ferait qu’accentuer. Ils avaient momentanément mis en sourdine différends et différences pour accorder leurs vues sur la situation du pays, que ce soit à l’échelle locale ou nationale, situation qui n’allait pas en s’améliorant et dont chacun, dans sa partie, essayait d’adoucir les effets.
Une récente convocation à Aurillac avait laissé une très désagréable impression au Docteur Lajarrige. “On” – des nervis des Boches, des jean-foutre patentés, mais des jean-foutre hélas aux commandes – l’avait longuement interrogé, puis sermonné sur la mauvaise volonté qu’il affichait lorsque le prétendu maire, ce foutriquet, requérait son aide pour résoudre d’épineuses questions, cadastrales ou autres. Après de sournoises insinuations sur sa probité et sa nature de bon citoyen, on l’avait prévenu qu’on l’avait à l’œil, que ses accointances passées avec la franc-maçonnerie ainsi qu’avec tous ceux qui avait jeté notre beau pays à l’état où il se trouvait, ses louches sympathies et ses propos inappropriés, étaient connus ! Au moindre soupçon de trahison – tel avaient été les mots employés – son sort était scellé. Le docteur, pour une fois, avait fait la carpe, même s’il n’en pensait pas moins. Cette entrevue n’avait fait qu’exacerber ses sentiments “antipatriotiques”, antipatriotisme dont on se doute bien qu’il visait le NEF, et non les Institutions auxquelles il avait adhéré. Il se l’était donc tenu pour dit et choisissait désormais ses interlocuteurs avec circonspection – certains confrères avaient la langue trop bien pendue, et quelques-uns, assez rares il est vrai, s’étaient même compromis avec ce qu’il dénommait in petto la bande à Laval, au prétexte, comme l’avait lâché l’un d’eux, qu’il fallait aller « dans le sens de l’Histoire. » Bref. Le Doyen faisait partie des personnes sûres avec lesquelles il pouvait avoir des discussions sérieuses et constructives – et l’inverse était tout aussi vrai. Discussions fort appréciées, mais qui tournaient en rond.
Une chose était certaine : il fallait de la discrétion. Ils n’avaient plus l’âge ni les capacités de faire dérailler des trains, sectionner des câbles ou publier des écrits baptisés “séditieux”, tâches fort dangereuses pour lesquelles il fallait un matériel qu’ils ne possédaient point. Ils en laissaient donc l’apanage à ces groupes dont on parlait en baissant la voix et qui n’existaient officiellement pas, jusqu’au moment où une affiche, un article de journal, une réunion publique, venait à fustiger de lâches attentats commis par des « terroristes » et dévoilait au public qu’il s’agissait d’étrangers, de métèques, de youpins et autres engeances du même acabit.
Présentement les deux hommes avaient quelque souci en tête. Si les enfants de chœur du Doyen – qui n’avaient, pour plus d’une raison, d’enfants de chœur que l’appellation – ne suscitaient plus guère d’émoi dans la commune et les alentours, la présence des trois “vrais” Africains posait plus de problèmes. Il était connu que les forces de police et de gendarmerie, avec plus ou moins de bonne volonté, épaulées par de nouvelles “forces de l’ordre” autrement zélées, avaient raflé de nombreux individus qu’une couleur de peau un peu trop foncée identifiait de loin. Ces individus souffraient de deux défauts rédhibitoires aux yeux des nouveaux maîtres du pays – ou du moins de Paris – à savoir qu’ils étaient issus du continent africain et, de surcroît, noirs. Café ou ébène, on ne faisait pas de distinction. Les fervents suppôts de Doriot, Laval et consorts ne voyaient là aucun pléonasme : les « traîtres à la Nation Française » (sic) s’étant honteusement réfugiés par-delà la Mare Nostrum revendiquée par Mussolini, autre Occupant du pays, et par conséquent autre ami, tout ressortissant du continent dit noir se trouvait être ipso facto un ennemi potentiel de la race française. Il fallait donc se prémunir d’une contamination de ladite race par ces « nègres enjuivés » qui, de rampante jusqu’aux jours bénis de l’été 40, ne demandait maintenant qu’à exploser. On avait donc raflé dans les grandes villes tout ce qui affichait des traits plus ou moins négroïdes, banni le jazz, « musique d’abrutis dégénérés » et incarcéré ouvriers, petits employés, médecins (très peu), enseignants (quelques-uns), musiciens et autres artistes avant de s’apercevoir que, tout d’abord, on manquait de prisons pour accueillir tout ce beau monde, même en les entassant un peu (beaucoup) et ensuite que les autorités allemandes, à qui l’on espérait ainsi complaire, se lavaient les mains de la chose : que les Français se débrouillent entre eux !
“On” était donc en train, non de faire machine arrière – chose impensable, “on” avait raison – mais de bâtir, en sus de nouveaux camps idoines, des commissions chargées de trier le bon grain de l’ivraie et de décider au cas par cas, et par région, de ce qu’il convenait de faire de tout un chacun, une fois que l’on aurait exclu du lot tout ce qui était indubitablement juif. (Juif, Africain, et de surcroît, Noir, cela semblait beaucoup pour un seul homme !). Quelqu’un avait eu la lumineuse idée d’enrôler d’office tous ceux qui ne pouvaient être suspectés de menées antinationales dans des « brigades de travailleurs volontaires » dont le rôle consisterait à fournir des bras indispensables au bon fonctionnement des industries et de l’Agriculture (avec un grand A), au déblaiement des décombres et à la remise en état de marche des infrastructures mises à mal lors du malheureux épisode de 1940 ou par les menées machiavéliques et les bombardements terroristes des ploutocrates algéro-britanniques.
