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Une nouvelle d'Anaxagore sur la Bataille d'Angleterre OTL
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Fantasque



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MessagePosté le: Lun Mar 26, 2012 21:58    Sujet du message: La nouvelle "Ainsi va la Mort" modifiée Répondre en citant

Qu'Anaxagore me le pardonne, mais j'ai adapté sa nouvelle et je l'ai un peu modifiée....
On est à Malte, les Curtiss épaulent les Hurricane et....

bref, lisez...

Fantasque
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Ainsi va la mort



J’ai quatre-vingt quatre ans. A mon âge, on pense souvent à la mort, surtout quand on attend comme moi une greffe cardiaque. Mais on en parle peu. Le sujet est presque tabou, en fait. Comme pour les femmes, c’est les plus jeunes, ceux qui en savent le moins qui en parlent le plus. Néanmoins, ne croyez surtout pas que le temps a quelque chose à voir avec la connaissance de la camarde. Il s’agirait plutôt d’expérience. Et question expérience, j’ai connu les trois relations que l’ont peut avoir avec la mort et pouvoir en parler: j’ai tué, j’ai vu des gens mourir et j’ai failli mourir. La quatrième, l’enterrement définitif et bien… je n’aurai probablement pas beaucoup de temps à attendre. Pourtant, je n’ai pas peur. Bien au contraire. Voulez-vous savoir pourquoi ?

Si oui, alors reportez-vous en pensée à ces jours bien sombres que l’histoire a retenu sous le nom Blitz de Malte et Tunis, où pour nous, Français, des combats aériens de Tunisie de janvier et février 1941. Nous étions en février 1941 et depuis près d’un mois les avions allemands et italiens pilonnaient Malte et ses aérodromes en même temps qu’ils attaquaient Tunis. Nos pertes ne cessaient de s’élever et le débarquement nazi des forces de l’Axe semblait imminent. Peu de gens, certainement personne parmi les combattants, ne savaient qu’il s’agissait d’une feinte préparant l’attaque sur la Corse et la Sardaigne.
Si Tunis était exclusivement défendue par l’Armée de l’Air, à Malte nous nous battions au coude à coude avec les pilotes de la RAF. Nous nous battions et nous mourions ensemble, nous avec la rage de ceux que l’ennemi a chassé de leur patrie, les Britanniques – où ce qui en tenait lieu, ce mélange d’Anglais, d’Écossais, de Gallois, de Canadiens, de Sud-Africains et d’Irlandais, du Nord comme du Sud – avec cette froide détermination d’arrêter « Monsieur » Hitler comme ils disaient.

Du matin au soir ce n’était que mêlées confuses à toutes altitudes, les Hurricane au perchoir pour faire face aux « Messer », ces 109 et ces 110 qui nous tuaient du monde, nous avec les nouveaux Curtiss à moteur en ligne, le H-81 comme on l’appelait à l’époque, pas encore le Tomahawk pour les Britanniques, à moyenne et basse altitude. Notre tache consistait à contrer les bombardiers, allemands et italiens, et leur escorte rapprochée, ces avions Italiens tellement maniables mais heureusement plus lents et moins bien armés que nous. Nous avions un avantage, la couverture radar était excellente. Mais cela n’était pas toujours suffisant face aux deux « Flotte » que la Luftwaffe mettait en ligne contre nous et aux différentes escadres italiennes. Heureusement, nous avions un autre avantage, nous battions au-dessus de l’île, et donc tout pilote ayant la chance d’évacuer son appareil était potentiellement récupéré, et la maintenance était remarquable.
Néanmoins, sans la 4ème Escadre de chasse, je ne sais comment les britanniques, qui à ce moment n’engageaient que deux squadrons, le 73 et le 261, auraient tenu.

La mêlée, ce jour-là, s’engageait très mal pour les « bonnes à tout faire », vulnérables face à la maniabilité de nos engins ainsi que pour l’escorte rapprochée. Les bombardiers pouvaient compter sur l’écran des chasseurs Italiens et sur la couverture haute déployée par la Lufwaffe. Mais celle-ci était souvent interceptée par les Hurricane nous laissant à nous, avec nos six mitrailleuses dont les deux lourdes toutes nouvelles qui équipaient les Curtiss, le massacre des bombardiers.
C’était en fait le deuxième « scramble » de la journée. Le matin, nous avions décollé à 6h30 mais rien trouvé. Il est possible que c’est été une fausse alerte du radar comme il est possible que les Allemands aient monté un raid de diversion. Puis, les gars du I/4 étaient allées faire la causette à des Stuka bien couverts par les Hurricane du 73. Nous avons décollé à nouveau vers 13h, 8 avions pour le II/4 et 8 pour le III/4 couverts par 12 appareils Britanniques du 261. Les gars du 73 et du 261 utilisaient encore la formation de 6 avions, qu’ils éclataient en 3 paires de deux, le chef et son ailier. Chez nous, sous l’impulsion de notre Commandant, « Kostia » Rozanoff, on avait adopté le système des boches, la formation à 4 doigts, ce que la RAF allait bientôt appeler le « Finger Four ».
D‘emblée, ce fut un chaos complet. Les « Hurri » avaient pu grimper au perchoir, mais nos Curtiss montaient plus lentement et l’on a attaqué les bombardiers à leur niveau. Qu’importe ;très nettement dominés, les assaillants se prenaient une raclée. Je couvrais mon chef, Camille Plubeau. Un bon, mais qui avait été gravement brûlé dans la Campagne de France. Moi aussi, je portais les traces d’un crash, des brûlures aux jambes et au torse. Mais moins sérieuses que celles de Plubeau, qui ne nous avait rejoint qu’en octobre. Les copains disaient de nous qu’émanait une odeur de brûlé de notre patrouille….

Plubeau avait assaisonné un Ju-88, et un Macchi 200 au passage. L’avion Italien avait commis l’erreur de renverser son virage. Les mitrailleuses du H-81 l’avaient transformé en torche.
Un Me-109 enflammé traversa le ciel dans un rugissement d’apocalypse qui fit trembler mon cockpit. La couverture haute avait elle aussi ses problèmes…
Plubeau bascula son Curtiss et je dû serrer comme une brute pour le suivre. Vu de l’extérieur, le combat ressemblait à un essaim d’abeille pris de folie. En fait, cela ne se passait pas aussi facilement que je le croyais. Sortant brusquement de l’empoignade, deux Ju-88 plongèrent brusquement, juste sous notre nez, avec Hal Far dans le viseur. Leur passage avait été si bref, que l’idée d’écraser la détente de mes mitrailleuses ne m’était même pas venue. Plubeau les suivis, et je suivis Plubeau.
Le puissant moteur Allison du Curtiss ne s’en laissait pas compter si facilement. On gagnait sur eux. Le chef en mit un en feu, l’autre dégagea, ses bombes se perdant sur La Valette et ses églises. Il est pour moi pensais-je.
Son mitrailleur dorsal m’aperçu et riposta à coups de 7,9 mm. J’en avais quatre à ma disposition, plus deux mitrailleuses lourdes de 12,7. Je le vis s’effondrer. Plus près…Je tirais à moins de 150m. Le pilote cherchait à redresser après son piqué.
Une mince traînée de fumée pris naissance sous son aile, un instant plus tard le kérosène enflammé se mit à fuir. Malgré une violente ressource qui tirait parti des dernières forces de son appareil, le pilote ne réussit pas à me faire lâcher prise. Mes projectiles continuaient à marteler sa carlingue et finirent par pulvériser la verrière. Le Junker pris de folie s’abattit au sol, labourant un champ sur son passage avant d’exploser en une énorme boule de feu. Mais même si j’avais eu un de mes adversaires, les autres avaient pris le large. En plus, j’avais perdu Plubeau, qui allait encore m’engu….er au retour au terrain.

Dans mes écouteurs, des voix s’interpellaient nerveusement. Le timbre féminin d’une opératrice au sol trancha sur ces appels confus. Elle parlait des bombardiers qui nous avaient échappé. Complètement déboussolés, ils venaient de lâcher leurs bombes à l’est de La Valette.

Enfin allégés, ils avaient obliqué vers l’Est puis le nord pour rejoindre leur base en Sicile. Cette annonce fut accueillie par des soupirs de soulagement. Le raid avait échoué. Bien à temps d’ailleurs, ma jauge était au plus bas. Réduisant les gaz, je rentrais au terrain. Mes compagnons m’imitaient à leur tour, saturés de violence. Les appareils ennemis n’étaient plus en vue et l’excitation était retombée, et avec elle la décharge d’adrénaline qui faisait oublier la fatigue et la peur.

Au retour, après la visite à l’officier chargé de mettre un peu d’ordre dans nos souvenirs confus, et après l’eng…ade de Plubeau, on s’est tous retrouvé au Mess. Chacun réagit à sa manière. Certains racontaient les moments palpitants du combat, d’autres faisaient silence. Il y avait une étonnante pudeur qui planait sur de tels instants. Une règle non écrite empêchait de parler des morts. Je crois, au fond, qu’aucun homme sain d’esprit ne peut en tuer un autre. Lorsqu’il le fait, il lui faut user de subterfuges psychologiques qui le convainquent que l’autre en face n’est pas humain, que c’est un monstre comme les « féroces soldats » de la Marseillaise « qui viennent jusque dans nos bras, égorger nos fils et nos compagnes ».
Les appareils endommagés étaient pris en charge par la « Générale Cambouis ». Les autres étaient ravitaillés et réarmés, en prévision du possible raid de la fin d’après-midi. La tension du combat raidissait encore mes muscles et un goût amer chargeait ma gorge. La fatigue nous pesait, à tous. On volait entre deux et trois fois par jour, avec au moins un combat.

Lors de la Campagne de France, j’étais sergent-chef. Cela n’avait pas bougé à Malte. Les règles d’avancement restaient celles d’avant-guerre, en dépit des pertes. Mais le fait de combattre à Malte avait des avantages. Le plus agréable à mes yeux était l’accès au mess des officiers, une chose impossible sur une base française, du moins jusqu’en 1942. La bière anglaise était rare mais bonne et la compagnie sympathique. Comme nous n’avions pas eu de pertes à cette sortie, le rapport n’était pas urgent. Mes pas m’y conduisirent sans même que j’y réfléchisse.
La porte franchie, on entrait dans un local tout en longueur. Le bar fermait un mur et de petites tables réunissaient les aviateurs redescendus au sol. Il y avait un piano, dans le fond. Un peu désaccordé, mais qui servait à Connal, un Irlandais du 261, plutôt sympathique, pour y exercer ses talents. Il venait de Limerick, ou d’un petit bourg à côté. Quand nous sommes entrés, avec Rozanoff en tête suivi de Vinçotte et Plubeau, il a joué un air de son pays, une chanson à boire. Je m’en souviens, c’était « Gerry Owen ».

