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Diplomatie-Economie, Février 1944
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Lun Oct 18, 2021 11:27    Sujet du message: Répondre en citant

Merci aux relecteurs - je tiens compte de toutes les observations, bien sûr.
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Casus Frankie

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le poireau



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MessagePosté le: Mar Oct 19, 2021 08:31    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
Merci aux relecteurs - je tiens compte de toutes les observations, bien sûr.


J'ai pas mal d'interrogations sur la question des futures zones d'occupation en Allemagne évoquée qu debut du fil.
Mais j'en parlerai en MP.
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Mar Oct 19, 2021 09:57    Sujet du message: Répondre en citant

C'est justement une évocation, une sorte de brouillon ! Rien n'est gravé et tes idées sont les bienvenues, et le seront d'autant plus quand il s'agira de passer à la pratique.
J'en profite pour indiquer - désolé de ne pas l'avoir fait plus tôt - que si les contorsions hongroises, les appels à l'aide polonais et les manigances tous azimuts des divers Yougoslaves sont de Demo Dan (vous l'aviez compris), les négociations entre pays sensés sont de Tyler (qui n'est pas allé aux Bermudes pour se mettre dans l'ambiance, non, dommage pour lui).
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Casus Frankie

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Casus Frankie
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MessagePosté le: Mar Oct 19, 2021 14:53    Sujet du message: Répondre en citant

Ce qui suit narre des affrontements diplomatiques qui valent bien des luttes militaires !

11 février
Pierre II se tourne vers les USA
Un Serbe à Washington
Washington National Airport (DC)
– Un C-54 Skymaster en provenance de Naples via les Açores puis les Bermudes se pose sur la piste. A son bord, Momčilo Ninčić – le premier membre du gouvernement du royaume de Yougoslavie en visite sur le territoire américain depuis la libération de la Serbie !
Alors qu’il descend la rampe, d’un pas vif malgré la fatigue de cet éprouvant voyage, il constate avec plaisir que l’ambassadeur Constantin Fotitch l’attend sur le tapis rouge, en compagnie d’un représentant du Département d’Etat et de quelques membres de la petite diaspora yougoslave. Une poignée seulement : il été difficile de trouver beaucoup de personnalités désireuses de s’afficher avec Ninčić – certainement parce que, parmi les trente mille Yougoslaves qui ont émigré aux Etats-Unis dans les années 30, la majorité fuyaient la dictature du roi Alexandre 1er ! Enfin, on a tout de même récupéré Dušan Petković, un footballeur champion de Yougoslavie, ainsi qu’Aleksa Mandušić – un Serbe du Kosovo décoré de la Medal of Honor pour ses actions pendant le Premier conflit mondial. Quel beau symbole d’amitié entre les peuples yougoslaves et américain !
On multiplie les poignées de main avec sourires et émotion, sous le crépitement des flashs… mais sans y passer plus de temps que le strict nécessaire. Car Ninčić n’est pas en villégiature – il doit absolument rencontrer le plus de monde possible et se montrer au maximum afin de susciter un engouement pour son pays. Au programme, pour le ministre des Affaires étrangères yougoslaves : interviews, réunions de travail, dîner de charité au profit des réfugiés de Belgrade et surtout une entrevue avec Cordell Hull, suivie d’une audience dans le bureau ovale ! Il n’aura pas beaucoup de temps pour la bagatelle ou le tourisme – et à ce propos, une angoisse l’étreint. Où est passée la délégation tchetnik qui devait le rejoindre ?

Churchill en mission
De beaux cadeaux pour les Grecs
Palais royal (Athènes)
– Les lourdes portes en bois de la salle de conférence du palais se referment sur les négociateurs grecs et britanniques, qui se font face dans une ambiance un peu moins que cordiale, guère allégée par la présence de plusieurs traducteurs.
Winston Churchill, son éternel cigare entre les doigts, s’est confortablement calé dans son fauteuil mais il a laissé choir son sourire de façade. A sa droite, on trouve Norman Brook – le secrétaire particulier de son cabinet. Mais à sa gauche, point d’Allan Brooke, le chef d’état-major britannique, dont Churchill avait pourtant souhaité la présence. En effet, Brooke a sèchement refusé l’invitation, en prétextant ses autres responsabilités (1). En lieu et place du général siège le plus modeste Lt-colonel Lord George Jellicoe (seul fils de l’amiral), arrivé du Caire la veille. Ce jeune officier (il n’a pas 26 ans !) est un habitué des opérations spéciales politico-militaires, lesquelles lui ont valu son grade – chaudement recommandé par Wilson, il est sans doute l’homme de la situation.
Face à eux, le sommet du royaume de Grèce : le régent Paul, le Premier ministre Georges Papandréou, le chef d’état-major Efstathios Liosis. Le ministre des Affaires militaires, Panagiotis Kanellopoulos, a été délibérément laissé de côté – il est (officieusement bien sûr) jugé bien trop proche de Londres. Une fois que chacun est installé, le bouledogue mord – pas trop fort mais son grognement n’en est pas moins clairement perceptible :
– Hé bien, chers amis, quand nos hommes sur le front peuvent-ils s’attendre à retrouver leurs camarades grecs à leurs côtés ?
Georges Papandréou prend sur lui de répondre au nom de la délégation – après tout, il est à la fois ministre des Affaires étrangères et Premier ministre. Personne ne lui en voudra.
– Hé bien Monsieur le Premier ministre, pour autant que je le sache, c’est déjà le cas.
Churchill s’agite quelque peu théâtralement sur son fauteuil avant de répliquer : « Allons Messieurs, pas avec moi ! L’armée grecque conserve sur son territoire les deux tiers de ses effectifs – est-ce que les deux tiers des forces du Commonwealth sont restés en réserve quand il fallait libérer l’Attique ? Je vous le demande ! »
– Nous remercions bien sûr chaleureusement les forces des Nations-Unies pour leur concours décisif dans la libération de notre pays. Mais convenez que la situation de notre pays est hélas aujourd’hui fort différente de celle du Royaume-Uni et du Commonwealth.
– Le Commonwealth est en guerre depuis déjà quatre ans, ses peuples ont payé et payent encore le prix du sang… Qu’est-ce qui justifierait que votre peuple soit différemment considéré ?

Churchill s’est penché en avant avec un air de conspirateur – son cigare toujours pointé vers ses interlocuteurs, il fait penser à un aventurier attablé dans quelque bar louche en Amérique du Sud. Le régent Paul, resté raide comme la Justice depuis le début, juge qu’il est temps d’intervenir.
– Monsieur le Premier ministre, la guerre a touché presque tout le monde sur cette planète. Vous avez subi les désastres puis les bombardements sauvages de 1940, nous avons gémi sous la cruelle botte nazie pendant deux longues années. Une comparaison n’aurait aucun sens. Comme l’a si bien exprimé mon frère, l’ancien roi Georges II, la question n’est pas : qui a payé le plus cher face à Hitler ? Mais bien : quel sens donner au sacrifice de ceux qui ne sont plus là aujourd’hui ? Quel serait l’intérêt du Royaume-Uni, Monsieur le Premier ministre, si vos forces n’avaient libéré la Grèce que pour la voir demain plonger dans la guerre civile et l’anarchie que nous constatons déjà non loin de nos frontières ?
La tirade est un peu jouée, sans doute préparée – il faudra quelques instants avant qu’elle soit entièrement traduite. Le Premier ministre écoute, hochant de temps à autre la tête, paraissant comprendre mais pas forcément approuver.
– Je comprends vos inquiétudes, Votre Excellence, elles sont légitimes. Toutefois, je suis convaincu que les tristes événements qui se déroulent dans des pays voisins ne sauraient survenir chez vous. Votre peuple est uni dans la victoire et sous votre sage gouvernement, qui bénéficie de l’éminent patronage du très respecté Damaskinòs ! La guerre civile que vous craignez ne me paraît pas à redouter.
Imperturbable, le Régent ne cède pas un pouce de terrain : « Et qui vous dit, Monsieur le Premier ministre, que la colère ne gronde pas sous le calme et la joie de la foule reconnaissante que vous avez traversée pour arriver jusqu’ici ? Il y a deux mois à peine, nos forces affrontaient des émeutes dans ce même port que vous avez visité hier ! Nous sommes à la merci du bon vouloir de… quelques-uns de nos partenaires politiques… et surtout de leurs puissants protecteurs, qui sont désormais à nos portes. »
Paul a mis le doigt sur le nœud du problème – charge à Papandréou de développer à présent : « Ce que Son Excellence le Régent souhaite vous signifier, Monsieur le Premier ministre, c’est que nous avons de très bonnes raisons de craindre une reprise de certains troubles civils sitôt notre armée hors de nos frontières. Il me semble qu’un événement politique très récent et passablement scandaleux – mais qui n’a été dénoncé ni par Moscou, ni par Marseille et encore moins par Londres – démontre la justesse de nos préoccupations : qui sait si, parmi nos compatriotes, il ne s’en trouve pas qui rêvent d'imiter pareil coup de force ! »
Le silence se fait brièvement autour de la table : la sortie de Tito n’arrange pas les affaires de Sir Winston, c’est le moins que l’on puisse dire ! Mais depuis la semaine dernière, l’intéressé a eu le temps de préparer ses arguments.
– Il ne faut pas s’exagérer l’importance de cet événement, Monsieur le Premier ministre. Le gouvernement royal yougoslave bénéficie de tout notre soutien. Quant au royaume de Grèce, qu’il me soit permis de constater – et sans flagornerie – que ses dirigeants ne sont pas tombés dans certaines erreurs commises en Yougoslavie. Et ce d’autant plus que les… travers spécifiques au peuple yougoslave n’existent pas chez vous. Enfin, pour ce qui est des influences étrangères auxquelles vous faites allusion… Soyez rassurés, je m’occupe personnellement de faire en sorte qu’elles ne s’exercent en Grèce que pour y garantir la paix civile. D’ailleurs, il ne vous a pas échappé que Moscou n’a pas approuvé la formation du gouvernement de Mister Broz – pas plus que nous en vérité !
– Sans doute. Mais qu’en sera-t-il demain ?
rétorque Paul.
Pressentant que la conversation risque de tourner en rond, George Jellicoe intervient : « Je crois pouvoir affirmer que chacun dans cette pièce connaît à présent clairement les positions de ses partenaires. Je prends note que le gouvernement grec ne s’oppose pas à la participation de son armée au combat commun contre l’Allemagne et que cette participation est simplement limitée par la situation politique intérieure de la Grèce. Or, de notre côté, nous souhaitons vivement que les deux corps d’armée grecs mis sur pied avec l’aide des forces britanniques puissent nous apporter leur concours pour la tâche qui s’annonce, tâche dont la difficulté n’échappe à personne. La question est donc… comment pouvons-nous alléger vos inquiétudes ? »
Georges Papandréou reprend la parole : « Nous sommes face à au moins trois sujets de préoccupation qu’il convient de traiter avant que notre armée puisse participer pleinement aux combats prévus contre l’Allemagne cette année. La première est la plus évidente : la situation économique de notre Nation reste malheureusement catastrophique. En vérité – et vous êtes parfaitement au courant de cet état de fait – le Royaume a un besoin vital des livraisons de biens de première nécessité en provenance de… de l’autre côté de la mer Egée et en provenance du Caire. Nous payons les premières en bon argent – et nous espérons avoir la possibilité de faire de même pour les secondes, comme nous vous le devons. »
Le Premier ministre grec a bien dit « nous espérons » – il paraît toutefois douteux qu’il ose aller au conflit avec le Royaume-Uni sur pareil sujet, l’exemple argentin est éloquent ! Cependant, pour filer la comparaison, l’Argentine n’a pas fait grand-chose pour la cause alliée, elle. Les Britanniques en sont conscients.
– Il va sans dire que le gouvernement de Sa Majesté, que j’ai l’honneur de diriger, n’a pas pour objectif de noyer la Grèce sous les dettes. Récemment encore, nous avons eu nous-mêmes des arbitrages assez… rudes avec le Président Roosevelt à ce sujet. Nous avons tous intérêt à nous entendre !
Une manière habile d’approuver l’ouverture de négociations de rééchelonnement de la dette grecque, tout en mettant Athènes en garde quant à une éventuelle entremise de Washington. Et Churchill conclut : « Comme on dit, donnez du poisson à un homme, il mangera un jour, apprenez-lui à pêcher… Je suis certain que des investissements bien choisis et conduits selon des conditions équitables apporteront la solution à ces problèmes. D’ici là, soyez assuré de notre solidarité – les paiements pourront attendre. »
Avec malice, Papandréou ajoute : « En parlant de poisson, vous n’ignorez pas que nous avons déjà sollicité les services de la République française, qui a elle aussi connu ce genre de difficultés. La réponse a été rapide et une mission d’aide technique est déjà en route (2). »
Alors que le Premier Britannique fait la moue face au sourire de son homologue, George Jellicoe reprend avec promptitude : « Vous avez mentionné trois sujets, Monsieur le Premier ministre. Le premier me semble réglé – au moins sur le principe. Qu’en est-il des deux autres ? »
– Dans l’éventualité d’un déploiement à l’étranger de nos deux corps d’armée actuellement opérationnels, nous craignons de ne plus avoir les moyens de maintenir l’ordre public comme il convient sur notre territoire. Certes, vos assurances quant au risque d’ingérence étrangère nous sont d’un grand réconfort, mais nous aimerions les voir préciser !