En sus des facilement identifiables Sénégalais, Congolais, Ivoiriens ou autres Gabonais, les vaillants défenseurs d’une France, sinon aryenne, du moins franque, à préserver de toute souillure avaient dans leur collimateur d’autres ressortissants d’outre-Méditerranée. Jeanne d’Arc avait fort opportunément bouté les Anglois hors du Royaume et de glorieux soldats (héritiers du Saint-Empire ?) permettaient de les en tenir éloignés, mais si le déferlement des hordes arabes entre Tours et Poitiers avait été arrêté par un certain Charles (personne n’est parfait) dit Martel, il convenait de faire en sorte que ces envahisseurs ne puissent réitérer leur tentative. Il fallait donc veiller au grain afin de mettre hors d’état de nuire tous ceux qui, venus d’au-delà de la Grande Bleue, parasitaient la Nation et préparaient sournoisement sa chute, avec la complicité non dissimulée des traîtres de la clique à Reynaud. Etaient ainsi visés de potentiels goumiers marocains, d’éventuels tirailleurs algériens, d’hypothétiques chasseurs tunisiens, qui avaient assurément bâti de solides bastions dans toutes les grandes villes – et parmi celles-ci, Marseille était la plus contaminée.
Las ! Là aussi, le bras vengeur et séculier des chevaliers blancs se heurtait à la dure réalité du manque de place et de personnel. S’y ajoutait le fait que d’aucuns, dont certains de ces Allemands que l’on prenait en exemple, fort versés dans la préservation des races – la leur en particulier – préconisaient a contrario de faire preuve de mansuétude à l’égard de ces peuples inférieurs. Ne parlait-on pas, dans les milieux bien informés, d’utiliser le juste ressentiment des autochtones opprimés par les financiers juifs pour en faire des alliés dont la révolte ferait vaciller les empires coloniaux adverses ?
Alors notes, notules, arrêts, avis – autorisés ou non, formules ampoulées, discours enflammés, slogans, articles de fond ou à l’emporte-pièce et conversations feutrées se succédaient, se contredisaient, s’infirmaient, se confirmaient, pour finir par s’annuler. Une tempête dans un verre d’eau qui suscitait une pagaille administrative du meilleur cru, se traduisant par toute une gamme de libres, libérés, emprisonnés, en détention provisoire, en résidence surveillée, voire disparus.
Ceci dit, pour Lajarrige et le Doyen, la controverse n’avait pas lieu d’être. Certes, on ne pouvait prétendre sauver tous les Africains éparpillés aux quatre coins de l’Hexagone ! Mais on ne disposait là de trois exemplaires, seulement trois ! Alors, tâchons de tirer ces trois-là d’affaire, n’est-ce pas ?
Ainsi devisaient nos deux bonshommes. Bien que d’avis fort divergents sur nombre de sujets, sur celui-là, ils s’accordaient. Averti par de charitables âmes que le presbytère abritait semblable faune, le “nouveau maire” (titre qui lui collerait aux basques jusqu’à la fin), qu’on ne voyait qu’occasionnellement, avait diligenté la force publique locale pour plus amples informations. La gendarmerie, sûrement gangrenée par le communisme rampant des financiers judéo-algériens (on en venait à manquer de qualificatifs), avait fait savoir qu’elle avait d’autres chats à fouetter. Un – là aussi – “nouveau” garde-champêtre / crieur public / facteur municipal, qui rendrait rapidement son tablier avant de s’évanouir dans la nature, était donc venu en tant que représentant du Nouvel Etat Français s’enquérir officiellement de tout ce qu’il y avait à savoir sur ces individus. Ayant dûment constaté que lesdits individus, munis de papiers en règle, étaient affectés à l’entretien des jardins du presbytère ainsi que des terres du château de feu le comte de Palmont en tant qu’ouvriers agricoles, sa curiosité ne s’était pas étendue à plus. Il s’en était donc retourné rendre compte, omettant de signaler qu’il n’avait pas rencontré les trois quidams (on se méfiait de lui), outre que présenter un manchot comme professionnel de la houe avait paru, comment dire… inapproprié. Ce manque de zèle, ignoré de l’un, fut noté par les autres, accompagné d’un gros point d’interrogation. Mais on ne pouvait espérer que cette situation perdurerait. Il fallait réfléchir à des dispositions à prendre lorsque, malheureusement, elle s’envenimerait – la chose paraissait inévitable.
Cependant, le trio incriminé s’était activé au service du Doyen en compagnie du binôme espagnol. On avait fait les regains, il fallait bichonner les deux vaches du presbytère – un trésor – récolter les tubercules de tout poil et surveiller les choux. Mais pas que, car il y avait à faire sur les dépendances de la vénérable bâtisse. L’hiver passé avait été rude, rien ne disait que celui qui approchait serait plus clément. Pour l’heure, Youssef initiait Léopold aux joies de la traite – Rosalie n’avait pas son pareil pour renverser le seau “par inadvertance” (!). Sauveur bouchonnait l’équidé, N’Diaf sciait du bois, le petit, pour la nécessaire flambée vespérale… peu à peu, ces saines occupations les faisaient entrer dans le paysage sagranier, on ne les considérait plus comme des bêtes curieuses, ils étaient là, point final, comme il en avait été des autres protégés du Père, un saint homme, un fieffé papiste, une brebis égarée en ces temps troublés, un calotin, bref, un brave type.