Dès que j’ai eu ma bière, il est venu près de moi :
- Simon, mon frère, mon ami, je vient partager cette pinte avec toi. J’ai eu mon cinquième zinc, je suis un as !
- Un inconscient ?
- Un suicidaire ! Il s’est placé juste devant mes canons. Et toi ? Quelque chose ?
- Un Ju. J’aurais préféré un « Emil », mais c’est votre job, à vous, les Hurricane.
Se retournant un instant pour passer commande au barman, mon ami me laissa m’installer à une table vide. L’ameublement et la décoration étaient simplistes, quelques photos d’appareils, d’autres des plages du temps de paix, quand Malte n’était qu’une garnison ensoleillée, et une hélice. Sur un poteau au milieu de la salle, une ardoise affichait le « score » du jour. Les « visiteurs » avaient perdu au total dix-sept appareils et nous cinq. L’humour anglais frappait par son côté décalé. Bien qu’au fond, la comparaison entre une guerre et un match de football ou de rugby ne soit pas si sotte. Après tout, l’esprit d’opposition était bien le moteur de ces deux activités.
Une main posa un bock de bière brune sur la table. Connal me fixait de ses yeux trop bleus. Il était jeune et le faisait encore plus avec ses grands yeux bleus et son teint poupin. Dans notre majorité, nous étions tous très jeunes, sauf peut-être nos officiers de carrière, venu de l’Armée du temps de paix.
- Tu as terminé ton service ?
- Oui. S’il y a encore un autre raid ce sera au tour des gars du III/4 d’y aller. Et toi ?
- Non, il n’est que 17h00. Je n’ai volé qu’une fois. Toi, tu as eu to compte. Que vas-tu faire ?
- Dormir, d’abord. Ensuite, j’irais à La Valette. Des trucs à régler…
- Va draguer !
- Pas facile ici. C’est presque pire qu’à Alger ou Tunis. Avec les Maltaises, aucune chance. Et les Anglaises ne sont pas terribles ou alors se sont toutes trouvées un officier.
- Dommage que nous ne soyons pas à Belfast. Je te présenterais ma sœur, une rousse ra-vi-san-te. En vérité, je te le dis Simon – il leva sa pinte - toute la beauté celte. Tu ne trouves pas que cette attaque était bizarre ?
Le coq-à-l’âne ne me surprit pas. Par contre, l’association d’idée qui avait conduit mon étonnant compagnon de sa sœur aux Allemands aurait sans doute fasciné docteur Freud. L’Irlandais avait une manière bien à lui de fonctionner et depuis le temps, je m’y étais habitué.
Comme je ne répondais pas, il insista :
- Le plafond était médiocre aujourd’hui et la visibilité mauvaise, même en altitude. On a pu les surprendre sans difficulté. Regarde, les pilotes sont arrivés épuisés.
- Ils voulaient nous surprendre.
- On ne surprend pas un radar. Le contrôle les a saisis dès au-dessus de la Sicile.
- Je n’ai pas la réponse, il faut que j’aille me coucher. Taches de ne pas te faire tuer ce soir...

Les deux premiers mois de 1941 restent dans mon souvenir comme un moment diffus, ou la mortelle fatigue qui nous envahissait suite à la multiplication des missions se combinait au temps relativement clément que nous avions à Malte. On pouvait avoir une permission de 24h, aller faire un pique-nique sur une plage, et le lendemain mourir, en plein ciel ou brûlé dans son avion.
À l’époque, un cauchemar me poursuivait.
Trois à quatre fois par semaine, je me réveillais en pleine nuit, couvert de sueur. Je revivais cette mission de fin mai. Je couvrais Paulhan, et nous attaquions de concert un Heinkel quand, soudain, l’enfer a éclaté dans mon dos. Je me faisais tirer par un Bf-110. Le moteur s’est arrêté et des flammes ont surgi dans l’habitacle. J’ai eu juste le temps de retourner l’avion et de sauter. J’étais brûlé, au second degré, sur les jambes, les avant-bras et le torse. Quand j’avais ouvert la verrière une flamme m’avait léché. Une chance que j’ai gardé le masque et les lunettes. Des soldats français m’ont pris pour un para Allemand et m’ont tiré dessus, heureusement sans me toucher. Ils visent comme des cochons aurait dit Le Général…
Ils m’ont fait prisonnier avant de comprendre leur erreur. J’ai été évacué sur un hôpital de la région parisienne, puis sur un autre vers Marseille, avant d’être évacué en Algérie. J’ai rejoint le Groupe à la mi-juillet.
Et le cauchemar a commencé. Quand j’ai sauté, j’ai vu le Bf-110 au-dessus. Dans mon cauchemar, je voyais le pilote. Je sais que c’est impossible, mais je le voyais quand même. Et il semblait me dire « tu t’en tires à bon compte. La prochaine fois, je t’aurais… ».

Alors, malgré la fatigue, je n’étais guère pressé de retrouver mon lit. Je suis allé flâner à La Valette.
La vie suivait son cours.
Les Maltais sont des catholiques très croyants. Quelque chose qui les rapproche en somme des Irlandais. Enfin, des Irlandais du Sud. Les églises étaient pleines. On entendait les actions de grâce dans la rue. Jusqu’aux prostituées des rues en pente qui se signaient toutes les minutes.
Je n’avais pas goût à la bagatelle. J’ai descendu la rue sans traîner. Et soudain, je l’ai vue.

- Dis-moi, aviateur, tu veux connaître ton avenir ?
Une gamine s’était plantée en travers de ma route. Ses cheveux fous supportaient une casquette crânement inclinée de côté et elle gardait ses mains dans une veste usée. Etait-ce la matité de sa peau, ses yeux sombres ou même le foulard autour de son cou, je ne sais, mais en tout cas j’eus soudain la certitude d’avoir en face de moi une tsigane venue d’on ne sait où. On trouve de tout à Malte. Elle devait avoir treize ans, et me souriait. Elle parlait un français impeccable et sans nulle timidité. Sur le moment, je n’ai pas pensé à trouver cela étrange.
Instinctivement, je levais les yeux vers le ciel.
- Je ne crois pas.
Elle montra des dents petites et blanches en éclatant de rire. Elle semblait bien s’amuser et je n’ai pu que lui sourire en retour.
- Tu as peur ?
- Bien sûr. Quand je suis à terre, j’ai toujours peur. En haut… je n’ai pas le temps !
- Je pourrais t’aider. Ton destin n’est pas fixé, il change chaque fois que tu agis. Donne-moi ta main !
J’aurais voulu lui dire que je ne croyais pas en toutes ces inepties, mais ce fut plus fort que moi et je m’exécutais sans un mot. Son doigt parcouru les méandres qui se dessinaient sur ma paume. Elle souleva ma manche et regarda mon poignet.
Elle commença par sortir des banalités que j’écoutais d’une oreille distraite. De ce vocabulaire ésotérique, qui comme tous les vocabulaires que seuls les « initiés » peuvent percer, ne révèle que des platitudes une fois décortiqué. Mais sa voix était un enchantement. J’étais comme fasciné. Si elle tombait remarquablement juste, je n’y voyais qu’un effet du hasard ou peut-être une certaine psychologie bien nécessaire pour cette vocation. Au bout d’un instant, elle se redressa et me fixa dans le blanc des yeux.
- Je sais que tu ne me crois pas.
- Non, mais je te paierais quand même.
Elle toucha ma ligne de cœur.
- Il est écrit ici que tu es généreux ; tu n’a pas à le prouver. Je vais te dire quelque chose d’important. Tu vas vivre vieux et heureux. Tu ne seras jamais célèbre, mais de toute manière tu ne le souhaites pas. Pourtant, tout ceci dépend de ce qui va se dérouler aujourd’hui et durant toute la semaine qui va suivre. En fait, quelqu’un va surgir dans ta vie. Un homme que tu connais sans le savoir et qui te semblera être ton supérieur. Tu vas te défier. Si tu le bats, si tu le tues, alors ce que je t’ai dis se réalisera. Sinon… tu mourras.
Mon sourire se volatilisa de lui-même. Ce n’était vraiment pas le genre de chose que je rêvais d’entendre. Je m’arrachais à son contact et répliquais d’une voix glaciale.
- Combien je te dois ?
Elle secoua la tête mais devint tout d’un coup très sérieuse.
Tu paieras, à ta manière. Tous mes clients payent un jour, mais j’attendrais d’abord que tu me croies. D’ailleurs, regarde, ça commence.

Je levais les yeux vers le point qu’elle désignait dans le ciel et mon cœur manqua un battement. Des points sombres s’y dessinaient et on commençait déjà à entendre le bruit des moteurs dans la nuit qui montait. Une sirène rompit le charme, une autre répondit. En un instant, ce fut la panique. Et la jeune Tzigane disparut.
De nos jours, on sait bien comment les avions de l’axe ont fait pour s’approcher si près de La Valette sans déclencher l’alerte. Le bombardement n’eut pratiquement pas d’opposition. Mais, du fait de l’obscurité naissante, le port ne fut que peu touché. Par contre La Valette souffrit beaucoup, comme elle devait souffrir pour plus d’un mois quand les Allemands se mirent à bombarder de nuit.

La situation nous apparaissait comme catastrophique. Nous étions passés de l’état d’alerte n° 2 : « Attaque probable sous trois jours » à l’état d’alerte n°1 « Invasion imminente sous douze heures ». Le mot de code qui ordonnait de se tenir prêt à repousser l’offensive avait été envoyé à tous les postes de la Home Guard des îles de l’Archipel.

En réalité, il convient de dire qu’en fait ni la Wermacht ni l’Armée Italienne n’en voulaient à Malte. Merkur était déclenché, et devait se solder par une nouvelle défaite, certes pas humiliante – les Allemands et les Italiens laissèrent beaucoup de monde sur le carreau – mais une nouvelle défaite quand même. Déjà la pensée d’Hitler tender à se détourner de la Méditerranée pour se focaliser sur ses éternelles lubies, « ruée vers l’Est » et « mort aux communistes » en tête. On pourrait affirmer que Staline fut sauvé par la résistance que Britanniques et Français opposèrent en cette première moitié de 1941 à Hitler en Méditerranée. Hitler le paya d’ailleurs assez cher quand il commit son erreur fatale d’attaquer l’URSS.

Nous fumes tous rappelé à Hal Far par des policiers militaires. Lorsque je remontais dans mon Curtiss, la nuit s’était déjà refermée sur Londres. Une nuit inversée, le ciel était chargé de lumière et surpeuplé tandis qu’au sol des immeubles vides et obscurs attendaient la fin du cauchemar. Le carrousel infernal ne s’apaisait pourtant pas, les bombardiers revenaient à la charge vague après vague. Eux aussi ne devaient pas beaucoup dormir mais c’était une bien pauvre vengeance. Plusieurs quartiers près du port étaient en flammes, des Dornier-17 s’occupaient à les attiser en lâchant des chapelets de bombes explosives.
On nous fit décoller, mais avec le mauvais temps nous ne trouvâmes rien. Un pauvre bougre du I/4 se tua à l’atterrissage. Le lendemain matin, ils revinrent en force.
Mon premier scramble fut le second de la journée. On avait exigé de nous un « effort maximum » et nous décollâmes à 12, en trois formation de 4, couverts par les Hurricane du 261.

La D.C.A crachait sans cesse des nuages mortels et les vétérans de la guerre d’Espagne s’éloignaient rapidement après avoir fait leur œuvre de mort. Ils fuyaient à plus de 400 km/h mais étaient encore trop lents pour nous. Laissant aux Hurricane le soin de s’en prendre à l’escorte, nous entrâmes dans la danse, assoiffés de revanche pour toutes ces villes martyrisées, Rotterdam, Londres, aujourd’hui Tunis et La Valette et pour Guernica (du moins dans mon cas, mais j’étais romantique). Je faisais toujours équipe avec Plubeau. Il s’en pris à une formation Italienne, des Savoia trimoteurs. Il en mit un en feu, en endommagea un second que j’achevais, s’attaqua à un troisième quand le mitrailleur de ce dernier, celui qui tire depuis la bosse du Savoia, eut son jour de chance et toucha le radiateur de Plubeau. Celui-ci, sans donner son indicatif – mais ce n’était pas la peine tout le monde le reconnu – gueula dans la radio, « ah mais quel con, mais quel con je fais » et sauta.
C’était le jour de chance du mitrailleur, mais ce fut aussi son dernier. Une première rafale le fit taire à jamais. Une seconde incendia le bombardier, peu protégé.
Mon instinct me hurla de dégager. Où peut-être était-ce simplement l’expérience. Là où une demi-seconde avant se trouvait mon avion, une rafale déchira l’air et un Bf-110, comme un énorme squale redressa de son piqué et utilisant la vitesse acquise remonta au perchoir.
Rageusement, je cherchais une autre cible, mais il n’y avait rien en vu. Mon gouvernail répondait avec difficulté, preuve que j’avais été quand même touché. C’est seulement après m’être posé et en voyant les impacts sur mon fuselage que la peur me saisit. En fait, j’avais manqué de très peu d’être sur la liste des disparus. L’Allemand avait commencé à tirer avec ses mitrailleuses pour trouver la distance avant d’ouvrir le feu avec ses canons. Je l’avais vraiment échappé bel.