Churchill l’interrompt : « Soyez certains que nous pourrons vous transmettre à bref délai des informations sur les garanties que je me charge personnellement d’obtenir ! »
– Je vous en remercie, Monsieur le Premier ministre, mais nous ne saurions partir en guerre sans être parfaitement assurés de nos arrières. Ce qui présente d’ailleurs un grand intérêt pour l’ensemble du 18e Groupe d’Armées ! Une fois les forces alliées en Croatie ou en Hongrie, il serait gênant que Le Pirée ou Salonique se retrouvent en proie à des émeutes ! Garanties ou non, nos amis de Moscou pourraient en tirer argument pour venir de Bulgarie rétablir l’ordre, n’est-ce pas…

Papandréou arbore un sourire éloquent et poursuit : « Je laisse au général Liosis le soin de décrire la situation. »
Ce dernier ne se fait pas prier : « Messieurs, j’ai pris la liberté d’établir, en coordination avec le ministre de l’Intérieur, Monsieur Philip Manouilidis, la liste de nos besoins essentiels et indispensables au maintien de l’ordre démocratique dans le Royaume, même en l’absence de toute influence extérieure indésirable. Comme vous pourrez le constater dans les rapports que je vous remets ici [Le général se saisit d’un épais dossier qu’il entreprend de faire passer du côté opposé de la table.], outre le rééquipement complet de la gendarmerie – déjà en cours mais qui demande encore à être mené à terme – il nous faut conserver au moins deux divisions d’infanterie déployées sur le territoire national. Ces dernières auront deux objectifs. D’abord, canaliser la masse de partisans d’obédiences diverses et plus ou moins armés qui courent nos campagnes, afin de les contrôler et, dans l’idéal, de les mobiliser pour compenser les pertes des unités se battant sur le front. Ensuite, décourager par leur présence toute action agressive de la part des différentes organisations qui ne partageraient pas nos orientations politiques. »
Le document atterrit dans les mains de Winston Churchill, qui le feuillette, parait le soupeser, puis le remet finalement à Norman Brook : « Deux divisions ? C’est considérable ! Pour votre information, les Yougoslaves n’ont rien demandé de ce genre ! »
– Sans doute parce qu’ils ont leurs propres méthodes pour faire régner l’ordre… Et que leur pays a été largement alimenté en armes de toutes provenances ces deux dernières années. Par ailleurs, je tiens à préciser que le recrutement de ces deux divisions ne posera aucun problème, Monsieur le Premier ministre ! Nos jeunes hommes se pressent dans les bureaux de recrutement, il nous faut seulement les armer et les entraîner.
– Colonel Jellicoe, la chose vous parait-elle faisable ?
– Vous comprendrez, Sir Winston, que je ne puisse pas donner une réponse ferme dans de pareilles conditions. Sur le principe, cependant, je n’y vois pas d’objections. J’ose d’ailleurs supposer qu’un armement de… second rang, facilement disponible, suffira largement à ces deux divisions pour qu’elles remplissent les tâches qui ont été évoquées.
– Parfait – dans ce cas, considérons cette affaire comme réglée elle aussi. Ces problèmes ancillaires ne vont quand même pas vous empêcher de participer à la victoire finale contre l’Allemagne, n’est-ce pas, général Liosis ? Votre Nation a déjà fait tant d’efforts pour cela !
– C’est parfaitement exact. Et puisque vous me faites l’honneur d’en parler, vous conviendrez que, si nous tombons d’accord et que nos deux corps d’armée remontent effectivement au front, nous ne saurions admettre de jouer les supplétifs. L’importance numérique et la qualité de nos troupes devrait se traduire dans la structure du commandement du 18e Groupe d’Armées.

A ces mots, Churchill ne peut réprimer un sourire : on lui demande quelque chose qui ne lui coûtera rien ! Juste un coup de fil à passer à ce cher Monty…
– Cela ne sera que justice rendue aux efforts de votre Nation. Je crois que nous en avons fini ? Ah non, il reste un dernier point je crois ?
Papandréou reprend la parole : « C’est exact, Monsieur le Premier ministre. Ce dernier point est purement politique. Vous n’ignorez rien des difficultés que représente, dans de vieilles démocraties comme les nôtres [Papandréou réussit à prononcer ces mots sans sourire…], la… la mobilisation d’un peuple pour une tâche qui lui parait éloignée de ses préoccupations. La Grèce, si maltraitée ces trois dernières années, assumera ses engagements. Mais son gouvernement serait définitivement à l’abri de toute critique si, grâce à sa parole, elle obtenait réparation pour l’une ou l’autre des injustices de l’Histoire. »
A ces mots, Churchill se cabre – pour la forme évidemment, mais peut-être aussi sous l’effet d’un agacement sincère : « Vous n’allez tout de même pas me demander un bout de Bulgarie ! Je vous rappelle qu’aux termes de la charte des Nations-Unies, les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. La dernière fois que nous avons voulu vendre une nation à la découpe dans cette région, cela s’est mal terminé… pour vous. Vous ne le savez que trop bien ! »
Le régent Paul se redresse encore, si possible, avant de répondre d’une voix grave : « Nous ne discutons pas ici des lambeaux d’un empire dont il faudrait se partager la dépouille. Il s’agit pour nous de réunir à leur Mère Patrie certains territoires peuplés de Grecs, qui demandent d’ailleurs à nous rejoindre. Du reste, vous l’avez déjà proposé par le passé ! »
Lord Jellicoe précise, flegmatique : « L’Enosis (3) ? C’est un vaste projet ! »
Georges Papandréou corrige immédiatement : « Rien d’aussi présomptueux ! Simplement, le juste retour à la Grèce de territoires et de populations qui en ont été injustement séparés par l’action de… tyrans orientaux. »
– Le Dodécanèse ne suffit-il pas à cette ambition ?
– Comprenez, Monsieur le Premier ministre, que lorsque le Royaume s’est engagé aux côtés de la Grande-Bretagne et de la France en 1941, c’était d’abord pour faire face à la politique agressive de Mussolini et en échange de votre promesse de réparer les errements de l’Histoire, qui avaient fait tomber Rhodes et le Dodécanèse entre des mains italiennes. Une promesse que vous avez tenue – et nous vous en remercions. Toutefois, la tâche à venir s’annonce encore plus rude, et nous obligera, de surcroît, à nous impliquer dans les affaires… fort complexes de notre voisin yougoslave, qui n’a pas toujours été aussi amical qu’aujourd’hui. Certains de nos compatriotes ne manqueront pas de nous accuser d’ambitions hégémoniques, voire de… soumission aux puissances d’argent – je vous prie de me pardonner, mais c’est ce qu’on risque de dire. Il serait plus facile pour nos services de faire taire ces critiques si nous avions une preuve de l’estime que l’on éprouve pour la Grèce à Londres et à Paris… je veux dire à Marseille. Sinon, nos détracteurs auraient beau jeu de nous accuser de brader la vie de nos soldats et de leur faire jouer le rôle de supplétifs pour des tâches que la France et le Royaume-Uni ne veulent même pas confier à leurs troupes coloniales !
– Je vois… en résumé, vous nous proposez l’accord que vous avez refusé en 1915 !
– Dans des circonstances très différentes ! Car aujourd’hui, l’ennemi est clairement désigné et les méthodes du Foreign Office ont quelque peu évolué…

Paul enfonce le clou : « En résumé, nous demandons le droit de réunir notre peuple – et de le protéger si besoin. N’est-ce pas ce que prévoit la charge des Nations-Unies ? »
– Suggérez-vous que les Chypriotes souffrent du mandat qui nous a été confié ?
C’est Papandréou qui répond – avec davantage de tact que le Régent : « Evidemment non. Son Excellence le régent fait ici état de nos très vives inquiétudes quant à la situation en Albanie, ou plus exactement en Epire du Nord. Cette région irrédentiste, qui aurait dû nous revenir depuis plusieurs décennies s’il n’y avait eu les prétentions italiennes, est bouleversée par une agitation que vous ne connaissez que trop bien. Les Legaliteli de Monsieur Butka, et surtout les miliciens ballistes, multiplient les provocations armées contre le Front de Libération de l’Epire du Nord [Metopo Apeleftherosis Voriou Ipirou] de Georgios Bolanos et Vassilios Sachinis, de véritables héros de la lutte contre les Occupants italiens et allemands. Savez-vous que Monsieur Sachinis a encore récemment échappé à une tentative d’enlèvement menée par un groupe non identifié (4) ! »
Churchill résume : « En somme, vous craignez pour les populations grecques d’Albanie ? »
– C’est absolument exact. D’autant plus que nous avons cru comprendre que la 2e Armée française elle-même éprouvait quelques difficultés pour contrôler ce pays. Nous apprécierions donc vivement de pouvoir envoyer en Epire du Nord – et uniquement dans cette région – des éléments de nos forces armées, dans un souci de maintien de la paix. Je précise qu’il ne s’agirait pas des deux corps d’armée qui vont monter au front, et que cette opération ne représenterait en aucun cas une annexion ! »

Churchill sourit de plus belle : ces fichus Grecs n’ont pas les moyens d’aller se tailler une tranche de Yougoslavie (même s’il est convaincu que la Macédoine leur fait envie…), alors ils se rabattent sur l’Epire ! Suit un court moment de réflexion silencieuse, tandis qu’il laisse délibérément errer son regard dans la pièce, comme s’il hésitait véritablement. Ce qui n’est assurément pas le cas, car pour lui le choix est facile ! D’un côté, on lui offre les moyens de mener à bien son grand projet balkanique – de l’autre, il doit céder une assez grande île en Méditerranée (sans ses bases militaires, cela va sans dire… mais il sera bien temps de le préciser plus tard) et fermer les yeux sur l’annexion tacite d’une région dont le monde sait seulement que, deux mille cinq cents ans plus tôt, elle a eu un roi qui gagnait des batailles en perdant beaucoup d’hommes…
Finalement, le Premier Britannique retrouve son regard, illuminé d’un sourire plus qu’éloquent : « Je pense que nous devrions pouvoir nous entendre. Je vous propose d’en reparler avec nos services durant le mois qui vient, qu’en dites-vous ? » Face à lui, les Grecs sourient aussi – ils ont compris. Le reste de la réunion se passera entre civilités et détails techniques, qui seront vite confiés au Lt-colonel Jellicoe et au général Liosis.
En prenant congé, Winston s’estime plutôt satisfait – mais il ne peut s’empêcher de songer : « C’était le plus facile… Demain, ce sera bien autre chose ! »


12 février
Les Balkans compliqués
Mouvements d’humeur soviétiques
Loubianka (Moscou)
– Après plusieurs jours de recherches fiévreuses, Lavrenti Beria pense enfin avoir trouvé le candidat idéal pour encadrer la mission militaire en Yougoslavie : le général-major Nikolai Vasilevitch Korneev. Un officier certes déjà un peu âgé pour courir les bois (il a 43 ans !), d’autant plus qu’il est invalide suite à une blessure en Ukraine… mais d’une loyauté à toute épreuve envers le Parti. De plus, il est d’une rare compétence technique : après un passage à l’académie militaire comme instructeur d’état-major, le camarade Korneev a été chef d’état-major de deux armées… Bien, bien.
Mais au-delà de ces caractéristiques, il importe surtout à Beria que ce général-major comprenne que sa mission a un but bien plus politique que militaire. Il le lui explique donc personnellement : « Vous devrez en permanence vous assurer que la politique du mouvement des Partisans yougoslaves soit bien conforme à la Troisième Internationale. Entre autres, il est essentiel que le commandement de ce mouvement soit strictement calqué sur le modèle soviétique – et ce jusqu’à ses plus hautes instances. Est-ce bien clair, camarade général-major ? Même au fin fond des montagnes de Bosnie, vous représenterez l’Union Soviétique ! Ne l’oubliez pas ! »
Le général-major ne l’oubliera pas. On prépare à présent son transfert en Yougoslavie, avec le reste de la mission soviétique. Indice du véritable but de celle-ci : la plupart de ses membres sont des spécialistes en relations diplomatiques et en finances, bien plus que des militaires de métier.

Pierre II se tourne vers les USA
Indésirables
Base de Bagnoli (Naples)
– Voilà deux jours que Pribićević, Vučković, Kovač et Belajči sont tenus au secret par les forces armées britanniques. Ces derniers ont appréhendé « amicalement » la délégation yougoslave sur le port, alors qu’elle allait monter sur un bateau à destination d’Alger – suite, peut-être, à une dénonciation. Il est vrai que les Italiens conservent quelques griefs envers leurs voisins…
Mais peu importe : officiellement, pour la police militaire alliée, il ne s’agit là que d’une simple « vérification d’identité » – le bon vieux prétexte de tout policier cherchant à garder un individu sous la main. Et évidemment, la vérification en question dure, dure, dure… d’autant plus qu’il semble qu’elle se fasse plutôt à Londres qu’à Belgrade !
Dans la soirée, le capitaine de la police militaire reçoit enfin des instructions concernant ses quatre invités. Elles sont simples : renvoyer ces derniers à Belgrade par le premier avion disponible. Ce qui sera fait dans la soirée – le gouvernement royal sera évidemment courtoisement averti du transfert…

L’arsenal des démocraties (mais pas seulement)
Washington D.C.
– Momčilo Ninčić n’a pas eu besoin d’attendre la confirmation officielle de Londres pour se douter qu’il était arrivé quelque chose à ses compagnons de voyage … « Smeće de Britanniques ! » Il faudra faire sans ses quatre compères… Mais cela ne gêne pas franchement le ministre, qui y voit une raison supplémentaire de briller, seul, au dîner de gala prévu ce soir en présence d’Eleanor Roosevelt et destiné à réunir les fonds nécessaires à la reconstruction de Belgrade. Il en profitera évidemment pour mettre en garde tout un chacun sur les agissements douteux de ce paysan croate retranché dans ses montagnes – une mise en garde prudente, tout de même, car la rumeur attribue à la First Lady des opinions politiques très, très à gauche… Comment est-ce seulement possible ?
Mais avant ces agapes mondaines, il convient d’armer la Nation. C’est pourquoi Ninčić se trouve à présent dans un fauteuil en face de Leo Crowley – le responsable de l’Office of Economic Warfare et le directeur du programme Prêt-bail qui équipe les nations alliées. Crowley est connu comme particulièrement pragmatique : homme d’affaires peu scrupuleux, ce self-made man est capable de naviguer en eau trouble et de mener à bien les affaires les plus tordues. C’est d’ailleurs précisément pour cette raison que le président Roosevelt l’a choisi – qui mieux qu’un ancien détourneur de fond pour distribuer les armements américains vers l’étranger. Et puis le gaillard a un impressionnant carnet d’adresses.
Crowley, comme tout businessman qui se respecte, garde un impénétrable masque de réserve pendant tout le discours du Yougoslave – il n’est pas certain que ses vibrants appels à la solidarité fraternelle touchent beaucoup l’Irlandais du Wisconsin ! Par contre, les mises en garde répétées de Ninčić contre le péril communiste – qu’il soit soviétique ou croate – ainsi que ses nombreuses indications quant aux investissements envisageables sur le territoire yougoslave, trouvent un écho bien plus favorable. A la fin de l’entrevue, Crowley annonce donc à son visiteur qu’il ne voit pas d’objection à faire bénéficier le Royaume “en direct” d’une partie du programme Lend-Lease, sous réserve, évidemment, de l’accord du Département d’Etat… Après tout, le matériel fourni par les Français provient déjà des Américains, alors pourquoi passer par des intermédiaires ?
Un point toutefois, dans la discussion, contrarie fortement Ninčić : outre la nécessité de l’accord préalable de Hull, Leo Crowley précise les matériels livrés à la Yougoslavie devront être du même type que ceux utilisés par les forces américaines, et que l’US Army restera (c’est évident) prioritaire. Simple question de rationalisation – mais qui retardera fortement la livraison des équipements les plus lourds… si d'aventure il s'en trouve de disponible !
– Et pour les bombardiers que nous avons évoqués tout à l’heure ? s’inquiète l’envoyé de Belgrade.
L’Américain répond d’un ton égal : « Nous n’avons pas la possibilité de prélever sur nos chaînes de fabrication de bombardiers lourds même le petit nombre d’appareils que vous réclamez. Je vous invite à vous rapprocher d’Al… je veux dire, de Marseille. »
La réponse est courtoise, mais ferme et surtout définitive. Elle ne fera pas les affaires du cabinet royal (qui, notons-le n’a pas jugé utile de consulter auparavant ses aviateurs sur l’intérêt de cette requête…). En sortant, le ministre des Affaires étrangères yougoslave est fort dépité – même la lecture, dans son taxi, de l’interview posthume du général Mihailović publiée par Cyrus Leo Sulzberger, correspondant de guerre du NY Times, ne l’apaisera pas complètement.