Dans leur repaire douillet, le duo des conspirateurs dont relevait le susdit prélat en était venu à diviser la communauté locale en trois catégories. D’abord, les opportunistes ou véritables partisans du nouvel ordre des choses, une poignée, mais qui comptait, hélas ! Venaient ensuite les indifférents, ou se disant tels – le bémol avait son importance : majoritaires, plus soucieux du moment et de leur existence que des grandes affaires du monde, on les comprenait. Restaient quelques réfractaires plus ou moins déclarés, donc à fiabilité douteuse, mais c’était parmi ceux-là qu’on découvrirait sans doute en premier des personnes de ressource. L’idée était de pouvoir faire en sorte qu’en cas d’alerte, Africains et Espagnols trouvent un refuge sûr, à savoir où et chez qui, plutôt que d’essayer de compter sur la campagne environnante pour s’y mettre à l’abri.
A cette fin, le château, abandonné depuis le décès du comte – l’absence de chauffage central devait y être pour quelque chose – paraissait une ressource valable. La bâtisse était spacieuse, glaciale, certes, mais offrait un toit, ce qui n’était pas le cas des bois en hiver, dernier recours facilement joignable depuis ses murs. Les lointains héritiers du défunt, lointains dans le temps comme dans l’espace, ne s’étaient guère manifestés depuis la cérémonie parisienne. Après des courriers restés sans réponses, sinon évasives, et une fois le notaire consulté, il s’avérait qu’on était non dans le vide, mais dans le flou. Les terres étaient louées et les baux non révoqués, mais les bras, comme ailleurs, manquaient. Alors ? Idée à creuser.
Au fil des réflexions, force fut de constater et de prendre en compte que Youssef, Léopold et compagnie n’étaient pas les seuls de leur espèce. Incidemment, chacun de son côté avait découvert ici deux jeunes enfants que le couple Simon hébergeait – et scolarisait et catéchisait – comme « de lointains cousins mis à l’abri à la campagne par des parents résidant à Nantes », là une demoiselle Léonie tombée du ciel chez les Michel qui la présentaient comme une parente, elle aussi éloignée et elle aussi préférant l’air pur à l’atmosphère délétère d’une grande ville. A ce qu’ils avaient appris en écoutant entre les lignes, cette immigration se produisait un peu partout dans le Cantal. Pour l’heure les Autorités ne s’étaient manifestées, comme pour les protégés de Dame Blachon, que par de vagues contrôles d’identité. Au reste, venu constater en personne que les petits élèves apprenaient bien leurs leçons et surtout les “bons” exemples, Monsieur le Nouveau Maire, fort satisfait, s’était étonné de leur nombre. Les enseignants lui avaient alors répondu qu’avec l’afflux de gamins mis au vert et à l’abri dans diverses familles, il leur fallait pousser les murs. Hélas, si les deux compères s’interrogeaient, il y avait fort à parier que d’autres, moins bien disposés, feraient de même, d’autant plus que le nombre d’étrangers de passage, sans atteindre à la foule des congés payés sur les plages de Normandie, croissait.
Le rescapé de 17 n’avait pas questionné le docteur sur la nature et les agissements de son visiteur du printemps précédent, mais si le praticien l’avait reçu, c’est que ce prétendu voyageur de commerce avait dû montrer patte blanche, ce qui n’était pas toujours le cas des autres. Avec la diminution des beaux jours, il en passait bien moins, et certainement pas tous les jours. Pour des raisons à éclaircir, c’en était de toutes sortes, que l’on devinait en délicatesse avec l’Occupant, qu’il fût transalpin ou transrhénan, quoiqu’ils s’en vantassent rarement. De vrais chemineaux, comme on en avait toujours vus, parfois avec des gueules de truands, qui se proposaient pour de menus travaux, qu’on épiait et dont on se méfiait. Un jeune gars, un jour, qui avait à mi-voix demandé au boulanger si les gendarmes faisaient beaucoup de rondes et s’il connaissait quelqu’un qui pouvait l’héberger, oh, pas longtemps, c’était une connaissance d’Aurillac qui lui avait conseillé de s’adresser là. « Il me faisait pitié, ce gosse, mon Père, alors j’ai pensé à vous. » Et puis il y avait eu cet autre, qui payait des coups à boire, et vantait bien trop haut le courage des “Résistants” qui se battaient, eux, et qu’il aurait bien aimé rejoindre – « Je dis ça, parce que je sais qu’ici, je risque rien ! » Ben tiens…
Et, bien évidemment, il y avait ces… groupes. Ils existaient. Personne n’en parlait ouvertement, mais il y avait des allées et venues, dès la tombée de la nuit, et le ministre du culte, frappé d’insomnie, constatait que, malgré le couvre-feu que la gendarmerie tâchait de maintenir dans ce coin perdu, il n’y avait pas que des matous en maraude ou des amants en transit à circuler sous les étoiles. Il y avait par nuit noire des lueurs furtives sur les routes soi-disant désertes. Oh, c’était assez exceptionnel. Mais, justement… Quant au docteur, il gardait pour lui que son hôte temporaire lui avait assuré qu’on ne l’oubliait pas, et que “quelqu’un” passerait sans doute ultérieurement, promesse qui n’était pas en l’air : sans qu’il y eût de lien entre les deux événements, bien sûr, peu de temps après l’installation des fuyards de la Charité, le docteur s’en était allé retirer à la Poste un colis qu’il n’attendait pas, envoyé par un expéditeur inconnu de lui. Et il avait découvert en l’ouvrant un peu de cette aspirine dont il avait tant déploré le manque, mais aussi d’autres médicaments, le tout en petite quantité, évidemment, et il en usait avec parcimonie, non seulement parce qu’il en avait peu, mais aussi et surtout pour ne pas éveiller les soupçons. Cependant, que cela ait pu ainsi circuler… Quoiqu’en y réfléchissant, si une missive écrite en son bureau pouvait atteindre Alger !
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Etienne