Le jour suivant, le temps fut carrément mauvais et cela nous reposa énormément. Mais je refis deux fois la même nuit mon vieux cauchemar. Perdu dans la purée de poix, les bombardiers ne se livrèrent qu’à quelques raids de faible intensité. Je pu donc passer la journée à dormir sous l’aile de mon appareil. La nuit s’éclaircit, mais on nous laissa tranquille. Nous étions trop précieux de jour. Les Allemands en profitèrent pour revenir matraquer La Valette.
Cela ne faisait que renforcer les craintes d’un débarquement. La ville flambait encore au matin. Durant l’après-midi, il y eut un assaut massif qui fut repoussé sans difficulté, car l’escorte était principalement Italienne. J’explosais un Fiat biplan au-dessus de la mer. Peu de bombardiers réussirent à atteindre leurs cibles et leurs dégâts restèrent insignifiants. Le jour finissant, la Luftwaffe remit le couvert et je me retrouvais à cavaler à la suite de plusieurs centaines de bombardiers qui en se couvrant les uns les autres, réussirent à ne subir que de légères pertes. J’étais devenu chef de patrouille, Plubeau s’étant tordu la cheville en se réceptionnant dans un champ empierré. On me donna comme équipier un jeune fraîchement issu des écoles, qui me regardait avec des grands yeux remplis d’admiration. J’étais devenu un ace, mais je ne m’en préoccupais guère.
Au mess, je du cependant payer ma tournée, ce que je fis de bonne grâce. Connal nous régala de « Gerry Owen » et de quelques autres airs irlandais, mais le cœur n’y était pas.
Je vis bien qu’il était bizarre.
Je lui demandais ce qu’il y avait. Il ne répondit pas tout d’abord. À son habitude, il détourna la conversation.
- Tu sais, me dit-il, Gerry Owen a été importé aux Etats-Unis par des volontaires irlandais qui se sont battus dans les rangs de l’Union. C’est même devenu très officiellement une musique militaire américaine. Ce n’est pas la première fois que nous, Irlandais, allons combattre dans un autre pays pour la bonne cause.
Il resta un instant silencieux, puis ajouta :
- Tu sais, la superstition et l’enseignement de l’église ne font pas bon ménage. Mais je crois que j’ai rencontré hier soir à La Valette une sorte de banshee. J’ai un pressentiment. Un mauvais pressentiment.
Avant que j’ai eu le temps de lui en demander plus, il était retourné au piano et il joua une partie de la nuit. Pour ma part j’allais me coucher.

Suivant le rythme qui nous était devenu familier, le matin fut calme et très couvert. Mais à midi le temps se dégagea assez passa pour un assaut général. Des avions assaillirent les stations radars et le FliegerKorps-V attaquait Gozo en masse. De son côté, le II/4 se porta au secours de La Valette dont le port était à nouveau attaqué. Ce fut l’enfer ce jour là. Le jour le plus noir que nous connûmes à Malte. Dans le ciel, nos avions étaient complètement dominés et pour la première fois nos pertes dépassaient celles de nos adversaires. Je me souviens que je venais de redécoller de Hal Far pour ma troisième mission et mon deuxième combat. Le plein juste fait, j’entendis la radio envoyer les survivants de notre formation que commandait Girard, le patron de la première escadrille, se porter à l’aide des chasseurs qui tentaient d’arrêter la deuxième vague du raid. Les bombardiers arrivaient depuis la Sicile par le Nord et même à distance on pouvait voir que notre affaire était mal engagée. Goering avait lancé au moins 200 bombardiers avec une escorte de Messerschimtt-109 et 110. Nos Curtiss étaient de bonnes machines mais dominées en altitude et cette fois les Hurricane avaient aussi été lancés contre un raid. Nous n’avions plus de couverture haute. La radio vomissait un incroyable salmigondis d’imprécations, des appels à l’aide, des cris inarticulés. Ça m’a fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac et à l’intérieur de mes gants j’ai senti mes mains devenir moites. Soudain, j’eus la certitude que j’allai mourir. C’était irrationnel, mais cette peur de la mort me submergea en un instant. J’aurais peut-être fait demi-tour, ce qui m’aurait valu la cours martiale, mais j’étais gelé. Le jeune que l’on m’avait donné comme équipier me suivait sans mot dire, sans doute tout aussi terrifié que je l’étais. Inconsciemment, je poussais les gaz à fond dès mon entrée dans la mêlée. Etant donné que tous les avions filaient à plus de 500 km/h, je ne fis que les croiser et me retrouver à faire un large virage pour retourner vers les escadrilles qui fonçaient vers La Valette. Le sang martelait mes oreilles, poussé par mon cœur en pleine tachycardie. Je mis l’oxygène à plein débit. J’eu le temps d’endommager un Junkers 88. Puis j’entendis un appel :
- Tango vert deux, J’ai un foutu « Emil » aux fesses. Rien à faire, il veut pas me lâcher. J’ai reconnu Connal instantanément.
- Tango Vert deux, où êtes vous ?! Connal, tu m’entends ?
- Simon ? Je… je suis au-dessus de la mer au sud de La Valette.
- Tiens bon, j’arrive !
L’appareil lancé dans une boucle, je fonçais au maximum de ma vitesse : 525 km/h. Trente secondes plus tard, l’étendue miroitante du fleuve se ruait vers moi. Une formation de Heinkel-111 passa devant moi mais je coupais leur trajectoire sans m’en occuper. Un Messerschimtt-109 apparu d’un seul coup dans ma visée, poursuivant un Hurricane qui tentait de remonter après un piqué particulièrement vif. Mes mitrailleuses crachèrent dans son sillage. Je ne réussis pas à l’avoir. Cependant, il décrocha, trouvant sans doute que le coin devenait particulièrement chaud. Soupirant de soulagement, je serrais mon laryngophone d’une main et me penchais pour rechercher le Hurricane.
- Connal ! Tu me dois une bière !
- Tout ce que tu veux. Vraiment sûr que tu n’aimerais pas que je te présente ma sœur ?
J’allais répliquer quand je trouvais enfin son appareil qui revenait vers moi. Un Me-110 s’était glissé dans son sillage sans qu’il s’en rende compte. Mon cri d’avertissement mourut sur mes lèvres. Sans lui laisser une chance, l’Allemand avait ouvert le feu de toutes ses armes. Touché à bout portant par les projectiles des canons et des mitrailleuses, l’avion se cabra et entra dans une vrille chargée de fumée noire. Je crois que j’ai hurlé, demandant à Connal de sauter. Mis à part que la force centrifuge devait le coller contre la paroi du cockpit, les obus l’avaient sans doute déjà tué. Il n’y eut pas de miracle, pas de parachute qui se déploie in-extremis. L’avion explosa en heurtant la mer.
Pris d’une rage folle, je plongeais vers le Messerschmitt et ouvrit le feu dès qu’il entra dans mon réticule de visée. Je vis distinctement des éclats voler sous les impacts de mes tirs. Son mitrailleur de queue répliqua et je sortis de son champ de tir pour éviter de prendre un mauvais coup. En sentant les vibrations insolites qui secouaient mon engin, je sus immédiatement que c’était raté.
Du kérosène fuyait et éclaboussait mon pare-brise sans que mon essuie-glace puisse enrayer le désastre. À la première étincelle, il s’enflammerait. Me débouclant rapidement de mon siège, je coinçais mon manche à balai entre mes jambes et rabattit la verrière sur le côté. Un instant plus tard, je sautais dans le vide soutenu par la corolle de soie blanche de mon parachute. Mon équipier tournait autour de moi. Je lui faisais signe de ne pas s’occuper de moi, mais il continuait à tourner pour être sûr que j’atteigne la terre sain et sauf. Au moment où je me réceptionnais, sans rien me casser ni me tordre, je vis un point noir derrière le Curtiss. Je hurlais, sans aucune chance que le pauvre bougre ne m’entende. Le Bf-110 le tira à bout portant, et mon équipier mourut sans savoir ce qui l’avait tué, trop soucieux de voir si j’avais bien atterri. Je hurlais de rage pendant une minute entière, puis je m’effondrais en pleurant.

Un stratège de l’antiquité a dit qu’il fallait deux ans pour former un soldat membre des troupes d’escarmouches (javeliniers, frondeurs ou archers) contre dix ans pour un hoplite capable d’opérer au sein d’une phalange. Il expliquait cette différence en soulignant que les premiers ne se trouvaient qu’exceptionnellement au corps à corps, alors que les secondes ne se battaient que comme cela. Les poilus de 14-18 furent les seuls soldats modernes à devoir nettoyer régulièrement des tranchées à la baïonnette. Ce qui conduit le « glorieux » Philippe Pétain à réprimer leur grève dans le sang.
J’ai dit plus haut qu’un homme ne pouvait en tuer un autre qu’en s’abusant lui-même. La difficulté du corps à corps ne vient pas d’une violence plus grande mais des yeux de l’ennemi posé sur vous. Tuer à distance n’est rien puisque l’on ne voit pas l’humanité de l’ennemi. Cependant, les yeux sont humains. Et là s’est fini, vous savez que vous avez tué.


A première vue, ces préoccupations peuvent sembler étranges pour un pilote de chasse. C’est sans doute vrai de nos jours, car le tout électronique permet de laisser la mort frapper au-delà de l’horizon. Un bouton à appuyer, un missile qui part et tout est fini. Pendant la guerre de quarante ce n’était pas la même chose, on était beaucoup plus près des conditions de combat des chevaliers du Moyen Age. Nos duels un contre un ressemblaient plutôt à des joutes qu’à du presse-bouton. En affrontant le Me-110 j’avais senti sa « main » et pour moi il était devenu un être humain. Je savais par exemple que c’était le même homme qui avait manqué de me tuer quatre jours plus tôt. J’avais la certitude que c’était lui qui m’avait blessé fin mai en France. Car même parmi toute la flottille de Messerschmitt que Goering avait envoyé sur l’Angleterre, il ne pouvait y avoir deux individus capables de se glisser avec une telle maestria dans la queue d’un autre pilote. Je ne doutais plus des paroles de la tzigane. J’allais revoir ce pilote, encore et encore, jusqu’à ce qu’il me tue ou le contraire. Mais maintenant une haine étrange, féroce, submergeait mon cœur.


Je fus ramené à Hal Far par les deux membres de la Home Guard qui m’avait retrouvé. ils me laissèrent à un planton qui m’amena au Wing-Commander commandant la base. Rozanoff et Girard aussi avaient été abattus, mais ils s’en étaient tirés sans une égratignure. L’officier me tança vertement pour avoir voulu me porter au secours d’un pilote anglais : « bomber first and above all » dit-il. Mais s’adoucit aussitôt. Après tout, lui aussi était pilote. La mort de Connal le touchait beaucoup à sa manière. Entre l’Angleterre et l’Irlande les relations ont rarement été bonnes, surtout dans le nord encore sous sa domination. Cependant, de nombreux gars de Tipperary ou de Sligo avaient oublié leurs griefs contre la perfide Albion maintenant qu’elle était devenue le rempart du monde libre. Certains, déjà, étaient retournés dans leur pays entre quatre planches. Le Wing-Commander ne tarissait plus d’éloges pour ces soldats à l’accent chantants et aux noms improbables qui mettaient autant de joie à prendre les armes qu’à se trouver une cause pour se sacrifier.