Churchill en mission
Gardez-moi de mes amis…
Ambassade de Grande-Bretagne à Athènes, 14h00
– Le ciel est lourd et gris sur la capitale hellène, constate Winston Churchill alors qu’il attend son invité, un cigare à la main. L’heure est celle de la sieste méridionale – le Britannique vient de déjeuner, avec un appétit que n’a pas entamé une certaine inquiétude sur le déroulement de son prochain entretien. Plus tôt dans la matinée, la visite des escadrilles grecques, en cours de rééquipement avec du matériel gracieusement fourni par Sa Majesté, n’a pas non plus réussi à dissiper ses sombres pensées.
Car les sujets de désaccord avec le roi de Yougoslavie sont très nombreux. La récente proclamation de l’AVNOJ vient de s’y ajouter au premier rang – mais il n’y a pas qu’elle, hélas ! Le sort qu’il convient de réserver à la Croatie, le maintien de l’administration militaire alliée au Kosovo, ce qu’on murmure du comportement des milices royalistes créées par le décret « du pardon par les armes », l’indiscipline catastrophique du 1er Corps yougoslave durant la dernière campagne et la stratégie même du 18e GAA ! Tout, absolument tout, hormis la nécessité de vaincre l’Axe, est sujet à dissension avec le gouvernement de Belgrade, qui fait peu de cas des efforts considérables fournis par ses alliés sur ce théâtre.
Face à cette attitude peu encourageante, les deux grands Alliés européens ont des avis partagés.
Pour la France, Léon Blum est aux commandes, d’autant plus que De Gaulle se consacre presque entièrement à la reconquête du territoire national et au réenracinement de la République sur ses terres. Or, le ministre des Affaires étrangères pense qu’il ne sert à rien de brusquer ce jeune souverain au sang chaud, visiblement dépassé par sa tâche : mieux vaut le conseiller avec la sagesse issue de l’expérience – il finira par comprendre et la réconciliation nationale viendra d’elle-même.
Churchill n’est pas de cet avis. Pour lui, les Yougoslaves sont des partenaires remuants, voire carrément ingrats, qu’il convient de remettre à leur place – et au besoin de vive force. Car la Couronne a beaucoup investi dans les Balkans, bien davantage que la République, qui n’a fait que reconstituer les forces royales avec du matériel qu’elle ne paie même plus et grâce à un encadrement limité à une poignée d’officiers. Or, ce qui se joue ici dépasse de loin les emballements d’un jeune roi : c’est le Destin de l’Europe Centrale tout entière qui se joue. Car tous ces pays soumis hier au nazisme risquent demain d’être engloutis par le Bolchévisme. Sir Winston prévoit de l’expliquer à Pierre II – et celui-ci devra le comprendre d’une manière ou d’une autre. Ensuite, il sera toujours temps de décider ce qu’il convient de faire de Tito…
Mais voici qu’entre Pierre II Karađorđević, cérémonieusement introduit par deux huissiers qui se hâtent de fermer les portes. Churchill se retourne évidemment vers lui et le personnage qui l’accompagne. Le Britannique avait prévu de s’entretenir seul à seul avec le Roi, qui parle couramment anglais – il espérait qu’ainsi, en tête à tête, son expérience et son charisme lui permettraient de prendre l’ascendant sans difficulté. Mais Pierre a tenu à se faire accompagner – d’un secrétaire, a-t-il indiqué. Sir Winston n’a pu qu’accepter – c’est pourquoi Norman Brook participe lui aussi à la réunion, dans l’ombre du Premier ministre. Heureuse circonstance, en fait, qui nous permet aujourd’hui de disposer grâce à Brook d’un récit relativement neutre de l’événement…
Le “secrétaire” en question est un gaillard en uniforme de major, dont la manche droite est fermée par une agrafe. Ça, un secrétaire ? Désagréablement surpris, Sir Winston ne résiste pas à une pique : « Votre Majesté, je vous présente les salutations les plus amicales de Sa Majesté Georges VI et de son gouvernement, que j’ai l’honneur de diriger. Monsieur Norman Brook est mon chef de cabinet, puis-je savoir qui est cet officier qui vient… prêter la main à nos travaux ? »
Pierre II en est encore à ravaler deux humiliations. La première, heureusement secrète, concerne son incapacité à se débarrasser des indésirables dans son administration. La seconde, c’est bien sûr la proclamation d’un gouvernement concurrent dans son propre Royaume ! Bref, c’en est trop. Le sang chaud comme un pur-sang des haras royaux, il se cabre : « Je vous salue, Monsieur le Premier ministre. Le commandant Petar Baćović est effectivement ici pour m’assister, bien qu’il regrette comme moi que nous ayons dû nous éloigner autant de mes sujets et du front. »
L’ambiance était déjà incertaine – elle devient froide, voire tendue. Mais Sir Winston n’est pas homme à se vexer pour si peu, du moins en apparence : « Je comprends, Votre Majesté. Si mon innocente plaisanterie l’a gêné, que cet honorable vétéran accepte mes excuses. Il sait, je pense, que j’ai moi-même pris part à de sanglants conflits, en première ligne [Une façon de rappeler à Pierre sa jeunesse et son inexpérience.]. Puis-je demander les circonstances de cette glorieuse blessure ? »
L’ancien commandant tchetnik ne se fait pas prier pour répondre d’un ton parfaitement égal – en serbo-croate, mais son souverain en personne traduit : « Bien volontiers, Monsieur le Premier ministre. J’ai perdu mon bras droit en affrontant les chiens de la SS à Belgrade, alors que les forces alliées accouraient à notre secours – l’héroïque corps d’armée du général Brasic en tête, comme vous le savez… »
– En effet, je suis parfaitement au fait des événements de décembre dernier. Le général Montgomery m’a tout raconté… Allons, installons-nous pour continuer à converser entre gentlemen.

Churchill désigne d’un geste ample la table des négociations. Les quatre hommes s’installent avec calme – et dans le silence. Churchill préfère même éteindre son cigare, de crainte de gâcher le goût de cette marque avec un souvenir désagréable. Après quelques instants, c’est lui qui reprend, d’un ton toujours cordial : « Tout d’abord, qu’il me soit permis de remercier Sa Majesté, au nom du Royaume-Uni et du Commonwealth tout entier, d’avoir bien voulu venir à ma rencontre dans un pays tiers. Je suis très heureux de converser avec Elle, et j’ose espérer que ce bonheur est partagé. »
– Bien entendu.

Désormais face à face, les deux hommes se jaugent. Pierre, bien qu’il ne cherche évidemment pas à créer un incident, s’attache à garder le front haut et le port altier qu’il s’imagine être celui de son rang. Churchill, à l’opposé, tassé dans son fauteuil, laisse remonter un regard oblique vers son interlocuteur. S’il avait imaginé cet entretien comme une leçon infligée à un élève turbulent, il sent désormais qu’il va devoir aller beaucoup plus loin. « Il veut jouer comme les grands – traitons-le comme tel ! » se dit-il, avant de reprendre avec aménité…
– J’ai souhaité m’entretenir avec Votre Majesté afin de l’assurer de la poursuite du soutien fraternel et indéfectible du Royaume-Uni, qui a notamment permis que nous nous retrouvions tous ici, à l’abri des Allemands. Ce résultat remarquable, obtenu grâce à la vaillance et aux efforts de toutes les Nations engagées sur ce théâtre d’opérations, et au premier rang du Royaume de Yougoslavie, nous donne les plus grands espoirs pour la prochaine campagne. Nos militaires la promettent même décisive. Il parait donc normal que la Yougoslavie, membre des Nations-Unies, soit associée à sa préparation.
Une pause. Pierre II échange quelques phrases avec le commandant Baćović – en serbo-croate bien sûr. Agacé – il n’entend rien à cette langue – Churchill se penche vers Brook et lui glisse à voix basse : « Pensez-vous que le manchot ne comprenne vraiment pas l’anglais ? » Son collaborateur entre dans le jeu et fait une réponse évasive, tout en prenant des mines de conspirateur. En face, le militaire hoche de la tête, et le roi de Yougoslavie répond enfin.
– Je ne peux que vous remercier, au nom du Royaume de Yougoslavie, pour cette marque de confiance, qui réconforte nos âmes. Vous avez parlé de préparation – dois-je en déduire que l’architecture générale de la prochaine opération est arrêtée ?
– En effet, Votre Majesté. Malgré tout leur intérêt, l’état-major du 18e GAA n’a pas jugé adapté de retenir les propositions du lieutenant-colonel Miodrag Lozić – et notamment l’opération Kragna.

Nouvelle interruption, nouveau conciliabule serbe. Churchill, qui camoufle avec soin un début d’irritation, se penche à nouveau vers Brook et chuchote : « Vous êtes sûr que vous ne comprenez rien ? » – « Hélas, Prime minister ! »
Pierre II reprend : « C’est fort dommage – mais nous ne saurions bien sûr mettre en doute la compétence du haut commandement allié. Puis-je vous demander les raisons de ce rejet ? Oh, j’imagine qu’il s’agit d’un arbitrage rendu par le général Montgomery – je regrette qu’il n’ait pas pu venir nous l’expliquer lui-même. »
Sir Winston choisit de saisir la perche qui lui est aimablement tendue pour faire passer un message qui permettra d’enchainer sur la suite : « Oh, ne vous inquiétez pas. Ce vieux Monty et moi sommes plus que des partenaires, presque des amis… Soyez assuré qu’il m’a tenu informé des débats qui se sont déroulés au plus haut niveau. Mais je vois que nous partageons tous deux une admiration sincère pour ce grand soldat. Je vous propose donc d’évoquer dès à présent les plans en préparation concernant les futures actions de l’armée royale yougoslave. »
– Vrlo iznenađujuće…

C’est Baćović. Pierre II opine et interroge : « Le commandant Baćović, qui est comme le général un militaire d’expérience, est surpris comme moi du fait que de tels projets soient discutés à notre niveau de responsabilité. Evidemment, j’y vois comme lui une marque d’estime envers notre Nation. Mais comprenez que nous soyons… étonnés. Que prévoit donc ce plan pour les forces du général Brasic ? »
[Etonnés ! Ils sont étonnés ! Et moi, je suis étonné de la présence de cet escogriffe balafré dans une discussion à ce niveau de responsabilité !]
se dit Churchill avant de répondre plus diplomatiquement…
– Les forces du général Brasic, dont nous connaissons la grande qualité, tiennent un grand rôle dans les projets des Nations-Unies. Vous serez, je pense, heureux de savoir que le 18e GAA prévoit de lui confier le rôle de fer de lance d’une nouvelle offensive, dénommée “Grenade” et destinée à libérer la Voïvodine ! Un objectif dont vous conviendrez de l’intérêt pour votre royaume.
– C’est en vérité une très bonne nouvelle ! Pouvez-vous nous en dire plus ?

Churchill déroule complaisamment son argumentaire destiné à vendre “Grenade”… et surtout à laisser dans l’ombre “Plunder” : « Au-delà de la libération de la Voïvodine, il s’agit de pénétrer profondément en Hongrie. Nous espérons ainsi forcer le régent Horthy à… la négociation. » Suit un sourire d’autant plus éloquent qu’il est hypocrite.
Le visage de Pierre Karađorđević se renfrogne dans une moue écœurée : « Il n’y a pas trop de négociations à prévoir avec ce vieil opportuniste, de notre point de vue… » (Baćović chuchote une question.) « Et de quels soutiens disposeront nos forces pour cette mission ? »
– Il va sans dire que les formations alliées voisines, celles de notre VIIIth Army, épauleront le 1er Corps yougoslave dans les limites permises par l’atteinte de leurs propres objectifs. Par ailleurs, les trois wings yougoslaves (5) se consacreront entièrement à l’appuyer, et les autres formations aériennes alliées leur prêteront la main autant que de besoin.
– Nous… Nous nous étonnons d’un tel déploiement de forces en direction du nord. Pourquoi ne pas envisager une offensive vers Zagreb, à l’ouest, ou Budapest, au nord-ouest ?
– Ce sera le but d’une partie de nos forces. Mais le terrain est très défavorable – et la vallée de la Save facile à barrer. Par contre, en cas de capitulation, voire de retournement hongrois, tout un flanc de l’Axe s’effondrerait. Nous aurions ainsi tout loisir de viser non plus Zagreb, mais bien Prague, prenant ainsi en tenaille le Reich lui-même ! Il sera toujours temps ensuite de régler son compte à Mister Pavelic… sans crainte que les Rouges viennent tout gâcher.