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MessagePosté le: Lun Sep 11, 2023 16:47    Sujet du message: Répondre en citant

Citation:
L’air état encore frais,


Citation:
Léopold s’enquit poliment de la direction du presbytère.

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"Arrêtez-les: Ils sont devenus fous!"
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demolitiondan



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MessagePosté le: Lun Sep 11, 2023 16:54    Sujet du message: Répondre en citant

Qu'il me soit permis de dire que ca fait plaisir de revoir, et Casus, et nos grands auteurs.
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Quand la vérité n’ose pas aller toute nue, la robe qui l’habille le mieux est encore l’humour &
C’est en trichant pour le beau que l’on est artiste
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John92



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MessagePosté le: Lun Sep 11, 2023 17:15    Sujet du message: Répondre en citant

Rien à signaler en plus d'Etienne.
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marc le bayon



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MessagePosté le: Lun Sep 11, 2023 19:06    Sujet du message: Répondre en citant

C'est un plaisir à lire...
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Marc Le Bayon

La liberte ne s'use que si l'on ne s'en sert pas
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loic
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MessagePosté le: Mar Sep 12, 2023 10:48    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
que les Français se débrouillent entre eux !

J'ai employé mot pour mot la même expression en avril 44 lors de Cobra.
En gros, voilà ce que les Allemands auront retenu de leur séjour en France Twisted Evil
_________________
On ne trébuche pas deux fois sur la même pierre (proverbe oriental)
En principe (moi) ...


Dernière édition par loic le Mar Sep 12, 2023 12:40; édité 1 fois
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houps



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MessagePosté le: Mar Sep 12, 2023 12:33    Sujet du message: Répondre en citant

Sot riz, Loïc, j'avais pas vu le copyright ... Very Happy
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