Ma mémoire flanche un peu sur la suite de la journée. N’ayant plus d’appareil, je ne participais pas aux combats. Sans doute ai-je remplis quelques formulaires et autres rapports. Je sais que j’ai écrit une lettre pour les parents de mon équipier. Et ensuite ? J’ai dû aller me coucher avec un peu de bière en guise de somnifère. Nous avions perdu 19 appareils contre 9 pour les Allemands mais il est vrai 10 italiens, vraiment une journée très noire, une des seules où le score ne fut pas véritablement en notre faveur.

Nous reçûmes des nouveaux Curtiss, des H-81B à réservoirs auto-obturants
Le temps était encore mauvais le surlendemain, mais la Luftwaffe, sommée d’obtenir des résultats, attaqua à nouveau. L’engagement fut mitigé et les pertes égales de part et d’autre. A contrario de la journée, la nuit fut splendide et pourtant l’ennemi n’envoya qu’une flotte de vingt bombardiers. Ce comportement bizarre ne pouvait qu’annoncer un grand raid pour le dimanche suivant.

A 11 heures du matin, nos radars donnèrent l’alerte. Une formation ennemie de grande envergure arrivait depuis La Sicile. Les escadrilles s’arrachèrent du sol les unes après les autres pour rejoindre celles qui collaient déjà aux basques de l’ennemi. Nous fîmes décoller le I/4 et le II/4, au total 24 avions, le III/4 étant gardé en réserve, et 18 hurricane des deux squadrons britanniques. J’étais sur les nerfs, à la fois exalté et plein d’appréhension. L’avertissement de la tzigane me résonnait dans la tête. Elle avait dit que mon destin se jouait sur une semaine, or nous étions le huitième jour. Son délai s’était achevé la veille et je ne doutais pas un instant que l’affrontement final m’attendait ce jour-là. Mais plus que son avertissement, il y avait le sentiment de vengeance. « Il » m’avait pris deux vies, un ami et un jeune dont je me sentais responsable. « Il » allait payer.
Ma patrouille double fut la dernière à plonger dans la mêlée. Surclassés et handicapés par leur poids de bombes, les appareils adverses zigzaguaient au milieu de nos tirs sans parvenir à nous décrocher. Un Heinkel-111 me coupa la route ; avec mon nouvel équipier nous l’envoyâmes ad patres. Nos mitrailleuses pulvérisèrent sa dérive et le rendirent ingouvernable. Son équipage l’abandonna juste avant que nous l’achevions. Tout autour de nous, des scènes plus ou moins semblables se déroulaient, les chasseurs Italiens faisaient de leur mieux pour nous forcer à abandonner la poursuite mais nous ne l’entendions pas de cette oreille, et nous leur donnions aussi ce que nous avions, soit la haine et la mort… Je rejoignis Hal Far où l’on se posa pour recharger nos Brownings et faire le plein. Une petite heure plus tard nous étions à nouveau en l’air. Nous nous en primes à un vol de Stuka, escortés par des Fiat G-50 et j’en fis exploser un tandis qu’avec mon équipier nous nous partageâmes un Fiat.
Nos zincs décolèrent en hâte une troisième fois et, profitant de l’avantage des radars longue portée, interceptèrent les nouveaux arrivants loin de leurs objectifs. Je me retrouvais à nouveau derrière un Heinkel. Malgré ses multiples postes de tirs il se révéla incapable de repousser mon attaque et sous les coups combinés de mon équipier et moi il s’écrasa non loin de Luqa. C’est à ce moment là qu’un chasseur « Emil » vint me tenir la conversation. Plus rapide que le Curtiss, le Me-109 aurait sans doute réussi à me mener la vie dure. Par chance, il souffrait de son petit rayon d’action et son trop grand rayon de virage. De plus, mais cela nous le savions grâce au Commandant Rozanoff, ses becs de bord d’attaque s’ouvrait quand il tournait sous fort facteur de charge, provoquant de violentes vibrations qui gâchaient la visée. Comme je m’échappais dans une boucle serrée, il n’insista pas, préférant sans doute conserver son fuel pour retourner à sa base. Nous étions à la recherche d’une nouvelle cible quand la voix d’une W.A.A.F.S du contrôle retentit dans mes écouteurs.
C’était un appel général, l’opératrice signalait qu’un groupe de bombardiers faisait route vers Gozo et qu’il fallait du renfort aux engins engagés. N’ayant consommé que peu de carburant, je n’hésitais pas et ma patrouille fonça vers l’île.

Les Allemands se dégageaient déjà. La radio m’apprit que des Me-110 avaient attaqués le terrain. Heureusement, la D.C.A, très puissante sur le site, réussit à les repousser. Cette annonce me fit comme un coup au cœur, ma némésis avait sans doute participé au raid et elle m’avait manqué.

Le lendemain fut relativement calme, à part le raid habituel contre Hal Far. Je choisis un Junkers, et plongeait sur lui, bien couvert par mon équipier. Il plongea à son tour, sans doute pour bombarder, et je concentrais mon tir sur la bulle de plexiglas dans laquelle était concentré l’équipage. Son piqué s’accentua. Je redressai et je vis qu’il percutait dans une énorme explosion. Avec mon équipier nous étions au ras du sol, quand la DCA se déchaîna. Je compris instantanément que cela signifiait une attaque en rase-mottes. Je fis un virage le plus serré que je pus et quand je retrouvai ma vision je vis 8 bimoteurs venant vers moi de trois quart. J’eu juste le temps de dire « taïaut » pour signaler que j’attaquais et je mitraillais les huit avions les uns après les autres sans pouvoir observer les résultats. Je fis une chandelle et un immelmann. La formation allemande s’enfuyait vers la mer, deux avions avaient sans doute leur compte et fumaient abondamment. Je piquais sur les autres et c’est alors que je compris que je chassais 6 Bf-110. Mais ces derniers s’enfuyaient, et à basse altitude mon Curtiss était plus rapide qu’eux. L’un des Bf-110 se détacha et entama une courbe. Je le suivi sans peine.
Il dû s’en apercevoir car il amorça une ressource verticale. Ma vitesse était telle que je repassais devant lui, et dégageait immédiatement. Ses canons m’encadrèrent sans me toucher. Piqué, ressource, à nouveau nos positions s’inversèrent mais je sentais que je gagnais sur lui. Son mitrailleur de queue m’ajusta mais je tirais une longue rafale et il s’effondra, mort à son poste. Nous tourbillonnions dans le ciel londonien, cherchant à pousser l’autre à la faute. Grâce à la maniabilité bien supérieure du Curtiss je gardais l’avantage durant les trois manœuvres qui suivirent. Malgré tout son talent, il ne me décrocha pas et je pu à nouveau ouvrir le feu. Soudain, l’Allemand redressa, à la limite de la perte de vitesse, espérant que je le dépasserai. Mais on ne fait cela qu’une fois ; pas deux. Je cabrais mon Curtiss et passait sur le dos pour voir ce qu’il allait faire. Il était proche de la vitesse de décrochage et il dû rendre la main pour regagner de la vitesse. C’était ce que j’attendais. Un demi-tonneau et j’étais derrière lui, avec la vitesse accumulée par le piqué depuis ma précédente ressource.
Cette fois ou jamais.
La mouche du collimateur vint se placer sur le pilote. Comme s’il le sentait, il se retourna et cette fois je le vis, en vrai. Pas un visage, non ; un masque et des lunettes, comme ce que je portais. Une courte rafale. Les balles de 12,7 mm firent exploser la verrière et il s’effondra. Je dus cabrer à fon pour éviter de le percuter. Quand je rétablis je vis un champignon de flammes et de fumée, sa tombe incandescente.
Je voudrais pouvoir dire que la haine me motivais. Mais c’est faux. Dans ce combat, je savais que c’était lui ou moi et j’étais concentré sur ma tâche. Ce n’est qu’après que la haine à nouveau me submergea et je me mis à crier de manière incohérente dans la radio. Puis ce fut le soulagement. Comme si une boule de glace que j’avais dans l’estomac venait de fondre d’un coup.

Peu après les raids sur Malte s’espacèrent et devinrent moins violent. Le II/4 resta encore trois mois à Malte avant de revenir sur Tunis et d’aller en Crète. Mais ce fut sans moi. Je fus envoyé en permission pour trois semaines, puis affecté à une unité d’entraînement. J’avais atteint les dix victoires en comptant celles en coopération. Je suis revenu dans une unité de combat à l’automne 1942 et me suis battu au dessus de la Sicile puis en Italie, en France après le débarquement en Provence et enfin en Allemagne.
Le Wing-Co de Hal Far demanda si je voulais bien écrire aux parents de Connal. Il avait laissé une lettre disant que c’était ce qu’il souhaitait s’il devait périr en combat. Il avait laissé aussi une lettre cachetée pour sa famille. Je reçus en octobre 1941 une lettre de ses parents, puis une lettre de sœur. Nous échangeâmes du courrier.
La guerre terminée, je me rendis en Irlande pour participer aux obsèques de Connal dont la dépouille venait d’être retrouvée par des plongeurs. Mon compagnon arriva enfin à ses fins puisque je rencontrais sa sœur. Effectivement, c’était la plus jolie des filles de la verte Eire. J’en sais quelque chose, je l’ai épousé !

J’ai raconté mon histoire à plusieurs reprises et tout le monde y a vu un effet de coïncidences. Pas moi ! Car tout c’est passé exactement comme l’avait dit la tzigane. Seul Rozanoff m’a pris au sérieux. J’étais resté en contact avec lui et avec les anciens, les trop rares anciens, du groupe. Il demanda à me voir un dimanche. Nous parlâmes de tout et de rien, des camarades morts, au combat ou après. Au dessert il me demanda à brûle pourpoint à quoi ressemblait cette petite tzigane. Quand je la lui décrivit, il se contenta de sourire. On dit qu’il dessina sur la nappe en papier du restaurant l’image d’un avion en feu qui s’écrase. Je n’ai rien vu de pareil. Mais le lundi, il monta dans le Mystère IV-B qu’il devait présenter à une délégation de la RAF. Le plan fixe se coinça en position « piqué » alors qu’il était à basse altitude. Son appareil s’écrasa devant un beau parterre d’officiels.

Et puis, il y a deux semaines, mon cardiologue m’a convoqué. Il était un peu inquiet mais s’efforçait de me rassurer. Mon opération va avoir lieu demain. Cependant, je ne survivrais pas. Je le sais.
Dans le parc, j’ai revu la tzigane. Elle n’avait pas pris une ride et semblait toujours avoir treize ans, seul ses vêtements avaient changé.
Je la fixais en ayant peur de la reconnaître. Ce fut elle qui m’aborda. Elle m’interpella par mon nom et tout en riant me saisit le bras pour me conduire jusqu’à un banc.
Enjouée, elle me parla de choses et d’autres. Ses lèvres se découvraient par instant pour m’offrir les perles blanches de ses dents. A aucun moment elle ne fit d’allusion directe à notre première rencontre si ce n’est vers la fin. Elle se relevait et se préparait à partir quand elle sembla se rappeler quelque chose :
- Dis-moi, tu crois que si je te prenais la main je pourrais te prédire l’avenir ?
- Oui !
Je lui souris, après tout elle était si jolie ma mort et elle m’avait donné une vie merveilleuse
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Anaxagore



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MessagePosté le: Lun Mar 26, 2012 22:39    Sujet du message: Répondre en citant

Citation:
Une main posa un bock de bière brune sur la table. Connal me fixait de ses yeux trop bleus. Il était jeune et le faisait encore plus avec ses grands yeux bleus et son teint poupin. Dans notre majorité, nous étions tous très jeunes, sauf peut-être nos officiers de carrière, venu de l’Armée du temps de paix.