Churchill a choisi de mélanger subtilement ses rêves avec ceux de Pierre II. Ce dernier échange encore quelques mots avec Baćović, qui paraît approuver, et le Roi répond sans qu’on sache, une fois de plus, qui est ce “Nous” dont il se prévaut.
– Nous comprenons. Et nous vous remercions de l’honneur qui est fait à nos soldats. Même si nous aurions préféré commencer par régler nos comptes avec le soi-disant Etat Indépendant de Croatie. Enfin ! Les hongrois aussi nous ont poignardé dans le dos… Et il sera toujours temps de tirer bonne justice des Croates ensuite.
En son for intérieur, Sir Winston se dit qu’il n’est pas sûr que Pierre II l’ait cru… Mais le jeune roi ne semble pas, pour autant, être trop dérangé par ce qu’il a entendu. Churchill reprend alors, d’une voix un peu plus forte : « Puisque nous sommes d’accord sur ce point, je me permets d’évoquer avec Votre Majesté les… quelques problèmes de commandement que nous avons connus l’année dernière. J’aimerais vous convaincre que de telles manifestations d’indiscipline – pour justifiées qu’elles puissent paraître aujourd’hui – ne doivent plus se reproduire. Elles mettent gravement en danger nos armées. Je compte sur votre autorité pour le faire comprendre aux intéressés ! »
Après un court échange en serbo-croate, Pierre II se redresse pour s’exclamer : « Les glorieux soldats du Royaume ont agi dans l’honneur pour venir au secours de leurs frères, dont le commandant Baćović ici présent est un noble représentant. Il peut témoigner des sévices atroces qu’a subis Belgrade. Vous êtes d’ailleurs le bienvenu pour venir les constater de vos yeux, si vous le souhaitez. Mais les événements terribles de l’année 1943 n’ont plus de raison de se répéter. Nous agirons donc en parfaite conformité avec le plan retenu. »
– Parfait ! Et puisque l’harmonie règne entre nous, puis-je vous demander quels sont vos intentions quant au l’avenir de la Croatie ?

Le roi des Serbes s’assombrit soudain. D’une voix grave, sans prendre la peine de consulter son conseiller, il lance : « La Justice, Monsieur le Premier ministre. Rien que la Justice. Notre Justice. »
Voilà donc le fameux regard noir dont parlait Monty. Le Premier Britannique juge qu’il doit, sur ce sujet plus que sur tout autre, faire preuve d’autorité. Une grande partie de ses plans en Europe Centrale en dépendent. « J’en suis heureux, Votre Majesté. Et l’énormité des crimes commis, humainement abjects et juridiquement inqualifiables, appelle le plus sévère des châtiments. Nous n’aurons aucun scrupule à voir votre bourreau frapper Mister Pavelic. Toutefois, j’ai le devoir de mettre aimablement en garde Votre Majesté : ce conflit qui déchire le monde entier est en partie dû au fait que nous avons gagné une guerre sans savoir ensuite faire vraiment la paix. L’unité de son royaume passe par une Justice clairvoyante, qui saura épargner ceux qui n’auront pas fauté en personne et qui saura punir aussi bien les crimes commis envers les Serbes que ceux commis envers les Croates. »
– J’affirme ici que l’Armée royale, qu’elle soit en exil ou dans la Patrie, n’a jamais rien infligé aux Croates qui puisse se comparer aux abominations de Nis, Leskovac, Belgrade et Bubanj. Suggérez-vous que les deux causes – celle de Pavelic et la mienne – se valent au regard de l’Histoire ?
– Non. Mais Votre Majesté est peut-être mal informée du passé de certains de ses serviteurs. De plus, nous constatons déjà des débordements réels, autour de Belgrade et au Kosovo, qu’il ne faudrait pas laisser s’aggraver. Il est de mon devoir – de notre devoir, car je pense parler ici au nom d’autres puissances alliées – d’aider Votre Majesté à suivre la voie de la Sagesse. Moi qui ai traversé bien des guerres, j’ai connu des revers et des triomphes, mais aussi des folies. Et je sais ce qu’est que la folie du vainqueur. Vous l’avez peut-être, comme moi, appris des Romains :
« Dans une guerre civile, la victoire même est une défaite. » (6) Et puisque nous sommes sur sa terre natale, je prie Votre Majesté de se souvenir que Platon disait : « La victoire sur soi est la plus grande des victoires. » Songez à l’avenir, pas au passé. La vengeance ne pourrait que nuire à l’avenir de votre Royaume.
La tirade préparée avec soin et noblement déclamée aurait sans doute touché juste à la Chambre des Communes, mais elle n’a pas l’effet escompté que Pierre II, qui réplique immédiatement, devant un Petar Baćović attentif et certainement approbateur : « Je ne sais pas ce qu’aurait dit Platon devant le charnier de Belgrade. Je me contenterai donc d’une sagesse populaire : chacun doit balayer devant sa porte. Je connais fort bien le passé de mes loyaux serviteurs, mais pourquoi devrais-je refuser d’accorder le Pardon – mon Pardon – à des patriotes revenus d’erreurs souvent commises de bonne foi, alors que vos propres forces collaborent avec des miliciens albanais qui égorgent en toute impunité mes sujets ? Et le jour de Noël en plus ! »
– Libre à Votre Majesté d’interpréter ainsi les faits, mais en réalité, nous n’intervenons pas dans les affaires internes de l’Albanie – nous souhaitons simplement gagner la guerre contre le Reich, et le plus vite possible ! Le temps des juges viendra après, et encore après lui le temps des gouvernements librement choisis par les citoyens de chaque pays.
[Churchill marque une pause, pour souligner certaines implications de ce qu’il vient de dire.] Je regrette que Votre Majesté ne voie pas l’amitié que lui font les Nations-Unies en s’efforçant de maintenir l’ordre et d’épargner des vies humaines sur le territoire de toute la Yougoslavie – pour la pérennité et la stabilité du Royaume, qui disposera ainsi, grâce à nos efforts, du temps nécessaire pour se relever sans se noyer aussitôt dans un bain de sang. L’Albanie ne bénéficie pas de cette faveur, enviez-vous vraiment son statut ?
– Je me moque du statut de l’Albanie, mais je sais que le Kosovo, où se trouvent les racines de mon Royaume, a été livré par l’administration militaire alliée à des seigneurs de guerre !

L’échange, qui est allé en s’échauffant, a atteint son point culminant. La voix de Churchill n’a pas besoin de tonner pour être menaçante : « J’invite Votre Majesté à considérer que les Nations-Unies en général et le Royaume-Uni en particulier se battent à son côté, mais pas sous ses ordres. Peut-être Votre Majesté considère-t-Elle qu’Elle pourrait mieux gérer la situation sans notre aide, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières ? »
La menace est explicite – elle frappe le roi de Yougoslavie en plein visage. Il ne s’agit pas, bien sûr, que les Alliés abandonnent son pays à Hitler, mais bien qu’ils laissent Pierre II se débrouiller seul face à Pavelic, Tito et Staline. Le regard du jeune homme devient celui d’un loup aux abois – il est peut-être heureux que Baćović intervienne à cet instant, sous le regard atterré, puis patient de Churchill. Après un échange prolongé et animé à voix basse, le Roi semble avoir repris son sang-froid pour répondre.
– Vos propos témoignent assurément d’une malencontreuse incompréhension de ma pensée. J’en suis désolé et je vais donc la reformuler. Nous sommes reconnaissants aux puissances alliées du secours qu’elles nous ont apporté au-delà de ce qu’il est possible d’exprimer. Il ne saurait y avoir sur ce point aucune équivoque. C’est pourquoi, en signant la charte des Nations-Unies, le royaume de Yougoslavie a fait sienne la cause de toutes les Nations victime de l’Axe, et promis de combattre jusqu’à la Victoire. Il est membre de plein droit des Nations-Unies, et n’envisage pas de les quitter – pas davantage qu’il n’est possible de l’en exclure (7). Mais, Monsieur le Premier ministre, vous devez je vous prie considérer que notre Nation a vu couler beaucoup trop de sang. Il n’est pas possible d’oublier la barbarie des années d’Occupation : mon peuple ne me le pardonnerait pas. Les générations futures ne nous le pardonneraient pas.
Satisfait, le bouledogue relâche sa proie, et entreprend même de rallumer son cigare. Pour lui, il est évident que le message est passé.
– Vous me voyez à mon tour désolé de cette incompréhension, et je vous sais gré de cet éclaircissement nécessaire. Aussi, à présent que nous sommes d’accord, je vous propose de nous tourner vers l’avenir. Mes services m’indiquent que le rééquipement de vos forces avance bien – je suis heureux que la République française, malgré ses difficultés qui restent si prégnantes, puisse aider si puissamment votre Royaume. Est-il quelque chose que le Commonwealth puisse faire à ce sujet ?
Cette fois-ci, le Roi choisit de prendre l’avis de son conseiller avant de répondre : « Hé bien, Monsieur le Premier ministre, il me semble que le général Petar Živković désespère d’obtenir des bombardiers lourds de la part de vos forces aériennes. »
– C’est parce que nous en manquons nous-mêmes !
répond Churchill, les bras au ciel en signe de désolation. Nos opérations contre les centres industriels allemands ont un coût matériel et humain terrible, bien qu’il soit minime par rapport aux dommages que nous leur infligeons. Mais peut-être les Français pourraient-ils faire quelque chose, je vais poser la question à mon ami Léon Blum.
Winston tire une bouffée de son cubain avant d’ajouter : « Puis-je vous demander l’utilité de ces appareils pour vos forces ? »
– Nous mettons un point d’honneur à être présents sur tous les fronts, avec tous les types d’armement. Simple question d’éthique.
– Je vois, c’est évidemment très noble de votre part,
répond un Churchill pas vraiment convaincu, qui attaque aussitôt sur un autre point.
– Et, bien entendu, c’est pour présenter l’ensemble de vos actions que Monsieur Momčilo Ninčić, votre ministre des Affaires étrangères, s’est rendu aux Etats-Unis ?
– En effet, mais aussi – je ne vous le cache pas – afin de contrecarrer les mensonges de ce paysan croate sorti de nulle part et qui s’est proclamé maréchal.
– Je comprends – même si je regrette évidemment que nous n’en ayons pas été informés au préalable. Cela aurait évité certains malentendus. Mais pour autant, je ne suis pas sûr que Mr Tito dispose d’autant d’assise qu’il le prétend. Soyez convaincu de mon appui indéfectible face à lui. Il est clair que son… NKOJ
[Quel sigle barbare, se dit Churchill, aussi barbare que toute cette langue serbo-croate…] – ne saurait se substituer à votre gouvernement, qui est un partenaire fiable et indispensable à notre effort de guerre. A ce sujet, je souhaite rassurer Votre Majesté sur un point. Si nous n’avons pas dénoncé la proclamation du 3 février, c’est uniquement pour éviter de créer des tensions inutiles. Le moment venu, la Yougoslavie entière se rassemblera sous son gouvernement légitime et sous l’autorité de Votre Majesté. Je suis convaincu que, pour gagner la paix, Elle saura alors faire des gestes similaires à ceux que ses voisins grecs ont pu faire. J’en suis même convaincu, puisque Votre Majesté s’apprête, m’a-t-on dit, à entrer dans leur famille (8) – j’en profite pour La féliciter et Lui souhaiter beaucoup de bonheur pour Sa prochaine union.
Après ce dernier coup – porté certes un peu bas – le roi de Yougoslavie paraît osciller entre résignation et duplicité. Il remercie vaguement Churchill de ses vœux, tandis que Baćović semble grogner du simple fait qu’il a entendu prononcer le nom de Tito. Allons, il est décidément temps de conclure avec le sourire.
– Sa Majesté souhaite-t-Elle encore aborder d’autres sujets avec moi ? Ou les malentendus sont-ils dissipés, comme je l’espère ?
Evidemment, tout est clair. Parfaitement clair même. On se salue avec émotion, puis le roi de Yougoslavie tourne les talons – sans que Churchill puisse saisir son regard.
Après le départ des deux Serbes, Churchill soupire à l’intention de Brook (ou peut-être seulement de son cigare) : « Ce jeune garçon est très nerveux… et très agaçant. Mais je pense l’avoir fait rentrer dans le rang. Il ne me reste plus qu’à convaincre ce Mister Tito de bien vouloir travailler avec lui. Tout de même – quelle pagaille ! A côté de ces Yougoslaves, les Grecs, c’était du gâteau ! »
Churchill a effectivement gagné cette manche. Mais il a dû dévoiler quelques peu ses batteries. Et tout homme politique qui se respecte sait que gagner un débat ne fait pas forcément gagner la campagne.

Carnet blanc
Palais royal (Athènes), 20h00
– Dans la soirée, un émouvant communiqué commun des maisons royales de Grèce et de Yougoslavie annonce les fiançailles officielles de la princesse Alexandra de Grèce et de Sa Majesté Pierre II de Yougoslavie. « Cet événement heureux, qui unit dans l’Amour deux Nations comme elles le sont déjà dans la lutte, réjouira les cœurs de tous les Grecs et de tous les Yougoslaves. La date des noces entre les deux promis sera communiquée sous peu. »
Il est vrai que, par les temps qui courent, il est fort rare que la radio annonce d’autres bonnes nouvelles que celles liées au conflit. Mais il n’est pas certain pour autant que l’homme de la rue yougoslave, entre privations et milices hargneuses, ou même le Grec moyen, presque aussi inquiet du lendemain, aient beaucoup de temps pour rêver à des contes de fées.


Notes
1- Les relations entre Brooke et Churchill oscilleront durant toute la guerre entre respect réciproque et détestation franche – le premier ne supportant décidément pas les incessantes ingérences du second dans son domaine, alors que celui-ci estimait justement que l’expérience du Premier conflit mondial démontrait la nature pour le moins faillible des généraux. Allan Brooke écrira plus tard : « Churchill n'a jamais que la moitié de l'image dans son esprit, énonce des absurdités et me fait bouillir le sang pendant que j’écoute ses sottises. J’ai du mal à rester courtois. Et ce qui est merveilleux, c’est que les trois quarts de la population de ce monde s’imaginent que Winston Churchill est l’un des plus grands stratèges de l’histoire, un deuxième Marlborough, et que l’autre quart n’a aucune espèce d’idée de la gravité de la menace à laquelle il est confronté depuis le début de la guerre ! Il est d’ailleurs de loin préférable que le monde ne sache jamais, ne soupçonne jamais les pieds d’argile de cet être autrement surhumain. Sans lui l’Angleterre était perdue avec certitude, mais avec lui l’Angleterre a été au bord du désastre maintes et maintes fois… Jamais je n'ai autant admiré et détesté un homme à la fois. »
2- Menée par l’océanographe Anita Conti, la mission française fera beaucoup pour la modernisation des techniques grecques de pêche et pour la mise en place de nouvelles méthodes de conservation du poisson. Toutefois, Mme Conti finira par se rendre indésirable du gouvernement grec, de par ses mises en garde répétées face au risque d’épuisement des ressources halieutiques en Méditerranée – mises en garde qui auront contrarié les intérêts de puissants armateurs hellènes.
3- Irrédentisme des territoires peuplées d’Hellènes sur les rivages de la mer Egée – l’union de toutes ces régions formant la Mégali, un nouvel empire byzantin ayant pour capitale… Constantinople.
4- Il sera prouvé bien après la guerre qu’il s’agissait d’éléments envoyés par Enver Hoxha.
5- En fait, il s’agit d’escadres organisées à la française – et dont une ne compte qu’un seul groupe.
6- Lucain (39-65), auteur de La Pharsale, épopée sur l’affrontement entre César et Pompée.
7- Rappelons que Petar Baćović a une formation de juriste – donc au moins quelques bases en droit international.
8- L’annonce des fiançailles ne sera officielle qu’à 20 heures, mais Churchill est déjà au courant.
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MessagePosté le: Mar Oct 19, 2021 18:19    Sujet du message: Répondre en citant

A propos des ambitions grecques en Epire, il faudrait préciser Épire du Nord et sans doute glisser une mention sur la Grande Idée.