Tu répètes yeux bleus

Citation:
Nous fumes tous rappelé à Hal Far par des policiers militaires. Lorsque je remontais dans mon Curtiss, la nuit s’était déjà refermée sur Londres.


Londres ? La Valette, non ?
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Bouhours Bernard



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MessagePosté le: Lun Mar 26, 2012 22:47    Sujet du message: Répondre en citant

Bonsoir; Je me fais toujours plaisir en lisant les divers récits de ce site. Quelques détails: les avions de la 2° guerre ne volaient pas avec du kérosène (encore moins du fuel) mais de l'essence à haut pouvoir d'octane (100 je crois pour les anglais et les allemands, en France beaucoup moins, ce qui permettait la chizbock pour alimenter les voitures particulières), en outre les pilotes de chasse de jour n'étaient pas formés pour la chasse de nuit (certains avaient une qualification vol de nuit, ce qui ne les formait pas à la chasse qui est quand même particulière: voir à ce sujet l'ouvrage de l'amiral Jubelin : "Marin de métier, pilote de fortune") Le pilotage de chasse est particulièrement épuisant et 4 à 5 missions de jour sont le grand maximum, après dodo! Pour les figures de voltige, en jargon du métier un looping s'appelle une boucle, et un tonneau en plein combat aérien vous envoie généralement au tapis (une des victoires remportées par Closterman). La base de la formation de combat était (est toujours) la patrouille avec un chef qualifié et un (ou deux à l'époque ) équipier, perdre sa patrouille était assez mal vu (en URSS impardonnable: ça a couté quelques tournées générales, quand ce n'était pas des eng...), l'abandonner volontairement ...hum!: n'oublions pas que la sécurité des copains dépend de la protection des uns et des autres (nous sommes assez loin quand même des combats solitaires du moyen-age). Voilà c'était la séance de pinaillage d'un chat noir amateur d'aéronautique. Amitiés. Bernard
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Fantasque



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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 05:04    Sujet du message: Répondre en citant

Pour Anaxagore: oui, j'ai travaillé un peu tard...(je suis à Moscou actuellement et il faut compter + 2h......).

Pour Bernard:
Absolument ! Quoi que...

l'essence (avgas) est en 1941 à 93 ou 100 octane.
La perte d'une patrouille ou d'un équipier était relativement fréquente (Clostermann perdant Mouchotte...., mais il y a d'autres exemples). Les combats OTL de Malte en 41 (voir Hurricane over Malta) le confirment.

Un demi-tonneau est une manoeuvre standard pour éviter de perdre de vue un adversaire. De même l'Immelmann.

Je vais corriger le texte dans la journée

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loic
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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 09:27    Sujet du message: Répondre en citant

Joli texte.
Effectivement, quelques fautes facilement décelables. J'en cite ici quelques unes :
Je l’avais vraiment échappé bel.
J’étais devenu un ace,
la cours martiale
Messerschimtt-109
ses becs de bord d’attaque s’ouvrait
Ma vitesse était telle que je repassais devant lui, et dégageait immédiatement.
Nous tourbillonnions dans le ciel londonien, => maltais
Je cabrais mon Curtiss et passait sur le dos pour
Je dus cabrer à fon pour éviter de le percuter.

Note : OTL, de tour de convalescence, Plubeau rejoint son unité le 9 septembre 1940. On peut donc garder la même date.

Sinon, à partir de la page http://cieldegloire.com/gc_2_04.php, on peut trouver quatre sergents-chefs du GC II/4 (le narrateur donc) :
- Puda Raimund (tchécoslovaque) qui OTL rejoindra la RAF au Sqn 310 et fera instructeur à partir de janvier 1941. En FTL, probablement le même destin (Ladc ?). On pourrait toutefois le mentionner sous forme d'un souvenir du narrateur ?
- Casenobe Jean
- de la Chapelle Antoine
- Jaussaud xxx
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On ne trébuche pas deux fois sur la même pierre (proverbe oriental)
En principe (moi) ...
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ladc51



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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 12:24    Sujet du message: Répondre en citant

Bonjour,

joli travail ! La nouvelle d'Anaxagore était déjà superbe, et la transposition en FTL est très réussie, bravo !

loic a écrit:
Sinon, à partir de la page http://cieldegloire.com/gc_2_04.php, on peut trouver quatre sergents-chefs du GC II/4 (le narrateur donc) :
- Puda Raimund (tchécoslovaque) qui OTL rejoindra la RAF au Sqn 310 et fera instructeur à partir de janvier 1941. En FTL, probablement le même destin (Ladc ?). On pourrait toutefois le mentionner sous forme d'un souvenir du narrateur ?
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- de la Chapelle Antoine
- Jaussaud xxx


Pour ce qui concerne les pilotes de chasse tchèques en FTL :
- une trentaine d'entre eux ont gagné la Grande-Bretagne pour renforcer la RAF
- une trentaine d'entre eux (l'élite...) a été regroupé au sein du GC I/9, premier groupe entièrement tchécoslovaque au sein de l'Armée de l'Air, déployé en AFN
- il doit en rester de nombreux autres (je n'ai pas mes chiffres FTL sous la main, mais plus de 120 pilotes tchèques ont participé à la bataille de France OTL, dont 15 y sont morts) en attente de la formation du GC II/9 en AFN, qques uns pouvant servir dans des GC "français"...

Pour Puda Raimund, le plus probable soit qu'il soit au GC I/9 (déployé en Tunisie et participant au blitz Malte-Tunis ! Shocked ) mais toutes les autres options sont possibles...
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Laurent
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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 14:36    Sujet du message: RE-POST Répondre en citant

Après corrections, revoici le texte.

Fantasque
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Ainsi va la mort



J’ai quatre-vingt quatre ans. A mon âge, on pense souvent à la mort, surtout quand on attend comme moi une greffe cardiaque. Mais on en parle peu. Le sujet est presque tabou, en fait. Comme pour les femmes, c’est les plus jeunes, ceux qui en savent le moins qui en parlent le plus. Néanmoins, ne croyez surtout pas que le temps a quelque chose à voir avec la connaissance de la camarde. Il s’agirait plutôt d’expérience. Et question expérience, j’ai connu les trois relations que l’ont peut avoir avec la mort et pouvoir en parler: j’ai tué, j’ai vu des gens mourir et j’ai failli mourir. La quatrième, l’enterrement définitif et bien… je n’aurai probablement pas beaucoup de temps à attendre. Pourtant, je n’ai pas peur. Bien au contraire. Voulez-vous savoir pourquoi ?

Si oui, alors reportez-vous, en pensée, à ces jours bien sombres que l’histoire a retenu sous le nom Blitz de Malte et Tunis, où pour nous, Français, des combats aériens de Tunisie de janvier et février 1941. Nous étions en février 1941 et depuis près d’un mois les avions allemands et italiens pilonnaient Malte et ses aérodromes en même temps qu’ils attaquaient Tunis. Nos pertes ne cessaient de s’élever et le débarquement nazi des forces de l’Axe semblait imminent. Peu de gens, certainement personne parmi les combattants, ne savaient qu’il s’agissait d’une feinte préparant l’attaque sur la Corse et la Sardaigne.
Si Tunis était exclusivement défendue par l’Armée de l’Air, à Malte nous nous battions au coude à coude avec les pilotes de la RAF. Nous nous battions et nous mourions ensemble, nous avec la rage de ceux que l’ennemi a chassés de leur patrie, les Britanniques – où ce qui en tenait lieu, ce mélange d’Anglais, d’Écossais, de Gallois, de Canadiens, de Sud-Africains et d’Irlandais, du Nord comme du Sud – avec cette froide détermination d’arrêter « Monsieur » Hitler comme ils disaient.

Du matin au soir ce n’était que mêlées confuses à toutes altitudes, les Hurricane au perchoir pour faire face aux « Messer », ces 109 et ces 110 qui nous tuaient du monde, nous avec les nouveaux Curtiss à moteur en ligne, le H-81 comme on l’appelait à l’époque, pas encore le Tomahawk pour les Britanniques, à moyenne et basse altitude. Notre tache consistait à contrer les bombardiers, allemands et italiens, et leur escorte rapprochée, ces avions Italiens tellement maniables mais heureusement plus lents et moins bien armés et protégés que nous. Nous avions un avantage, la couverture radar était excellente. Mais cela n’était pas toujours suffisant face aux deux « Flotte » que la Luftwaffe mettait en ligne contre nous et aux différentes escadres italiennes. Heureusement, nous avions un autre avantage, nous battions au-dessus de l’île, et donc tout pilote ayant la chance d’évacuer son appareil était potentiellement récupéré, et la maintenance était remarquable.
Néanmoins, sans la 4ème Escadre de chasse, je ne sais comment les britanniques, qui à ce moment n’engageaient que deux squadrons, le 73 et le 261, auraient tenu.

La mêlée, ce jour-là, s’engageait très mal pour les « bonnes à tout faire » de l’Axe, vulnérables face à la maniabilité de nos engins ainsi que pour l’escorte rapprochée. Les bombardiers pouvaient certes compter sur l’écran des chasseurs Italiens et sur la couverture haute déployée par la Luftwaffe. Mais celle-ci était souvent interceptée par les Hurricane nous laissant à nous, avec nos six mitrailleuses, dont les deux lourdes toutes nouvelles qui équipaient les Curtiss, le massacre des bombardiers.
C’était en fait le deuxième « scramble » de la journée. Le matin, nous avions décollé à 6h30 mais rien trouvé. Il est possible que c’est été une fausse alerte du radar comme il est possible que les Allemands aient monté un raid de diversion. Puis, les gars du I/4 étaient allées faire la causette à des Stuka bien couverts par les Hurricane du 73. Nous avons décollé à nouveau vers 13h, 8 avions pour le II/4 et 8 pour le III/4 couverts par 12 appareils Britanniques du 261. Les gars du 73 et du 261 utilisaient encore la formation de 6 avions, qu’ils éclataient en 3 paires de deux, le chef et son ailier. Chez nous, sous l’impulsion de notre Commandant, « Kostia » Rozanoff, on avait adopté le système des boches, la formation à 4 doigts, ce que la RAF allait bientôt appeler le « Finger Four ».
D‘emblée, ce fut un chaos complet. Les « Hurri » avaient pu grimper au perchoir, mais nos Curtiss montaient plus lentement et l’on a attaqué les bombardiers à leur niveau. Qu’importe ; très nettement dominés, les assaillants se prenaient une raclée. Je couvrais mon chef, Camille Plubeau. Un bon, mais qui avait été gravement brûlé dans la Campagne de France. Moi aussi, je portais les traces d’un crash, des brûlures aux jambes, aux avant-bras et au torse. Mais moins sérieuses que celles de Plubeau, qui ne nous avait rejoint qu’en septembre. Les copains disaient de nous qu’émanait une odeur de brûlé, voire de toasts trop cuits, de notre patrouille….