Citation:
ce self-made man est capable de naviguer en eaux troubles

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Casus Frankie
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MessagePosté le: Mar Oct 19, 2021 18:23    Sujet du message: Répondre en citant

Heu… l'Epire du nord est très bien précisée, et l'Enosis est mentionnée !
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MessagePosté le: Mar Oct 19, 2021 18:35    Sujet du message: Répondre en citant

L'Enosis n'est qu'une partie de la Grande Idée, qui concerne Chypre. La Grande Idée concerne tous les peuples grecs dans les pays limitrophes.
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MessagePosté le: Mar Oct 19, 2021 18:42    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
Quant au royaume de Grèce, qu’il me soit permis de constater – et sans flagornerie – que ses dirigeants ne sont pas tombés dans certaines erreurs commises en Yougoslavie. Et ce d’autant plus que les… travers spécifiques au peuple yougoslave n’existent pas chez vous.

Et pour cause: les Grecs ont purement et simplement expulsé leurs minorités. Mais on comprend que ça n'arrangerait personne autour de la table de mentionner ce détail.
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MessagePosté le: Mar Oct 19, 2021 19:45    Sujet du message: Répondre en citant

Il faudrait déployer les éléments grecs "instable" le plus loin du pays, je pense que la jungle indochinoise ferait une destination idéal...
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MessagePosté le: Mar Oct 19, 2021 19:45    Sujet du message: Répondre en citant

On parle largement de Chypre ici Wink
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Mer Oct 20, 2021 16:25    Sujet du message: Répondre en citant

13 février
Churchill en mission
Pause détente
Mladenovac (Serbie)
– Passées les émotions et tensions de la veille, Winston Churchill a choisi le calme du front aux aigreurs de l’arrière, pour profiter d’au moins une journée en compagnie de loyaux sujets de Sa Majesté. Débarquant ainsi directement au QG du 51th Corps d’un avion de liaison aimablement fourni par Montgomery, le Premier ministre passe une bonne partie de son samedi à visiter les soldats sur le front, multipliant les poignées de main et les sourires, allant même jusqu’à emprunter un petit Percival Proctor afin de survoler les camps alliés !
De retour sous la tente pour un copieux déjeuner avec Brian Horrocks, Sir Winston s’enquiert de la situation : « Pensez-vous, mon cher Horrocks, que les Allemands aient encore les moyens de nous porter des coups dans ce secteur ? » Le lieutenant-général ne veut pas sembler arrogant – mais moins encore pessimiste, surtout après les événements de Kavadartsi. « Hé bien, répond-il, ils peuvent toujours envoyer des troupes de Pologne ou de France, mais nous saurons les arrêter et les détruire bien avant qu’elles arrivent jusqu’ici ! »
– Aucune chance, donc, qu’un panzer déboule sous cette tente pour gâcher notre déjeuner ?
– Absolument aucune, Prime Minister !

Et les deux hommes de rire de bon cœur à cette modeste plaisanterie.
Churchill se détend en pareilles circonstances. Il y trouve le temps nécessaire pour réfléchir à son entrevue secrète prévue pour demain soir – avec le “maréchal” Tito en personne.

Les Balkans compliqués
Mouvements d’humeur yougoslaves
Palais Blanc (Belgrade)
– Sitôt de retour à son palais, Pierre II Karađorđević affronte une nouvelle contrariété, qui le touche cette fois personnellement : le rejet quasi-unanime de son projet de mariage avec Alexandra de Grèce (et du Danemark…) par son cabinet. Offrant pour la circonstance un spectacle rare d’unité, le gouvernement royal yougoslave est vent debout contre la perspective des prochaines noces du souverain.
Evidemment, on se doute que les ministres ne veulent pas ainsi contester le choix de Pierre II – ni Alexandra ni la maison royale de Grèce ne sont en cause… même si certains nationalistes désapprouvent sans doute in petto le jeune roi. Non, c’est la période choisie qui fait problème.
Car selon la tradition serbe, un dirigeant ne saurait se marier en temps de guerre – aucun prince Karađorđević n’a vraiment dérogé à cette règle depuis 150 ans ! De surcroît, alors que l’unité même du Royaume est en jeu : célébrer des noces et fêter dans le luxe le bonheur des époux royaux quand les sujets de Pierre II s’entredéchirent dans le froid et la nuit de l’hiver serait considéré par beaucoup comme un geste déplacé, voire carrément obscène.
Tous les ministres réunis en conseil prennent donc la parole les uns après les autres pour faire part de leurs critiques, plus ou moins virulentes selon leur ethnie et leur orientation politique. Même le général Petar Živković, qui ne peut s’appuyer sur Momčilo Ninčić (actuellement aux Etats-Unis), murmure sa « crainte d’une désapprobation de l’opinion publique » – à la grande déception de son maître. Finalement, le Premier ministre Slobodan Jovanović résume le sentiment général : « Votre Majesté, pareilles réjouissances alors qu’une grande partie du Royaume reste occupé par l’ennemi ne pourrait que fournir des arguments à la propagande des Oustachis et des communistes. Pire : elle risque de discréditer la monarchie elle-même auprès de ses plus fermes soutiens, ce qui nous conduirait au chaos, alors que la Yougoslavie a tant besoin de stabilité ! » Un propos pertinent et argumenté – celui d’un serviteur loyal.
Mais Pierre ne l’entend pas de cette oreille : dans un geste d’agacement, il lève la séance et renvoie sa décision à demain, en prétextant qu’il doit y réfléchir ! Ce qui ne manque pas d’inquiéter son cabinet : au nom de quel argument – sinon son bonheur personnel – le Roi pourrait-il mettre en danger la pérennité du Royaume ? Aucun ! Il faut donc espérer que la décision du souverain soit conforme à la logique…

Pierre II se tourne vers les USA
Un Serbe à Washington
Maison Blanche (Washington DC), 15h00
– Le ministre des Affaires étrangères Momčilo Ninčić, bien loin des intrigues de Belgrade, découvre avec difficultés un nouveau monde encore plus tortueux : celui du gouvernement américain. Sa soirée mondaine s’était pourtant relativement bien passée : un public tout acquis à la cause yougoslave et des promesses de dons atteignant plusieurs millions de dollars ! Avec l’adresse de l’homme du métier ayant longtemps œuvré à la SDN, Ninčić a intelligemment circulé d’un groupe à l’autre après son discours, enchainant conversations et confidences entre personnalités éclairées. En vérité, seule la First Lady lui a réservé un accueil plutôt tiède – mais bon, ce n’est pas elle qui tient les cordons de la bourse.
Sur ces perspectives prometteuses, le ministre yougoslave s’est rendu ce matin au Département d’Etat avec le sourire. Las ! Sa bonne humeur a rapidement été douchée par Cordell Hull en personne. En effet, ce dernier – bien que légitimement solidaire d’un Royaume que les Alliés portent à bout de bras depuis trois ans – s’inquiète vivement des conséquences de la politique proserbe du gouvernement de Pierre II.
Qu’en est-il, demande Hull, des rumeurs d’un remaniement imminent qui ne préserverait pas la représentation nationale des Croates ? Car ces tensions interethniques ont des répercussions jusqu’aux Etats-Unis ! Depuis 1941, les diasporas serbe, croate et slovène se sont livrées à une véritable guerre par organes de presse et groupes de pression interposés, opposant notamment la Serb National Federation, la Croatian Fraternal Union of America et la Slovene National Benefits Society of Chicago. Ces associations ont dépensé beaucoup d’énergie pour défendre leurs ethnies (et leurs états !) auprès des organismes gouvernementaux américains. Et la libération d’une partie du pays a relancé les controverses : « Un Peuple, Un Etat, Un Roi ! » a-t-on encore pu lire récemment dans les colonnes de l’Amerikanski Srbobran…
Et qu’en est-il au juste, poursuit Hull, de l’éviction d’Ivan Šubašić ? Un homme si utile, qui aurait pu contribuer, par exemple, à réconcilier les deux communautés ! Enfin, que penser des informations très inquiétantes concernant « l’extrémisme pan-serbe » qui se ferait jour dans le gouvernement royal ?
En résumé, Hull semble bel et bien se demander si le gouvernement royal représente encore toute la Yougoslavie ou s’il a entrepris de divorcer des Croates pour lancer une politique d’assimilation des autres ethnies ? Ce qui serait évidemment inacceptable pour Londres et Marseille – or, on aura compris que le responsable du Département d’Etat privilégie nettement ses relations avec les alliés occidentaux à une incertaine aventure yougoslave…
Face à ce déluge de questions, Ninčić enchaîne les dénégations et autres excuses plus ou moins convaincantes. L’ambassade yougoslave est majoritairement peuplée de Croates et de Slovènes – il est hélas logique qu’ils aient une vision parcellaire de la situation de leur pays. Les représentants de la Serb National Federation, sincèrement choqués des atrocités commises dans leur pays, auront sur-réagi sous le coup de l’émotion. Ivan Šubašić n’était plus en phase avec l’actualité du Royaume : son remplacement était donc nécessaire. Et pour conclure sur les rumeurs (dont le ministre soupçonne l’origine…) relatives à l’orientation de la politique du gouvernement royal, elles constituent une véritable calomnie colportée par ceux-là mêmes qui ont tenté de détruire le Royaume, comme Pavelic l’assassin et Tito le communiste ! Deux sinistres individus pour lesquels les Européens entretiennent une curieuse forme de complaisance… Et la Yougoslavie serait bien sûr très heureuse que les Etats-Unis l’aident à détromper les autres alliés.
Evidemment, Cordell Hull n’est pas tombé de la dernière pluie – mais il ne peut pas, à l’heure actuelle mettre à bas la collaboration américano-yougoslave, qui reste un sujet suivi de près par le président Roosevelt en personne. D’ailleurs, il ne le souhaite pas. Mieux vaut gronder le gouvernement de Belgrade pour le contraindre à s’aligner sur Washington, et non plus sur Londres ou Marseille. Ce sera un succès dont il pourra utilement se prévaloir dans le contexte d’une prochaine confrontation (diplomatique !) avec l’URSS…
Aussi, après une longue discussion, le chef du Département d’Etat laisse finalement partir son invité vers le bureau ovale. Ninčić, en queue-de-pie et haut de forme à la main, est introduit dans le bureau de l’homme le plus puissant du monde. Ce dernier a pour lui son expérience et son intelligence… mais il faut admettre qu’il connaît mal la réalité du terrain yougoslave.
………
16h15 – Momčilo Ninčić et le président Roosevelt sortent ensemble sur le perron de la Maison Blanche pour les photos de rigueur, qui illustreront une courte déclaration commune à l’intention de la presse. Le gouvernement américain « assure le royaume de Yougoslavie de son soutien entier et fraternel, sur le plan matériel comme sur le plan politique. Le gouvernement des Etats-Unis d’Amérique le reconnaît comme le seul représentant de la volonté du Peuple Yougoslave, et garantit à ce titre sa reconnaissance de toutes les décisions qu’il prendra en complète indépendance et selon ses besoins propres. » L’Armée royale aura bien un accès direct au programme Prêt-Bail, et son gouvernement bénéficiera d’une forme de protection contre les ingérences franco-britanniques ou soviétiques.
La visite de Ninčić est donc un franc succès : son sourire sur la photo pour la postérité en témoigne. Son soulagement est tout aussi perceptible : il sait très bien que la réussite de l’opération Halyard et l’émotion suscitée par la découverte du camp de Bubanj ont été ses plus précieux alliés.
Mais alors qu’on le raccompagne vers la sortie, un officier anonyme lui glisse à l’oreille : « Je dois informer Votre Excellence que le lieutenant George Musulin a été chassé de l’OSS. Il est en cours de transfert vers la Micronésie. Les Etats-Unis d’Amérique n’apprécient pas vraiment qu’on leur force la main. » Le temps que Ninčić se retourne, l’officier s’est déjà éclipsé, mais le message est clair.

Una, grande, libre
Une lettre de Don Juan
Etat-major de la 2e Région Aérienne (Algésiras) –
Le général de division commandant cette région aérienne reçoit un courrier de la part de son neveu. Jusque-là rien d’inhabituel. Sauf que le destinataire est le général Alfonso de Orleans y Borbon, grande figure de l’aviation espagnole, et que l’expéditeur est le comte de Barcelone, Juan de Borbon y Battenberg, prétendant à la couronne d’Espagne. L’oncle cumule depuis l’été dernier ses fonctions dans l’aviation franquiste avec le statut de représentant plus ou moins officiel du comte de Barcelone en Espagne, rien de moins ! Dans une longue lettre, Don Juan explique à son oncle (en sachant pertinemment que sa missive sera parcourue par des yeux indiscrets avant de parvenir à son destinataire) les raisons de sa rupture avec le Caudillo. Le refus de Franco de revenir à une stricte neutralité et la poursuite par son gouvernement d’une politique étrangère favorable à l’Axe ne lui laissent, dit-il, aucun autre choix que de rendre publique son opposition au Caudillo et le fait qu’en aucune façon il ne saurait partager les orientations politiques de la Phalange (Don Juan fait ici référence à une interview parue dans le journal argentin La Prensa à la fin du mois de janvier, où il expliquait qu’il était en opposition avec Franco et que le retour de la monarchie ne devait en aucun cas être considéré comme lié au régime en place actuellement en Espagne).
Cette lettre de Don Juan à Don Alfonso peut sembler sceller le divorce entre le Caudillo et le comte de Barcelone. Un divorce qui rendrait impossible toute entente entre les deux protagonistes si… Si Don Juan n’était pas Don Juan. A un mécontent qui lui faisait un jour la remarque qu’il était toujours de l’avis de la dernière personne à avoir parlé, Juan avait rétorqué avec aplomb que son interlocuteur n’avait qu’à parler en dernier. Et aussi inflexible que la position du prince espagnol puisse paraître, il n’en est rien, en fait !
Quelques jours auparavant – on ignore si c’était avant ou après avoir reçu la réponse de Franco à sa missive de janvier – Don Juan a, de sa propre initiative, proposé au Caudillo de se rencontrer afin de s’accorder ! Cette initiative fait enrager les membres de son propre Conseil d’Estoril, Gil Roblès et Sainz Rodriguez en tête, à qui se sont ajoutés dernièrement des Républicains soucieux de trouver une solution consensuelle. Les Britanniques, disposés à favoriser Don Juan tout en évitant de provoquer un incendie dans la péninsule ibérique au moment où ils s’évertuent à éteindre celui qui dévore les Balkans, vont être refroidis par le tempérament changeant du comte de Barcelone. Franco, de son côté, semble rassuré : le Prétendant n’est pas si intransigeant que cela, il pourra le faire mariner comme il a pris l’habitude maintenant de le faire avec les éléments les plus impétueux de son gouvernement, qu’ils soient phalangistes ou monarchistes.
Bref, s’il est toujours aussi compliqué de savoir si Franco grimpe ou descend l’échelle sur laquelle il perché depuis le début de sa carrière politique, il l’est tout autant de savoir si Don Juan avance ou bien recule…
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Mer Oct 20, 2021 16:52    Sujet du message: Répondre en citant

14 février
Les Balkans compliqués
Mouvements d’humeur français
Quai de la Joliette (Marseille)
– Le ministère de la Guerre yougoslave sollicite très officiellement de la République Française la cession de Consolidated B-24 « en nombre suffisant pour constituer un groupe, et si possible une escadre de bombardement ». En lisant le câble envoyé de Belgrade, Léon Blum ne peut s’empêcher de tiquer : quelqu’un parmi la hiérarchie yougoslave a jugé bon de « préciser » que « cette demande dispose de l’appui du gouvernement des Etats-Unis d’Amérique » ! Ce qui irrite fort Blum, car cette « précision » est porteuse d’un déplaisant sous-entendu. De plus, si c’est vrai, pourquoi les Américains n’ont-ils pas fourni eux-mêmes le matériel demandé ? Et puis, pourquoi diable (si l’on peut dire…) les Yougoslaves ont-ils tant besoin de ces fameux bombardiers lourds ? Et d’ailleurs, avec quels hommes l’Armée royale yougoslave prévoit-elle de les faire voler ?
En conséquence, Blum décide de solliciter l’Armée de l’Air afin d’organiser sous peu une réunion, sous l’égide des services de son ministère des Affaires étrangères et en compagnie de ces chers alliés yougoslaves. En espérant qu’eux aussi y convieront des aviateurs ! Si l’on adopte une attitude constructive, il sera peut-être possible d’y voir plus clair – et, en passant, de convaincre le général Živković qu’il a eu là une bien mauvaise idée !

Mouvements d’humeur yougoslaves
Palais Blanc, Belgrade
– Il pleut aussi sur la capitale yougoslave. C’est la Saint-Valentin. Hélas, ce n’est pas un bouquet de roses que le gouvernement royal reçoit au courrier du matin, mais bien une lettre de congé ! En effet, Pierre II a fait son choix – et il pense ajouter l’utile à l’agréable en saisissant le prétexte en apparence bénin de ses noces pour faire un grand ménage dans l’appareil d’état yougoslave et éliminer les individus ayant résisté à son autorité, dont les protagonistes de l’affaire de la Saint-Sava.
Slobodan Jovanović, définitivement disgracié, quitte le domaine royal dans la journée sans pour autant pouvoir reprendre ses anciennes activités universitaires. En effet, l’Académie royale de Belgrade est en ruines, incendiée par les Allemands en retraite. Le Serbe ne peut pas non plus prétendre rejoindre sa ville natale, Novi Sad : elle est encore en zone occupée, et même sur la ligne de front. Après une période d’inactivité forcée, l’ancien Premier ministre choisira de quitter définitivement son pays pour s’installer à Londres. Les Anglais lui feront bon accueil, conscients de l’ami sincère qu’il a été pour la Couronne.
Un peu plus loin dans les couloirs, le général Petar Živković attend le retour des Etats-Unis de son collègue Momčilo Ninčić. Il n’est pas spécialement inquiet pour son sort, ni pour celui de Ninčić – le Roi ne saurait se séparer de ses deux plus proches conseillers ! Il se permet donc d’ironiser sur le sort de Jovanović : « Finalement, c’est une vendeuse de gaufres qui aura fait tomber ce vieil enquiquineur ! (9) »
………
« Slobodan Jovanović (Слободан Јовановић), 1869-1958, homme politique, avocat et écrivain yougoslave d’origine serbe. Premier ministre du gouvernement royal yougoslave du 22 octobre 1943 au 14 février 1944.
Né à Novi Sad le 3 décembre 1869 sous l’empire austro-hongrois, Jovanović passe sa jeunesse à étudier à l’étranger, en tant que chercheur d’état du jeune royaume de Serbie, et enchaîne les grandes écoles, dont la faculté de Droit de Genève et l’école des Sciences politiques à Paris. De retour au pays en 1892, il accède facilement à la fonction publique au ministère de la Justice puis des Affaires étrangères. En 1893-1894, il est notamment attaché diplomatique à Constantinople, où il se distingue par son engagement pour tenter d’améliorer la position du Royaume auprès de l’Empire ottoman. Rentrant à Belgrade après cette affectation, il est intègre le ministère de l’Information Publique, et en particulier la section chargée de la propagande pour l’assimilation en Macédoine. De cette position peu risquée, mais qui le marquera néanmoins, Slobodan Jovanović entreprend de développer son réseau politique (il rejoint la “liste rouge” des conservateurs dès 1894), mais aussi sa pensée philosophique ou économique. Sa critique du Contrat social de Rousseau et ses nombreux autres travaux seront largement publiés et très lus.
Fort de cette nouvelle renommée, il intègre la faculté de Droit du Lycée de Belgrade en 1897, comme professeur associé. Il continue ses travaux, en les orientant toutefois vers le système politique. Son traité A propos du système bicaméral, publié en 1899, servira de base à plusieurs programmes de réformes politiques. Devenu professeur titulaire en 1900, à 43 ans à peine, il est l’un des fondateurs du magazine Le Messager littéraire Serbe, qui diffusera régulièrement des articles vantant le système parlementaire anglais. Pour ces travaux, il est élu membre de l’Académie royale de Serbie le 4 février 1905. Il continue ensuite à étudier l’histoire de la Serbie et de sa constitution (l’ouvrage collectif Histoire de la Serbie de 1838 à 1903, publié après vingt ans de travaux, constitue encore une référence).
Durant les deux guerres balkaniques, puis le Premier conflit mondial, Jovanović est chef du bureau de presse de l’état-major royal, un poste ou son style dit “belgradois” fait merveille. Il finit la Première guerre mondiale à Corfou, avant de compter parmi les juristes serbes présents à la conférence de Paris en 1919. Il rentre à Belgrade en 1920 et poursuit son étude des systèmes politiques, en s’intéressant plus particulièrement à la Révolution française. En 1927, il est élu membre de l’Académie des Sciences et des Arts de Zagreb ; de 1928 à 1930, il préside l’Académie Royale Serbe. Il se distingue par ses idées libérales et démocratiques ainsi que par ses convictions fédéralistes très marquées. Adversaire naturel du fascisme, il publie en 1936 une synthèse intitulée Poratna Država (ce qui peut se traduire par L’Etat obscène), qui étudie les rapports entre Etat de droit, Communisme et Fascisme – avec une grande lucidité, Jovanović définissait déjà le totalitarisme. En 1937, il est le premier président du Club culturel serbe. Inquiet de la tension qui règne dans le pays, il plaide pour une évolution de la Yougoslavie selon le modèle britannique et quitte sa chaire en 1940.
Durant le Second conflit mondial, dès le coup d’état renversant le prince Paul, il occupe le poste de vice-Premier ministre dans le gouvernement du général Dusan Simovic nommé par Pierre II. A cette place exposée, il assiste à la déroute, puis à l’exil, enfin à la reconstruction des forces royales yougoslaves qui combattent aux côtés des Alliés en Méditerranée. Durant cette période, il déclare à de nombreuses reprises que Simovic n’est « pas capable de diriger le gouvernement ».
A la surprise générale, et peut-être sous la pression des Alliés, il est nommé Premier ministre le 22 octobre 1943, alors que l’administration royale se prépare à la Libération du pays. Ce choix s’avère rapidement assez peu judicieux : bien que d’une culture certaine et d’une intelligence rare, Slobodan Jovanović n’a aucune expérience politique et s’avère incapable d’assurer son emprise sur un gouvernement extrêmement fragmenté. Il est encore moins en mesure de contrer l’influence grandissante des hégémonistes serbes, aux premiers rangs desquels on trouve Petar Živković, Momčilo Ninčić et bien sûr Dragoljub Mihailovic. Dans un contexte international de plus en plus tendu sur le plan externe, Jovanović est finalement limogé le 14 février 1944 par le roi Pierre II, sous prétexte de son opposition à son projet d’union avec Alexandra de Grèce et – peut-être – pour son rôle trouble lors de l’incident de la Saint-Sava.
Sans poste ni soutien, il s’expatrie à Londres et vit modestement non loin de Kensington Gardens au Tudor Court Hotel, essentiellement des subsides fournis par la communauté yougoslave exilée après le conflit. Il fondera l’Association de charité des Citoyens de Yougoslavie, puis l’Association des Ecrivains Serbes, qui organisera des conférences mensuelles très courues dans la capitale britannique. Il meurt le vendredi 12 décembre 1958.
Le gouvernement yougoslave s’opposant au rapatriement de son corps, il est inhumé à Londres dans l'église orthodoxe serbe de la Sava (!), mais sous le regard de Marie Karađorđević (la mère de Pierre II), présente « à titre personnel » ! Après la chute du régime royalo-titiste et dans le nouveau contexte nationaliste serbe, il fera l’objet d’une réhabilitation. Son corps sera finalement transféré au Cimetière des Citoyens méritants de Belgrade le 1er décembre 2011 – ce qui constitue tout de même une démarche curieuse de la part d’un gouvernement auquel il se serait vraisemblablement opposé de son vivant. Une plaque à son nom orne à présent la façade du Tudor Court Hotel et ses œuvres font l’objet de rééditions régulières.
Enfin, le portrait de Slobodan Jovanović figure désormais sur les nouveaux billets de 5 000 dinars serbes ! »
(Robert Stan Pratsky – Dictionnaire de la Seconde Guerre Mondiale en Méditerranée, Flammarion, 2008)