Plubeau avait assaisonné un Ju-88, et un Macchi 200 au passage. L’avion Italien avait commis l’erreur de renverser son virage. Les mitrailleuses du H-81 l’avaient transformé en torche.
Un Me-109 enflammé traversa le ciel dans un rugissement d’apocalypse qui fit trembler mon cockpit. La couverture haute avait elle aussi ses problèmes…
Plubeau bascula son Curtiss et je dû serrer comme une brute pour le suivre. Vu de l’extérieur, le combat ressemblait à un essaim d’abeille pris de folie. En fait, cela ne se passait pas aussi facilement que je le croyais. Sortant brusquement de l’empoignade, deux Ju-88 plongèrent brusquement, juste sous notre nez, avec Hal Far dans le viseur. Leur passage avait été si bref, que l’idée d’écraser la détente de mes mitrailleuses ne m’était même pas venue. Plubeau les suivis, et je suivis Plubeau.
Le puissant moteur Allison du Curtiss ne s’en laissait pas compter si facilement. On gagnait sur eux. Le chef en mit un en feu, l’autre dégagea, ses bombes se perdant sur La Valette et ses églises. Il est pour moi pensais-je.
Son mitrailleur dorsal m’aperçu et riposta à coups de 7,9 mm. J’en avais quatre à ma disposition, plus deux mitrailleuses lourdes de 12,7. Je le vis s’effondrer. Plus près…Je tirais à moins de 150m. Le pilote cherchait à redresser après son piqué.
Une mince traînée de fumée pris naissance sous son aile, un instant plus tard le kérosène enflammé se mit à fuir. Malgré une violente ressource qui tirait parti des dernières forces de son appareil, le pilote ne réussit pas à me faire lâcher prise. Mes projectiles continuaient à marteler sa carlingue et finirent par pulvériser la verrière. Le Junker pris de folie s’abattit au sol, labourant un champ sur son passage avant d’exploser en une énorme boule de feu. Mais même si j’avais eu un de mes adversaires, les autres avaient pris le large. En plus, j’avais perdu Plubeau, qui allait encore m’engu….er au retour au terrain.

Dans mes écouteurs, des voix s’interpellaient nerveusement. Le timbre féminin d’une opératrice au sol trancha sur ces appels confus. Elle parlait des bombardiers qui nous avaient échappé. Complètement déboussolés, ils venaient de lâcher leurs bombes à l’est de La Valette.

Enfin allégés, ils avaient obliqué vers l’Est puis le nord pour rejoindre leur base en Sicile. Cette annonce fut accueillie par des soupirs de soulagement. Le raid avait échoué. Bien à temps d’ailleurs, ma jauge était au plus bas. Réduisant les gaz, je rentrais au terrain. Mes compagnons m’imitaient à leur tour, saturés de violence. Les appareils ennemis n’étaient plus en vue et l’excitation était retombée, et avec elle la décharge d’adrénaline qui faisait oublier la fatigue et la peur.

Au retour, après la visite à l’officier chargé de mettre un peu d’ordre dans nos souvenirs confus, et après l’eng…ade de Plubeau, on s’est tous retrouvé au Mess. Chacun réagit à sa manière. Certains racontaient les moments palpitants du combat, d’autres faisaient silence. Il y avait une étonnante pudeur qui planait sur de tels instants. Une règle non écrite empêchait de parler des morts. Je crois, au fond, qu’aucun homme sain d’esprit ne peut en tuer un autre. Lorsqu’il le fait, il lui faut user de subterfuges psychologiques qui le convainquent que l’autre en face n’est pas humain, que c’est un monstre comme les « féroces soldats » de la Marseillaise « qui viennent jusque dans nos bras, égorger nos fils et nos compagnes ».
Les appareils endommagés étaient pris en charge par la « Générale Cambouis » ; ils seraient prêts d’ici peu. Les autres étaient ravitaillés et réarmés, en prévision du possible raid de la fin d’après-midi. La tension du combat raidissait encore mes muscles et un goût amer chargeait ma gorge. La fatigue nous pesait, à tous. On volait entre deux et trois fois par jour, avec au moins un combat.

Lors de la Campagne de France, j’étais sergent-chef. Cela n’avait pas bougé à Malte. Les règles d’avancement restaient celles d’avant-guerre, en dépit des pertes. Mais le fait de combattre à Malte avait des avantages. Le plus agréable à mes yeux était l’accès au mess des officiers, une chose impossible sur une base française, du moins jusqu’en 1942. La bière anglaise était rare mais bonne et la compagnie sympathique. Comme nous n’avions pas eu de pertes à cette sortie, le rapport n’était pas urgent. Mes pas m’y conduisirent sans même que j’y réfléchisse.
La porte franchie, on entrait dans un local tout en longueur. Le bar fermait un mur et de petites tables réunissaient les aviateurs redescendus au sol. Il y avait un piano, dans le fond. Un peu désaccordé, mais qui servait à Connal, un Irlandais du Sud du 261, plutôt sympathique, pour y exercer ses talents. Il venait de Limerick, ou d’un petit bourg à côté. Quand nous sommes entrés, avec Rozanoff en tête suivi de Vinçotte et Plubeau, il a joué un air de son pays, une chanson à boire. Je m’en souviens, c’était « Gerry Owen ».

Dès que j’ai eu ma bière, il est venu près de moi :
- Simon, mon frère, mon ami, je vient partager cette pinte avec toi. J’ai eu mon cinquième zinc, je suis un as !
- Un inconscient ?
- Un suicidaire ! Il s’est placé juste devant mes canons. Et toi ? Quelque chose ?
- Un Ju. J’aurais préféré un « Emil », mais c’est votre job, à vous, les Hurricane.
Se retournant un instant pour passer commande au barman, mon ami me laissa m’installer à une table vide. L’ameublement et la décoration étaient simplistes, quelques photos d’appareils, d’autres des plages du temps de paix, quand Malte n’était qu’une garnison ensoleillée, et une hélice. Sur un poteau au milieu de la salle, une ardoise affichait le « score » du jour. Les « visiteurs » avaient perdu au total treize appareils et nous trois. L’humour anglais frappait par son côté décalé. Bien qu’au fond, la comparaison entre une guerre et un match de football ou de rugby ne soit pas si sotte. Après tout, l’esprit d’opposition était bien le moteur de ces deux activités.
Une main posa un bock de bière brune sur la table. Connal me fixait de ses yeux trop bleus. Il était jeune et le faisait encore plus son teint poupin. Dans notre majorité, nous étions tous très jeunes, sauf peut-être nos officiers de carrière, venus de l’Armée du temps de paix.
- Tu as terminé ton service ?
- Oui. S’il y a encore un autre raid ce sera au tour des gars du III/4 d’y aller. Et toi ?
- Non, il n’est que 17h00. Je n’ai volé qu’une fois. Toi, tu as eu ton compte. Que vas-tu faire ?
- Dormir, d’abord. Ensuite, j’irais à La Valette. Des trucs à régler…
- Va draguer !
- Pas facile ici. C’est presque pire qu’à Alger ou Tunis. Avec les Maltaises, aucune chance. Et les Anglaises ne sont pas terribles ou alors se sont toutes trouvées un officier.
- Dommage que nous ne soyons pas au pays. Je te présenterais ma sœur, une rousse ra-vi-ssan-te. En vérité, je te le dis Simon – il leva sa pinte - toute la beauté celte. Tu ne trouves pas que cette attaque était bizarre ?
Le coq-à-l’âne ne me surprit pas. Par contre, l’association d’idée qui avait conduit mon étonnant compagnon de sa sœur aux Allemands aurait sans doute fasciné docteur Freud. L’Irlandais avait une manière bien à lui de fonctionner et depuis le temps, je m’y étais habitué.
Comme je ne répondais pas, il insista :
- Le plafond était médiocre aujourd’hui et la visibilité mauvaise, même en altitude. On a pu les surprendre sans difficulté. Regarde, les pilotes sont arrivés épuisés.
- Ils voulaient nous surprendre.
- On ne surprend pas un radar. Le contrôle les a saisis dès au-dessus de la Sicile.
- Je n’ai pas la réponse, il faut que j’aille me coucher. Taches de ne pas te faire tuer ce soir...

Les deux premiers mois de 1941 restent dans mon souvenir comme un moment diffus, ou la mortelle fatigue qui nous envahissait suite à la multiplication des missions se combinait au temps relativement clément que nous avions à Malte. On pouvait avoir une permission de 24h, aller faire un pique-nique sur une plage, et le lendemain mourir, en plein ciel ou brûlé dans son avion.
À l’époque, un cauchemar me poursuivait.
Trois à quatre fois par semaine, je me réveillais en pleine nuit, couvert de sueur. Je revivais cette mission de fin mai. Je couvrais Paulhan, et nous attaquions de concert un Heinkel quand, soudain, l’enfer a éclaté dans mon dos. Je me faisais tirer par un Bf-110. Le moteur s’est arrêté et des flammes ont surgi dans l’habitacle. J’ai eu juste le temps de retourner l’avion et de sauter. J’étais brûlé, au second degré, sur les jambes, les avant-bras et le torse. Quand j’avais ouvert la verrière une flamme m’avait léché. Une chance que j’ai gardé le masque et les lunettes. Des soldats français m’ont pris pour un para Allemand et m’ont tiré dessus, heureusement sans me toucher. Ils visent comme des cochons aurait dit Le Général…
Ils m’ont fait prisonnier avant de comprendre leur erreur. J’ai été évacué sur un hôpital de la région parisienne, puis sur un autre vers Marseille, avant d’être évacué en Algérie. J’ai rejoint le Groupe à la mi-juillet.
Et le cauchemar a commencé. Quand j’ai sauté, j’ai vu le Bf-110 au-dessus. Dans mon cauchemar, je voyais le pilote. Je sais que c’est impossible, mais je le voyais quand même. Et il semblait me dire « tu t’en tires à bon compte. La prochaine fois, je t’aurais… ».

Alors, malgré la fatigue, je n’étais guère pressé de retrouver mon lit. Je suis allé flâner à La Valette.
La vie suivait son cours.
Les Maltais sont des catholiques très croyants. Quelque chose qui les rapproche en somme des Irlandais. Enfin, des Irlandais du Sud. Les églises étaient pleines. On entendait les actions de grâce dans la rue. Jusqu’aux prostituées des rues en pente qui se signaient toutes les minutes.
Je n’avais pas goût à la bagatelle. J’ai descendu la rue sans traîner. Et soudain, je l’ai vue.

- Dis-moi, aviateur, tu veux connaître ton avenir ?
Une gamine s’était plantée en travers de ma route. Ses cheveux fous supportaient une casquette crânement inclinée de côté et elle gardait ses mains dans une veste usée. Etait-ce la matité de sa peau, ses yeux sombres ou même le foulard autour de son cou, je ne sais, mais en tout cas j’eus soudain la certitude d’avoir en face de moi une tsigane venue d’on ne sait où. On trouve de tout à Malte. Elle devait avoir treize ans, et me souriait. Elle parlait un français impeccable et sans nulle timidité. Sur le moment, je n’ai pas pensé à trouver cela étrange.
Instinctivement, je levais les yeux vers le ciel.
- Je ne crois pas.
Elle montra des dents petites et blanches en éclatant de rire. Elle semblait bien s’amuser et je n’ai pu que lui sourire en retour.
- Tu as peur ?
- Bien sûr. Quand je suis à terre, j’ai toujours peur. En haut… je n’ai pas le temps !
- Je pourrais t’aider. Ton destin n’est pas fixé, il change chaque fois que tu agis. Donne-moi ta main !
J’aurais voulu lui dire que je ne croyais pas en toutes ces inepties, mais ce fut plus fort que moi et je m’exécutais sans un mot. Son doigt parcouru les méandres qui se dessinaient sur ma paume. Elle souleva ma manche et regarda mon poignet.
Elle commença par sortir des banalités que j’écoutais d’une oreille distraite. De ce vocabulaire ésotérique, qui comme tous les vocabulaires que seuls les « initiés » peuvent percer, ne révèle que des platitudes une fois décortiqué. Mais sa voix était un enchantement. J’étais comme fasciné. Si elle tombait remarquablement juste, je n’y voyais qu’un effet du hasard ou peut-être une certaine psychologie bien nécessaire pour cette vocation. Au bout d’un instant, elle se redressa et me fixa dans le blanc des yeux.
- Je sais que tu ne me crois pas.
- Non, mais je te paierais quand même.
Elle toucha ma ligne de cœur.
- Il est écrit ici que tu es généreux ; tu n’a pas à le prouver. Je vais te dire quelque chose d’important. Tu vas vivre vieux et heureux. Tu ne seras jamais célèbre, mais de toute manière tu ne le souhaites pas. Pourtant, tout ceci dépend de ce qui va se dérouler aujourd’hui et durant toute la semaine qui va suivre. En fait, quelqu’un va surgir dans ta vie. Un homme que tu connais sans le savoir et qui te semblera être ton supérieur. Tu vas te défier. Si tu le bats, si tu le tues, alors ce que je t’ai dis se réalisera. Sinon… tu mourras.
Mon sourire se volatilisa de lui-même. Ce n’était vraiment pas le genre de chose que je rêvais d’entendre. Je m’arrachais à son contact et répliquais d’une voix glaciale.
- Combien je te dois ?
Elle secoua la tête mais devint tout d’un coup très sérieuse.
Tu paieras, à ta manière. Tous mes clients payent un jour, mais j’attendrais d’abord que tu me croies. D’ailleurs, regarde, ça commence.

Je levais les yeux vers le point qu’elle désignait dans le ciel et mon cœur manqua un battement. Des points sombres s’y dessinaient et on commençait déjà à entendre le bruit des moteurs dans la nuit qui montait. Une sirène rompit le charme, une autre répondit. En un instant, ce fut la panique. Et la jeune Tzigane disparut.
De nos jours, on sait bien comment les avions de l’axe ont fait pour s’approcher si près de La Valette sans déclencher l’alerte. Le bombardement n’eut pratiquement pas d’opposition. Mais, du fait de l’obscurité naissante, le port ne fut que peu touché. Par contre La Valette souffrit beaucoup, comme elle devait souffrir pour plus d’un mois quand les Allemands se mirent à bombarder de nuit.

La situation nous apparaissait comme catastrophique. Nous étions passés de l’état d’alerte n° 2 : « Attaque probable sous trois jours » à l’état d’alerte n°1 « Invasion imminente sous douze heures ». Le mot de code qui ordonnait de se tenir prêt à repousser l’offensive avait été envoyé à tous les postes de la Home Guard des îles de l’Archipel.

En réalité, il convient de dire qu’en fait ni la Wermacht ni l’Armée Italienne n’en voulaient à Malte. Merkur était déclenché, et devait se solder par une nouvelle défaite, certes pas humiliante – les Allemands et les Italiens laissèrent beaucoup de monde sur le carreau – mais une nouvelle défaite quand même. À cette époque il semblait que nous étions condamnés à reculer, encore et encore. L’euphorie de la victoire contre les Italiens en Afrique du Nord était bien passée.
Mais déjà la pensée d’Hitler tendait à se détourner de la Méditerranée pour se focaliser sur ses éternelles lubies, « ruée vers l’Est » et « mort aux communistes » en tête. On pourrait affirmer que Staline fut sauvé par la résistance que Britanniques et Français opposèrent en cette première moitié de 1941 à Hitler en Méditerranée. Hitler le paya d’ailleurs assez cher quand il commit son erreur fatale d’attaquer l’URSS. Mais tout ceci est l’Histoire avec un grand H…

Nous fumes tous rappelé à Hal Far par des policiers militaires. Lorsque je remontais dans mon Curtiss, la nuit s’était déjà refermée sur Malte. Une nuit inversée, le ciel était chargé de lumière et surpeuplé tandis qu’au sol des immeubles vides et obscurs dans La Valette, la silhouette des navires à l’ancre dans le port, attendaient la fin du cauchemar. Le carrousel infernal ne s’apaisait pourtant pas, les bombardiers revenaient à la charge vague après vague. Eux aussi ne devaient pas beaucoup dormir mais c’était une bien pauvre vengeance. Plusieurs quartiers près du port étaient en flammes, des Dornier-17 s’occupaient à les attiser en lâchant des chapelets de bombes explosives.
On nous fit décoller, mais avec le mauvais temps nous ne trouvâmes rien. Un pauvre bougre du I/4 se tua à l’atterrissage. Le lendemain matin, ils revinrent en force.
Mon premier scramble fut le second de la journée. Le III/4 avait hérité de la tournée du petit matin et décollé dès potron-minet pour se coltiner des Fiat BR-20 couverts par des Macchi. On avait exigé de nous un « effort maximum » et nous décollâmes à 12, en trois formation de 4 sous la houlette du Commandant, couverts par les Hurricane du 261.

La D.C.A crachait sans cesse des nuages mortels et les vétérans de la guerre d’Espagne s’éloignaient rapidement après avoir fait leur œuvre de mort. Ils fuyaient à plus de 400 km/h mais étaient encore trop lents pour nous. Laissant aux Hurricane le soin de s’en prendre à l’escorte d’altitude, nous entrâmes dans la danse, assoiffés de revanche pour toutes ces villes martyrisées, Rotterdam, Londres, aujourd’hui Tunis et La Valette et pour Guernica (du moins dans mon cas, mais j’étais romantique). Je faisais toujours équipe avec Plubeau. Il s’en pris à une formation Italienne, des Savoia trimoteurs. Il en mit un en feu, en endommagea un second que j’achevais, s’attaqua à un troisième quand le mitrailleur de ce dernier, celui qui tire depuis la bosse du Savoia, eut son jour de chance et toucha le radiateur de Plubeau. Celui-ci, sans donner son indicatif – mais ce n’était pas la peine tout le monde le reconnu – gueula dans la radio, « ah mais quel con, mais quel con je fais » et sauta.
C’était le jour de chance du mitrailleur, mais ce fut aussi son dernier. Une première rafale le fit taire à jamais. Une seconde incendia le bombardier, peu protégé.
Mon instinct me hurla de dégager. Où peut-être était-ce simplement l’expérience. Là où une demi-seconde avant se trouvait mon avion, une rafale déchira l’air et un Bf-110, comme un énorme squale avec son camouflage tacheté, redressa de son piqué et utilisant la vitesse acquise remonta au perchoir.
Rageusement, je cherchais une autre cible, mais il n’y avait rien en vue. Mon gouvernail répondait avec difficulté, preuve que j’avais été quand même touché. C’est seulement après m’être posé et en voyant les impacts sur mon fuselage que la peur me saisit. En fait, j’avais manqué de très peu d’être sur la liste des disparus. L’Allemand avait commencé à tirer avec ses mitrailleuses pour trouver la distance avant d’ouvrir le feu avec ses canons. Je l’avais vraiment échappé belle.

Le jour suivant, le temps fut carrément mauvais pour une fois et cela nous reposa énormément. Mais je refis deux fois la même nuit mon vieux cauchemar. Perdus dans la purée de poix, les bombardiers ne se livrèrent qu’à quelques raids de faible intensité. Je pu donc passer la journée à dormir sous l’aile de mon appareil. La nuit s’éclaircit, mais on nous laissa tranquille. Nous étions trop précieux de jour. Les Allemands en profitèrent pour revenir matraquer La Valette.
Cela ne faisait que renforcer les craintes d’un débarquement. La ville flambait encore au matin. Durant l’après-midi, il y eut un assaut massif qui fut repoussé sans difficulté, car l’escorte était principalement Italienne. J’explosais un Fiat biplan au-dessus de la mer. Peu de bombardiers réussirent à atteindre leurs cibles et leurs dégâts restèrent insignifiants. Le jour finissant, la Luftwaffe remit le couvert et je me retrouvais à cavaler à la suite de plusieurs dizaies de bombardiers qui en se couvrant les uns les autres, réussirent à ne subir que de légères pertes. J’étais devenu chef de patrouille, Plubeau s’étant tordu la cheville en se réceptionnant dans un champ empierré était indisponible pour dix jours. On me donna comme équipier un jeune fraîchement issu des écoles, qui me regardait avec des grands yeux remplis d’admiration. J’étais devenu un as, mais je ne m’en préoccupais guère.
Au mess, je dus cependant payer ma tournée, ce que je fis de bonne grâce. Connal nous régala de « Gerry Owen » et de quelques autres airs irlandais, mais le cœur n’y était pas.
Je vis bien qu’il était bizarre.
Je lui demandais ce qu’il y avait. Il ne répondit pas tout d’abord. À son habitude, il détourna la conversation.
- Tu sais, me dit-il, Gerry Owen a été importé aux Etats-Unis par des volontaires irlandais qui se sont battus dans les rangs de l’Union. C’est même devenu très officiellement une musique militaire américaine. Ce n’est pas la première fois que nous, Irlandais, allons combattre dans un autre pays pour la bonne cause.
Il resta un instant silencieux, puis ajouta :
- La superstition et l’enseignement de l’église ne font pas bon ménage. Mais je crois que j’ai rencontré hier soir à La Valette une sorte de banshee. J’ai un pressentiment. Un mauvais pressentiment.
Avant que je trouve le temps de lui en demander plus, il était retourné au piano et il joua une partie de la nuit, comme saisi d’une fausse gaieté. Pour ma part j’allais me coucher.