Churchill en mission
Le vieux Lion et le jeune Tigre
Ile de Skyros (Grèce), 19h00
– Il pleut encore sur la mer Egée – mais cela n’empêche pas Winston Churchill de goûter le paysage méditerranéen qu’il affectionne tant. En vérité, le Premier ministre apprécie tellement ce pays qu’il aimerait s’y faire construire une villa après la guerre, pour ses vieux jours. Initialement, il avait pensé à Limnos – mais depuis, ces fichus Huns sont passés par là.
Peu importe toutefois : ce cadre agréable mais discret est l’écrin idéal pour la rencontre la plus décisive de sa tournée balkanique. “Il” est arrivé il y a quelques heures à peine grâce à un modeste Lockheed Lodestar de la RAF, qui l’a récupéré à Banja Luka, en plein territoire croate. Enfin le voici – le maréchal Tito entre dans la pièce.
Josip Broz et Winston Churchill ne se sont jamais rencontrés, et le Britannique conservera un souvenir prégnant de cette entrevue. Dans ses Mémoires, il écrira notamment : « Il était de stature robuste. Sous d’épais cheveux gris fer, les traits de son visage avaient quelque chose qui rappelait l’acier. De ses yeux bleu clair de colombe sous le gris des cieux, il m’adressa un regard froid, mais énergique et calme. Puis il sourit – d’un sourire digne d’une affiche du Proletkult, qui pourrait paraître figé. Et pourtant, ce sourire éclatait, illuminait tout son visage et allumait des étincelles au fond de ses yeux. Une personnalité imposante – je voyais l’énergie d’un tigre se préparant à attaquer au fond de ses yeux slaves, bleus et sincères. »
Churchill imaginait un paysan mal dégrossi du fond de la Croatie, il se trouve en face d’un animal politique de sa trempe. Et encore plus méfiant que lui : il est bien connu que, depuis sa période d’activisme à Zagreb, Tito dort avec un pistolet sous son oreiller. Pourtant, le chef des Partisans aborde cette confrontation sous des auspices on ne peut plus favorables : après tout, depuis que la proclamation du NKOJ a été acceptée (au moins tacitement) par à peu près tout le monde, Moscou comme Londres semblent désormais toutes deux lui désireuses de le compter parmi leurs alliés. D’un côté, les Soviétiques ne tarissent plus d’éloges, de l’autre les Britanniques l’élèvent au pinacle… Même si son choix est fait, bien sûr, cette situation n’en est pas moins très agréable. Le mouvement des Partisans est « une jeune fille avec deux prétendants » commentera-t-il. A lui d’exploiter au mieux cet alignement céleste – et surtout de dissimuler ses intentions pour mener un dialogue constructif, sans idées préconçues… afin de renforcer son pouvoir avec le soutien des Alliés !
Churchill, de son côté, s’est remis de sa surprise initiale. Il a préparé son entretien avec soin. Toujours confiant dans son habilité diplomatique, mais augurant qu’il est tombé sur un adversaire à sa taille, il change d’un coup de monture : il n’est plus question de faire rentrer l’AVNOJ dans le rang comme l’ELAS grec, mais bien de s’appuyer sur lui pour ramener Pierre II à une forme de raison.
Le Britannique n’est pas naïf : il sait que le cœur des Partisans ne penche pas franchement vers Londres. On lui a encore signalé il y a peu un incident désagréable impliquant Milovan Đilas, l’un des adjoints de Tito. Le mois dernier, de retour de Moscou via Téhéran, le Monténégrin s’est fait remarquer au bar de l’hôtel Darband lorsque, passablement aviné, il avait lourdement interpellé ses voisins américains en leur expliquant que « Sitôt la guerre finie, Staline interrompra les relations avec vous autres capitalistes. Ensuite, vous verrez ce que vous verrez, et ce sera avec le soutien du camarade Tito et de la Yougoslavie entière ! »
Bref, son visiteur n’est pas un allié – pourtant Churchill pressent que certaines dissensions avec Moscou, qu’il devine sous le vernis du communisme international, pourraient lui servir si elles sont exploitées intelligemment. A ce propos, d’ailleurs, l’Armée Rouge n’a guère aidé les Partisans, jusqu’à présent… Bref, idéologie collectiviste ou non, Tito a besoin des Occidentaux – la preuve, il est là, face à lui. Avec un peu de dextérité, il sera donc possible de le manipuler dans un but conforme aux intérêts britanniques – puis de s’en débarrasser si possible, ou de l’assimiler si besoin. Le Premier ministre sourit en réponse à son visiteur… D’un sourire en réalité un peu moqueur : « Il a mis son nouvel uniforme de maréchal d’opérette pour m’impressionner ! » se dit-il.
La poignée de main est cordiale, sincère même, entre un vieux ministre dans sa confortable veste d’hiver et un jeune maréchal arborant un uniforme d’apparat bleu et or. Toutefois, la photographie l’immortalisant ne risque pas d’être diffusée tout de suite – et l’ambiance n’est pas encore vraiment à la confiance entre les deux hommes. La preuve : à la suite de Tito, apparaît sa traductrice Olga Ninčić (la fille de Momčilo Ninčić !), mais aussi deux gardes du corps « à l’aspect brutal » armés jusqu’aux dents, et que les hommes de Churchill veulent immédiatement désarmer. Des mains se posent sur des crosses et l’atmosphère fraîchit très vite – mais pas pour le Premier Britannique qui lance à Tito, presque les larmes aux yeux : « Allons, je vous en prie ! Vous êtes le premier combattant de l’Europe encore asservie que je rencontre ! Ne gâchons pas tout aussi sottement ! » Son émotion – feinte ou sincère… – semble toucher le rugueux chef des Partisans.
– Ce n’est pas contre vous – mais contre les royalistes. Ils rêveraient de me voir mort. Alors ces deux camarades iront partout avec moi !
Le responsable de la sécurité britannique n’est pas du tout de cet avis : « Sir, je ne peux pas admettre deux individus armés de Sten dans la même pièce que vous ! Il en va de votre sécurité personnelle ! »
Un long conciliabule s’engage – la paranoïa stalinienne de Tito s’accorde péniblement avec les impératifs des Britanniques. Ceux-ci iront même jusqu’à proposer aux deux Partisans de manger eux aussi à la table d’honneur, s’ils acceptent de déposer leurs armes ! Peine perdue – le duo sera finalement consigné dans une pièce adjacente en compagnie de ses homologues britanniques – les deux équipes ne s’adresseront que très peu de mots durant la soirée.
Ces pénibles contingences réglées, les deux chefs restent seul (en dehors de leurs traducteurs) et Winston Churchill entreprend enfin de faire ce qu’il maîtrise le mieux : envoûter son invité à force de prévenances. Un verre de whisky à la main, Broz se révèle un convive maladroit, bien en peine de goûter comme il convient (et sans crainte d’être empoisonné…) le Black Label qui lui est servi selon la tradition. De plus en plus aimable, le Prime minister passe de longues minutes à lui expliquer la façon de déguster le scotch en véritable connaisseur. Le Croate semble se détendre, risque quelques plaisanteries avec une forme de sérieux… Après le Black Label, vient un Johnny Walker. Tito tient plutôt bien l’alcool – mais son lourd uniforme d’apparat ne l’aide pas à respirer. « Vous devriez enlever votre veste, Mister Broz ! » – « Je peux ? » Le Britannique sourit de plus belle : chef de Partisans ou pas, cet homme a tout à apprendre ! Ce qui va lui être utile, à coup sûr !
Churchill a choisi prudemment de réserver les sujets les plus délicats pour la fin de la soirée. Aussi, et jusqu’au début du dîner, les deux hommes peuvent faire connaissance. Un peu rasséréné par l’attitude avenante de son hôte – mais aussi par les excellents alcools qui lui sont servis – Tito a très vite à cœur de démontrer que, bien qu’il soit communiste à titre personnel, il n’est aucunement le chef d’une espèce de mouvement révolutionnaire armé tirant profit de la déliquescence du Royaume et de l’Occupation allemande pour avancer ses pions afin de s’emparer du pouvoir. La preuve, discourt-il en désignant son pantalon d’un index autoritaire : « Nos uniformes d’officiers n’ont pas de bande rouge – cela rappellerait bien trop la révolution bolchevique ! » Chacun appréciera la qualité de l’argument… Mais le Britannique se retient de sourire, et continue son assaut d’amabilités. Le voyage s’est-il bien passé ? Ce petit avion est fort commode, mais très inconfortable, j’en suis navré ! Et comment le maréchal trouve-t-il la chambre qui lui a été préparée ? Bien sûr, Tito ne voit rien à redire à son installation – hormis le traitement de ses gardes du corps, qui devront loger dans un triste préfabriqué cerné de barbelés, comme des loups en cage. « C’est parce que leur présence n’était pas prévue, cher ami ! »
Et pas nécessaire non plus… Mais Churchill se gardera de le préciser. Réciproquement, Tito ne s’étendra pas sur le vif incident qui l’a opposé l’année dernière au général Wilson, lors de son passage sur l’ile de Vis – Wilson l’avait alors considéré alors avec toute la morgue et la suffisance d’un aristocrate britannique faisant face à un vulgaire bandit de grand chemin. Mais de l’eau a coulé dans la Miljacka depuis…
On passe enfin à table – sans que le Croate se montre particulièrement impatient à cette perspective. Il est vrai que, contrairement à ses soldats, il dispose d’un cuisinier personnel et même d’une vache chargée de lui fournir du lait frais tous les matins ! Ce qui ne l’empêche pas vraiment d’avoir bon appétit. Finalement, c’est au dessert que Churchill choisit de passer aux choses sérieuses face à un Tito aussi repu que lui. Les deux épicuriens se sont détendus sous l’effet du bien-être post-prandial – mais ils n’ont pas pour autant baissé la garde ou perdu de vue le but de ces agapes.
– Alors, mon cher Maréchal… Avez-vous apprécié nos progrès fulgurants de l’an dernier ? risque l’Anglais en considérant avec attention son verre désormais vide.
Josip Broz, sous le regard circonspect de sa traductrice, comprend qu’on entre dans le vif du sujet : « Des progrès spectaculaires en effet. Mais il est dommage que vos forces aient choisi de collaborer et même de suivre ces traîtres de l’armée royale. Ils n’auraient pas dû revenir en Yougoslavie – ils n’ont fait que profiter du fait que nous avons saigné les Allemands pour eux ! »
Alors qu’on remplit à nouveau son verre, Sir Winston corrige aimablement : « N’exagérons rien ! Vous avez sans aucun doute des griefs envers l’Armée royale, mais le général Brasic en a au moins autant envers vos forces ! Et son corps d’armée s’est très bravement battu. »
– Peut-être, mais nous n’avons pas d’amis qui se sont associés avec les Allemands pour ravager nos villages, nous !
rétorque Tito, en oubliant fort opportunément le cessez-le-feu (très provisoire il est vrai) conclu autrefois avec Löhr. Vous êtes le bienvenu pour venir constater leurs crimes quand vous le souhaiterez.
Ce vin portugais est vraiment excellent, pense Winston, le nez dans son verre avant de relever la tête : « Ah, je crains d’être bien trop vieux et trop… arrondi pour sauter en parachute ! C’est très fâcheux, je regrette cette jeunesse bien plus que vous ne pouvez l’imaginer ! Soyez sûr que, jadis, je n’aurai pas hésité… Il faudra donc attendre pour cette visite que nos forces aient achevé de chasser les Allemands. Et puisque nous en parlons… »
– C’est vrai, parlons-en ! Où le général Montgomery prévoit-il de diriger ses armées ? La Bosnie, la vallée de la Save… ou la côte adriatique ?

Churchill sourit largement… « Si vous croyez que je vais vous livrer des secrets militaires pour le dessert, vous vous trompez, Maréchal ! » pense-t-il. Mais au lieu de se taire, il juge bien plus pertinent de tenter d’égarer son invité : « Disons que vos forces seraient les bienvenues entre Lubjana et Maribor… ainsi qu’entre Rijeka et Zagreb. La Hongrie est très solidement tenue par les Allemands et les Hongrois se battront énergiquement pour défendre leur terre. Mieux vaut contourner ce pays. »
Tito, bien que désormais légèrement éméché, n’a rien perdu de sa pénétration. Il sent bien que son hôte lui cache quelque chose – il se trompe simplement sur sa nature. Et, un verre de spiritueux à la main, il lance : « Je comprends. Mais je comprends aussi que vous parlez ici du cœur de l’état de Pavelic. Il sera férocement défendu – et nous serions à des centaines de kilomètres de nos bases ! Je regrette, Monsieur le Premier ministre – mais nous ferons selon les possibilités du moment. Nos forces ont déjà subies des pertes effarantes en novembre dernier, pour le bénéfice exclusif de vos armées et surtout des troupes du Roi ! »
C’est l’occasion que Churchill attendait pour manœuvrer son invité. Il ne la rate pas !
– Je comprends moi aussi, Maréchal. Et peut-être mieux que vous ne croyez. Car – et je vous prie de vous fier à ma parole sur ce sujet – je suis celui des dirigeants des Nations-Unies qui s’inquiète le plus de la situation de la Yougoslavie. Il me parait évident que le gouvernement de Belgrade [Remarquons que Winston n’a pas dit « royal », Tito l’a remarqué.] s’égare aujourd’hui en vaines luttes d’influence et autres projets chimériques. Mais nous ne pouvons pas intervenir seuls… A notre grand déplaisir – car nous devrons donc bientôt, en plus de notre lutte contre le Reich, gérer les inévitables frictions entre votre groupe et celui du roi.
Churchill soupire théâtralement et reprend : « Ah ! Si seulement des représentants de votre NKOJ – c’est bien son appellation ? – pouvaient entrer dans l’appareil gouvernemental ! Nous aurions ainsi face à nous une seule Yougoslavie, unie dans l’effort… et nous pourrions enfin aider votre pauvre pays à se remettre d’aplomb, dans l’intérêt de tous. »
Tito délaisse subitement son verre. Il considère son interlocuteur avec un regain d’intérêt et répond : « Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur le Premier ministre, il n’y aucune chance que cela arrive. Du moins dans l’état actuel des choses… Pierre ne le voudra jamais et nous ne jouerons pas les supplétifs de ses assassins. »
Nouveau soupir désolé de Churchill, qui penche un peu la tête, les deux mains religieusement croisées devant lui : « Ce que vous dites est exact. Les négociations menées par Monsieur Šubašić sont au point mort – et je ne lui jette absolument pas la pierre pour cela. Cet homme fait véritablement de son mieux. Mais aucune des deux parties – la vôtre comme celle du Roi – ne souhaite faire la moindre concession. N’est-il pas envisageable que vous fassiez, en tant que Président du NKOJ, le premier pas vers un début de réconciliation nationale ? »
Le président en question se renfrogne : « Pour donner à nos adversaires une impression de faiblesse et d’ouverture au marchandage ? Si nous faisions mine de solliciter une participation au gouvernement de Belgrade, les nervis du Roi feraient aussitôt leurs choux gras de notre prétendue vénalité ! Je les entends d’ici : “Le glorieux maréchal est prêt à renier ses convictions contre un portefeuille de ministre !” Non – il n’en est pas question ! L’exemple de certains de nos voisins du sud est éclairant en ce domaine. »
– Certes, mais supposons que Pierre soit ouvert à une discussion constructive…

Un soupir de mépris vient en réponse. Imperturbable, Churchill reprend : « Faites-en simplement l’hypothèse, purement théorique, je sais. Existe-t-il, selon vous, des conditions à la formation d’un gouvernement d’union nationale entre Belgrade et le NKOJ ? »
– Mmm… Je suppose que oui. Elles devront toutefois être débattues en commission plénière avant d’être formalisées…

La fameuse bureaucratie communiste ! Dont Churchill comprend qu’elle peut être un outil bien utile pour faire diversion. Mais on avance… « Et un document écrit les présentant pourrait – par exemple – être utilement remis à Monsieur Šubašić qui, avec l’appui de certaines puissances très bien placées dans la région, pourrait ensuite en transmettre l’esprit au roi et le convaincre de son intérêt… Qu’en pensez-vous, Maréchal ? »
– Cela peut s’étudier…

A ce stade, les deux protagonistes s’imaginent être en train de gagner. Churchill, car il croit tenir à portée de main un gouvernement uni intégrant – puis absorbant les communistes. Tito, car dans le fond, il est en passe de se faire un puissant allié de circonstance sans céder véritablement quoi que ce soit de son vaste projet.
L’Anglais soupire d’aise et reprend : « Si nous allions au salon, mon cher maréchal, pour continuer à discuter ? »
En se rendant au salon – ou les attendent de profonds fauteuils et de précieux digestifs – les deux presque compères évoquent encore (brièvement) la suite des opérations. Si le nord de la Croatie est bel et bien hors de portée, n’est-il pas au moins possible d’attirer en Bosnie les forces de l’Axe pour les y saigner ? Tito, avec prudence, promet d’y réfléchir – mais sans plus. Car, malgré l’alcool, il sent que la situation lui échappe : sa position favorable n’entraîne pas de réelles concessions de la part de cet exploiteur britannique. Il lui faut reprendre l’initiative, avant d’être dévoré. Aussi, et alors que Churchill s’affaisse lourdement dans son fauteuil, un verre de brandy à portée de main, le Croate reste debout et improvise une tirade qui témoigne de façon spectaculaire de son talent d’orateur.
– Monsieur le Premier ministre britannique ! Je vous remercie de vos attentions, ainsi que de votre souci de ma personne et de mon pays. Vous semblez aimer celui-ci – même si vous ne le connaissez guère – et je ne peux que dire ici la plus profonde gratitude du peuple yougoslave tout entier pour les efforts considérables consenti par votre Nation. Moi qui ai vécu l’exil et la clandestinité, je connais très bien la Yougoslavie. Je connais et j’aime chaque village, chaque buisson, chaque montagne de cette magnifique contrée. Et je vous le dis, Monsieur le Premier ministre, en tant que président d’un gouvernement librement élu et légalement constitué – ce qui n’est nullement le cas de celui du despote de Belgrade – l’Union des Slaves du Sud ne saurait accepter le retour à la situation d’avant-guerre, dans laquelle un tyran faisait la loi et massacrait ses opposants en toute impunité. Et ce, il faut hélas le dire, dans l’indifférence du reste de l’Europe. La guerre, la maudite guerre, aura au moins eu le mérite de faire sortir notre peuple de cette ornière – à un prix terrible, qui ne saurait être payé en vain. Le prix de la Liberté. Aussi, j’exprime ici, au nom du Comité national de Libération de la Yougoslavie, le vœu que ce sacrifice soit compris par nos valeureux alliés – et que ceux-ci nous aident dans notre lutte comme leurs nobles âmes le leur commandent.
Tito reste un instant immobile au milieu de la pièce, fier de son effet, alors que son assistante traduit avec application (et dévotion !) ses propos. Comme le dira son second traducteur, Ivan Ivanji, « Tito était le meilleur mauvais orateur du monde. Dans les discours officiels, il pouvait parfois être hésitant, voire même laborieux. Mais il aimait à improviser – et quand il le faisait, c’était toujours avec acuité. »
Face à cette profession de foi qui a tonné comme un orage sur les monts de Yougoslavie, Churchill prend le temps de la réflexion. Lui qui pensait avoir gagné la partie se voit soudain contraint de surenchérir pour ne pas perdre l’enjeu. Il tente une diversion.
– Je vous entends, Maréchal, quand vous dites que l’avenir ne peut être trouvé dans une monarchie quasi-absolue. Nous-mêmes, Britanniques, nous nous sommes débarrassés de ce système il y a de cela fort longtemps. Mais je me dois toutefois de vous répondre aussi franchement que vous venez de me parler. Quel avenir existe-t-il pour la Yougoslavie en dehors de la royauté – d’une royauté démocratique, bien sûr ? Faute de se rassembler autour du symbole que représente un roi, ne risquerait-elle pas d’échanger un despotisme contre un pesant système dirigé… à distance, et avec rigueur ?
– Je vous assure, Monsieur le Premier ministre, que je ne nourris nulle autre ambition que de servir mon pays. Son avenir sera libre – et donc pas communiste,
répond sans rire Tito.
– A ce propos, maréchal, j’attire votre attention sur le fait que les Nations-Unies occidentales ne sauraient admettre la formation d’une confédération albano-yougoslavo-bulgare, dont le projet circule, semble-t-il, du côté de Moscou. Par ailleurs, je ne pense pas avoir besoin non plus de vous rappeler que le royaume de Grèce est un état souverain et indépendant, qui entend le rester.
– Tout comme la Yougoslavie. Notre politique a toujours été – et sera encore demain – le strict reflet de notre propre volonté et de nos propres opinions. Nous ne nous laisserons dicter notre conduite par personne, surtout pas pour satisfaire des ambitions tierces.

Churchill hoche légèrement la tête, un brin dubitatif. Bon… il sera toujours temps de corriger le tir par la suite si nécessaire. Et Tito de s’installer finalement dans son fauteuil, face au sourire du Britannique.
– Vous avez parlé de ne pas satisfaire d’ambitions tierces. Mais en nourrissez-vous pour votre pays, du point de vue territorial ?
– Non, hormis le juste retour de la Province de Trieste. Et ce dès que possible. Les Italiens ont beau avoir retourné leur veste en cours de route, ils n’en restent pas moins des ennemis vaincus. Il n’y a pas lieu de leur accorder le moindre traitement de faveur.

Sir Winston se sent désormais d’humeur marchande – puisque nous en sommes à tout mettre sur le tapis, ce sujet vaut bien les autres : « Nous pouvons appuyer cette demande légitime, et d’autant plus si elle est émise par la Yougoslavie libre et souveraine que vous appelez de vos vœux. Toutefois, le gouvernement britannique apprécierait vivement un droit d’implantation à Trieste et Pola – qui resteraient des bases pour les forces des Nations-Unies. De tels appuis seraient précieux pour la suite… et contribueraient à votre indépendance face à d’autres puissances. »
– Je préfère encore cela que d’imaginer mon pays vendu à la découpe aux puissants de demain !

Evidemment, Tito n’est pas d’accord du tout – mais l’angoisse qu’il exprime est bien réelle, elle. Kardelj racontera plus tard qu’il craignait, à cette époque, la partition de la Yougoslavie en deux nations – d’un côté la Serbie, le Monténégro et la Macédoine, sous influence britannique ; de l’autre la Bosnie, la Croatie et la Slovénie, sous influence soviétique.
Voilà – pour la première fois depuis bien longtemps, tout est dit. Ou presque. Deux verres plus tard, Tito lâchera, un peu amer : « Il est vraiment étonnant que les portes de la réconciliation, de l’avenir et même du gouvernement de mon pays soient ouvertes par vous et en ce lieu… » Il aurait (peut-être) préféré avoir cette discussion à Moscou, avec un autre partenaire… ou, mieux encore, ne pas l’avoir du tout. Mais Churchill ne s’offense pas et répond simplement : « Croyez-en mon expérience : peu importe le passé. En définitive, une seule chose compte et c'est le pouvoir, le pouvoir et encore le pouvoir. » (10)
La fin de soirée se passe en discussions techniques. L’AVNOJ lève sa « détention amicale » des correspondants du SOE et du 2e Bureau français depuis le fiasco de la mission Pribićević. Cette libération ne s’étend pas, toutefois, aux éléments américains, eu égard aux récentes déclarations de Washington. De plus, le mouvement des Partisans s’engage à intensifier ses missions de renseignement et sa collaboration avec les Alliés en Istrie – la Bosnie reste par contre une terre fermée. Ce qui ne dérange pas vraiment Churchill ! En échange de toutes ces faveurs, il va sans dire que l’AVNOJ gagne un soutien matériel accru, ainsi que la promesse de l’appui de l’aviation alliée « dans la mesure du possible ».
Reste le cas de l’Albanie.
– Ce point nous inquiète, mon cher maréchal. L’Albanie et le Kosovo immobilisent des forces sans rapport avec leur intérêt stratégique. Ne pouvez-vous faire quelque chose à ce sujet ?
– Bah, je parlerai au camarade Hoxha. Faites-moi confiance, c’est un homme intelligent – et puis, il me doit une ou deux faveurs.

Parmi lesquelles le fait d’oublier les obscures manœuvres de l’automne dernier…
………
Quand les deux convives vont finalement se coucher (avec une alcoolémie qui aurait terrassé la plupart des diplomates de métier), chacun peut s’estimer satisfait – pour le moment. Tito gagne du temps, de la crédibilité et les moyens nécessaires à sa prochaine campagne – le tout contre de la simple politique ! Quant à Churchill, qui craignait de devoir organiser un coup d’état à Belgrade, il tient désormais les moyens de contraindre Pierre… puis Tito, le moment venu. Car, tout maréchal qu’il est, il paraît évident que la Serbie ne rangera jamais sous une bannière communiste ! La balance est donc rétablie – et le calme bientôt revenu. Le tout grâce à un ancien paysan, d’humble extraction, semblant ne rien comprendre à l’international… mais qui offre paradoxalement un contraste frappant avec Pierre II. Comme quoi, la lignée ne fait pas tout.
Churchill dormirait moins bien s’il avait connaissance d’une phrase de Staline, qui vitupérait encore moins de deux semaines plus tôt : « [Peu importe ce qu’on lui donne], Tito répond souvent par des coups de pied ! » De ceux qui peuvent renverser des tables.

Pologne
L’ombre d’un doute
Ambassade d’URSS à Londres (6/7 Kensington Palace Gardens)
– Le Paradis des Travailleurs a pris son temps pour réagir à l’appel polonais… Il y consent néanmoins, par l’intermédiaire du ministre Molotov, qui apporte au gouvernement Mikołajczyk des réponses mitigées.
La première est évidemment positive – elle ne fait d’ailleurs que reprendre ce qui avait été convenu durant la conférence d’Athènes d’août dernier : le comité de Lublin « accepte » d’ouvrir des discussions officielles quant à l’avenir des territoires polonais libérés. C’est une bonne nouvelle, qui peut être le premier pas vers la formation d’un gouvernement d’union nationale que tous appellent de leurs vœux. Sans doute, Viatcheslav Molotov n’est pas censé trop se mêler du sujet, mais après tout, il ne fait ici que répondre à une question, dans l’intérêt de tous !
Cependant, du fait des opérations en cours et des événements qui vont se précipitant sur le territoire martyrisé de la république, la conférence en question est renvoyée à plus tard – avril, probablement, sans plus de précision… évidemment.
Pour ce qui relève plus spécifiquement de la coopération militaire – face au Reich, mais aussi face aux Baltes, voire aux Ukrainiens (les considérations du Premier secrétaire Staline quant à l’impossibilité de rétablir le statu quo ante bellum trouvent évidemment ici une justification…), Lublin comme Moscou doivent (hélas…) constater :
« 1 – que le gouvernement en exil et les troupes régulières sous son contrôle sont actuellement éloignés du territoire national et de la lutte qui d’y déroule ;
2 – que les éléments de l’Armia Krajowa sont incapables de lutter efficacement contre les forces de l’Axe ou ralliées à elle, par manque d’encadrement autant que d’équipement ;
3 – que ces mêmes éléments – parfois marginalement compromis avec l’ennemi – ont de réelles difficultés de coordination avec l’Armée Rouge. »

En conséquence, et devant l’enthousiasme sincère que montre toute la population polonaise au fur et à mesure de sa libération (du moins, c’est ce qu’affirme Molotov !), l’Union Soviétique ne saurait évidemment rester sourde aux appels des travailleurs martyrisés sous la botte nazie. C’est pourquoi elle annonce, en toute cordialité (et, au même instant, par communiqué de presse), la création, sous le commandement d’un certain général Berling, d’une 1ère Armée polonaise généreusement formée, entraînée et équipée par Moscou. Cette armée compte d’ailleurs dans ses rangs un certain nombre de soldats que l’URSS avait dû interner en 1939, que l’on avait malheureusement négligé d’envoyer aux Franco-Britanniques en 1942… mais qui se sont néanmoins portés volontaires ! Pour des raisons évidentes d’efficacité et de commandement, il va sans dire que les forces de l’AK devraient se rallier au plus vite à cette armée, pour y être intégrées afin de contribuer au mieux à la libération du territoire national. D’ailleurs, ladite armée a été affectée au Front du général Konstantin Rokossovki, lui-même à demi Polonais – si ce n’est pas une délicate attention…
On s’en doute, cette nouvelle que nul ne prévoyait – et notamment pas les Français, qui ne pensaient pas que les Soviétiques pousseraient le cynisme à ce point – fait bondir dans les rangs du gouvernement Mikołajczyk. Les Rouges veulent prendre tout le monde de vitesse, c’est évident, pour entrer dans Varsovie en vainqueurs avec leur armée polonaise, puis fonder leur Pologne, à laquelle tous les exilés n’auront plus qu’à se rallier s’ils veulent revoir leur terre natale ! Toujours dans l’incertitude quant aux premiers résultats de l’opération Tempête (dont on n’a guère de nouvelles, ce n’est pas bon signe…), le ministre de la Guerre Marian Włodzimierz Kukiel et son état-major constatent avec désespoir qu’ils manquent de moyens pour s’opposer à ce plan.
Il faut donc rapatrier au plus vite en Angleterre le corps d’armée d’Anders, puis négocier avec Londres le moyen de l’expédier en Pologne au côté des troupes déjà au Royaume-Uni. Et dans l’intervalle, il faut envoyer d’urgence des renforts à l’Armée Secrète de Tadeusz Bór-Komorowski, car celle-ci va devoir agir de façon encore plus visible pour tenter d’exister face à cette armée prétendument polonaise… Dieu merci, l’offensive bolchevique, bien que puissante, se trouve encore assez loin du cœur de la République – 350 kilomètres environ. Il faudra bien deux ou trois mois pour que les Rouges puissent atteindre Varsovie… Kukiel prévoit donc de demander à son ministère des Affaires étrangères d’organiser au plus vite une réunion avec l’état-major britannique. Pour l’heure, il décroche d’une main ferme son téléphone et demande le colonel Stanisław Sosabowski, à Grantham…


Notes
9- Pierre et Alexandra se sont effectivement rencontrés au snack de la Croix Rouge, à Londres, où le prince venait régulièrement écouter de la musique américaine et où la princesse jouait les serveuses. Entre la jeune Grecque aux cheveux noirs et le frêle Serbe en uniforme d’officier de marine, le coup de foudre a semble-t-il été immédiat.
10- On appréciera le grand cas que Churchill fait ici de la démocratie, « le pire des régimes à l’exclusion de tous les autres » pourtant. Sa conclusion marquera hélas Tito – elle aurait même dicté sa conduite à la fin de sa vie, alors que sa santé déclinait et qu’il faisait face à de fortes pressions pour passer la main.
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Joukov6



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MessagePosté le: Mer Oct 20, 2021 17:24    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
14 février
Les Balkans compliqués

« Slobodan Jovanović (Слободан Јовановић), 1869-1958, homme politique, avocat et écrivain yougoslave d’origine serbe. Premier ministre du gouvernement royal yougoslave du 22 octobre 1943 au 14 février 1944...
Rentrant à Belgrade après cette affectation,
il est intègre le ministère de l’Information Publique, et en particulier la section chargée de la propagande pour l’assimilation en Macédoine.

Plutôt "il intègre" tout court.
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Hendryk



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MessagePosté le: Mer Oct 20, 2021 18:09    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
Devenu professeur titulaire en 1900, à 43 ans à peine, il est l’un des fondateurs du magazine Le Messager littéraire Serbe, qui diffusera régulièrement des articles vantant le système parlementaire anglais.

S'il est né en 1869, il n'a pas 43 ans en 1900.
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loic
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MessagePosté le: Mer Oct 20, 2021 20:26    Sujet du message: Répondre en citant

Citation:
Kardelj racontera plus tard qu’il craignait

Qui ça ?
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On ne trébuche pas deux fois sur la même pierre (proverbe oriental)
En principe (moi) ...
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