Suivant le rythme qui nous était devenu familier, le matin fut calme et très couvert. Mais à midi le temps se dégagea assez passa pour un assaut général. Des avions assaillirent les stations radars et le FliegerKorps-V attaquait Gozo en masse. De son côté, le II/4 se porta au secours de La Valette dont le port était à nouveau attaqué. Ce fut l’enfer ce jour-là. Le jour le plus noir que nous connûmes à Malte. Dans le ciel, nos avions étaient complètement dominés et pour la première fois nos pertes dépassaient celles de nos adversaires. Je me souviens que je venais de re-décoller de Hal Far pour ma troisième mission et mon deuxième combat. Le plein juste fait, j’entendis la radio envoyer les survivants de notre formation que commandait Girard, le patron de la première escadrille, se porter à l’aide des chasseurs qui tentaient d’arrêter la deuxième vague du raid. Les bombardiers arrivaient depuis la Sicile par le Nord et, même à distance, on pouvait voir que notre affaire était mal engagée. Goering avait lancé au moins 200 bombardiers avec une escorte de Messerschimtt-109 et 110. Nos Curtiss étaient de bonnes machines mais dominées en altitude et cette fois les Hurricane avaient aussi été lancés contre un raid. Nous n’avions plus de couverture haute. La radio vomissait un incroyable salmigondis d’imprécations, des appels à l’aide, des cris inarticulés. Ça m’a fait l’effet d’un coup de poing dans l’estomac et à l’intérieur de mes gants j’ai senti mes mains devenir moites. Soudain, j’eus la certitude que j’allai mourir. C’était irrationnel, mais cette peur de la mort me submergea en un instant. J’aurais peut-être fait demi-tour, ce qui m’aurait valu la cour martiale, mais j’étais gelé. Le jeune que l’on m’avait donné comme équipier me suivait sans mot dire, sans doute tout aussi terrifié que je l’étais. Inconsciemment, je poussais les gaz à fond dès mon entrée dans la mêlée. Etant donné que tous les avions filaient à plus de 500 km/h, je ne fis que les croiser et me retrouver à faire un large virage pour retourner vers les escadrilles qui fonçaient vers La Valette. Le sang martelait mes oreilles, poussé par mon cœur en pleine tachycardie. Je mis l’oxygène à plein débit. J’eu le temps d’endommager un Junkers 88. Puis j’entendis un appel :
- Tango vert deux, J’ai un foutu « Emil » aux fesses. Rien à faire, il veut pas me lâcher. J’ai reconnu Connal instantanément.
- Apache rouge leader à Tango Vert deux, où êtes vous ?! Connal, tu m’entends ?
- Simon ? Je… je suis au-dessus de la mer au sud de La Valette.
- Tiens bon, j’arrive !
L’appareil lancé dans une boucle, j’abattis et renversais le virage au maximum de ma vitesse. Trente secondes plus tard, l’étendue miroitante du la mer se ruait vers moi. Une formation de Heinkel-111 passa devant moi mais je coupais leur trajectoire sans m’en occuper. Un Messerschimdt-109 apparu d’un seul coup dans ma visée, poursuivant un Hurricane qui tentait de remonter après un piqué particulièrement vif. Mes mitrailleuses crachèrent dans son sillage. Je ne réussis pas à l’avoir. Cependant, il décrocha, trouvant sans doute que le coin devenait particulièrement chaud. Soupirant de soulagement, je serrais mon laryngophone d’une main et me penchais pour rechercher le Hurricane.
- Connal ! Tu me dois une bière !
- Tout ce que tu veux. Vraiment sûr que tu n’aimerais pas que je te présente ma sœur ?
J’allais répliquer quand je trouvais enfin son appareil qui revenait vers moi. Un Me-110 s’était glissé dans son sillage sans qu’il s’en rende compte. Mon cri d’avertissement mourut sur mes lèvres. Sans lui laisser une chance, l’Allemand avait ouvert le feu de toutes ses armes. Touché à bout portant par les projectiles des canons et des mitrailleuses, l’avion se cabra et entra dans une vrille chargée de fumée noire. Je crois que j’ai hurlé, demandant à Connal de sauter. Mis à part que la force centrifuge devait le coller contre la paroi du cockpit, les obus l’avaient sans doute déjà tué. Il n’y eut pas de miracle, pas de parachute qui se déploie in-extremis. L’avion explosa en heurtant la mer.
Pris d’une rage folle, je plongeais vers le Messerschmitt et ouvrit le feu dès qu’il entra dans mon réticule de visée. Je vis distinctement des éclats voler sous les impacts de mes tirs. Son mitrailleur de queue répliqua et je sortis de son champ de tir pour éviter de prendre un mauvais coup. En sentant les vibrations insolites qui secouaient mon engin, je sus immédiatement que c’était raté.
Du liquide de refroidissement fuyait, mélangé à de l’huile, et éclaboussait mon pare-brise sans que mon essuie-glace puisse enrayer le désastre. Le moteur chauffait et s’arrêta. Me débouclant rapidement de mon siège, je coinçais mon manche à balai entre mes jambes et larguait la verrière. Un instant plus tard, je sautais dans le vide soutenu par la corolle de soie blanche de mon parachute. Mon équipier me tournait autour comme un chiot autour de sa mère. Je lui faisais signe de ne pas s’occuper de moi, mais il continuait à tourner pour être sûr que j’atteigne la terre sain et sauf. Au moment où je me réceptionnais, sans rien me casser ni me tordre, je vis un point noir derrière le Curtiss. Je hurlais, sans aucune chance que le pauvre bougre ne m’entende. Le Bf-110 le tira à bout portant, et mon équipier mourut sans savoir ce qui l’avait tué, trop soucieux de voir si j’avais bien atterri. Je hurlais de rage pendant une minute entière, puis je m’effondrais en pleurant.

Un stratège de l’antiquité a dit qu’il fallait deux ans pour former un soldat membre des troupes d’escarmouches (javeliniers, frondeurs ou archers) contre dix ans pour un hoplite capable d’opérer au sein d’une phalange. Il expliquait cette différence en soulignant que les premiers ne se trouvaient qu’exceptionnellement au corps à corps, alors que les secondes ne se battaient que comme cela. Les poilus de 14-18 furent les seuls soldats modernes à devoir nettoyer régulièrement des tranchées à la baïonnette. Ce qui conduit le « glorieux » Philippe Pétain à réprimer leur grève dans le sang.
J’ai dit plus haut qu’un homme ne pouvait en tuer un autre qu’en s’abusant lui-même. La difficulté du corps à corps ne vient pas d’une violence plus grande mais des yeux de l’ennemi posé sur vous. Tuer à distance n’est rien puisque l’on ne voit pas l’humanité de l’ennemi. Cependant, les yeux sont humains. Et là c’est fini, vous savez que vous avez tué.


À première vue, ces préoccupations peuvent sembler étranges pour un pilote de chasse. C’est sans doute vrai de nos jours, car le tout électronique permet de laisser la mort frapper au-delà de l’horizon. Un bouton à appuyer, un missile qui part et tout est fini. Pendant la guerre de quarante ce n’était pas la même chose, on était beaucoup plus près des conditions de combat des chevaliers du Moyen Age. Nos duels un contre un ressemblaient plutôt à des joutes qu’à du presse-bouton. En affrontant le Me-110 j’avais senti sa « main » et pour moi il était devenu un être humain. Je savais par exemple que c’était le même homme qui avait manqué de me tuer quatre jours plus tôt. J’avais la certitude que c’était aussi lui qui m’avait blessé fin mai en France. Car même parmi toute la flottille de Messerschmitt que Goering avait envoyé sur l’Angleterre, il ne pouvait y avoir deux individus capables de se glisser avec une telle maestria dans la queue d’un autre pilote. Je ne doutais plus des paroles de la tzigane. J’allais revoir ce pilote, encore et encore, jusqu’à ce qu’il me tue ou le contraire. Mais maintenant une haine étrange, féroce, submergeait mon cœur.


Je fus ramené à Hal Far par les deux membres de la Home Guard qui m’avait retrouvé. ils me laissèrent à un planton qui m’amena au Wing-Commander commandant la base. Rozanoff et Girard aussi avaient été abattus, mais ils s’en étaient tirés sans une égratignure. L’officier, une Lieutenant-Colonel, me tança vertement pour avoir voulu me porter au secours d’un pilote anglais : « bomber first and above all » dit-il. Mais s’adoucit aussitôt. Après tout, lui aussi était pilote. La mort de Connal le touchait beaucoup à sa manière. Entre l’Angleterre et l’Irlande les relations ont rarement été bonnes, surtout dans le nord encore sous sa domination. Cependant, de nombreux gars de Tipperary, Cork ou de Sligo avaient oublié leurs griefs contre la perfide Albion maintenant qu’elle était devenue le rempart du monde libre. Certains, déjà, étaient retournés dans leur pays entre quatre planches. Le Wing-Commander ne tarissait plus d’éloges pour ces soldats à l’accent chantant et aux noms improbables qui mettaient autant de joie à prendre les armes qu’à se trouver une cause pour se sacrifier.

Ma mémoire flanche un peu sur la suite de la journée. N’ayant plus d’appareil, je ne participais pas aux combats. Sans doute ai-je remplis quelques formulaires et autres rapports. Je sais que j’ai écrit une lettre pour les parents de mon équipier. Et ensuite ? J’ai dû aller me coucher avec un peu de bière en guise de somnifère. Nous avions perdu 11 appareils contre 6 pour les Allemands et il est vrai 5 italiens, vraiment une journée très noire. Une des très rare où nous n’avons pas eu un score en notre faveur.
Ce soir là, le mess était silencieux et personne n’osa se mettre au piano.

Nous reçûmes le lendemain des nouveaux Curtiss, des H-81B à réservoirs auto-obturants
Le temps était encore mauvais le surlendemain, mais la Luftwaffe, sommée d’obtenir des résultats, attaqua à nouveau. L’engagement fut mitigé et les pertes égales de part et d’autre. A contrario de la journée, la nuit fut splendide et pourtant l’ennemi n’envoya qu’une flotte de vingt bombardiers. Ce comportement bizarre ne pouvait qu’annoncer un grand raid pour le dimanche suivant.

A 11 heures du matin, nos radars donnèrent l’alerte. Une formation ennemie de grande envergure arrivait depuis La Sicile. Les escadrilles s’arrachèrent du sol les unes après les autres pour rejoindre celles qui collaient déjà aux basques de l’ennemi. Nous fîmes décoller le I/4 et le II/4, au total 24 avions, le III/4 étant gardé en réserve, et 18 Hurricane des deux squadrons britanniques. J’étais sur les nerfs, à la fois exalté et plein d’appréhension. L’avertissement de la tzigane me résonnait dans la tête. Elle avait dit que mon destin se jouait sur une semaine, or nous étions le huitième jour. Son délai s’était achevé la veille et je ne doutais pas un instant que l’affrontement final m’attendait ce jour-là. Mais plus que son avertissement, il y avait le sentiment de vengeance. « Il » m’avait pris deux vies, un ami et un jeune dont je me sentais responsable. « Il » allait payer.
Ma patrouille simple fut la dernière à plonger dans la mêlée. Surclassés et handicapés par leur poids de bombes, les appareils adverses zigzaguaient au milieu de nos tirs sans parvenir à nous décrocher. Un Heinkel-111 me coupa la route ; avec mon nouvel équipier nous l’envoyâmes ad patres. Nos mitrailleuses pulvérisèrent sa dérive et le rendirent ingouvernable. Son équipage l’abandonna juste avant que nous l’achevions. Tout autour de nous, des scènes plus ou moins semblables se déroulaient, les chasseurs Italiens faisaient de leur mieux pour nous forcer à abandonner la poursuite mais nous ne l’entendions pas de cette oreille, et nous leur donnions aussi ce que nous avions, soit la haine et la mort… Je rejoignis Hal Far où l’on se posa pour recharger nos Brownings et faire le plein. Une petite heure plus tard nous étions à nouveau en l’air. Nous nous en primes à un vol de Stuka, escortés par des Fiat G-50 et j’en fis exploser un tandis qu’avec mon équipier nous nous partageâmes un Fiat.
Nos zincs décolèrent en hâte une troisième fois et, profitant de l’avantage des radars longue portée, interceptèrent les nouveaux arrivants loin de leurs objectifs. Je me retrouvais à nouveau derrière un Heinkel. Malgré ses multiples postes de tirs il se révéla incapable de repousser mon attaque et sous les coups combinés de mon équipier et moi il s’écrasa non loin de Luqa. C’est à ce moment là qu’un chasseur « Emil » vint me tenir la conversation. Plus rapide que le Curtiss, le Me-109 aurait sans doute réussi à me mener la vie dure. Par chance, il souffrait de son petit rayon d’action et son trop grand rayon de virage. De plus, mais cela nous le savions grâce au Commandant Rozanoff, ses becs de bord d’attaque s’ouvraient quand il tournait sous fort facteur de charge, provoquant de violentes vibrations qui gâchaient la visée. Comme je m’échappais en virant serré, il n’insista pas, préférant sans doute conserver son carburant pour retourner à sa base. Nous étions à la recherche d’une nouvelle cible quand la voix d’une W.A.A.F.S du contrôle retentit dans mes écouteurs.
C’était un appel général, l’opératrice signalait qu’un groupe de bombardiers faisait route vers Gozo et qu’il fallait du renfort aux engins engagés. N’ayant consommé que peu de pétrole, je n’hésitais pas et ma patrouille fonça vers l’île.

Les Allemands se dégageaient déjà. La radio m’apprit que des Me-110 avaient attaqué le terrain. Heureusement, la D.C.A, très puissante sur le site, réussit à les repousser. Cette annonce me fit comme un coup au cœur, ma némésis avait sans doute participé au raid et elle m’avait manqué.

Le lendemain fut relativement calme, à part le raid habituel contre Hal Far, que nous appelions entre-nous "le Gruyère", rapport aux trous de bombes. Je choisis un Junkers, et plongeait sur lui, bien couvert par mon équipier. Il plongea à son tour, sans doute pour bombarder, et je concentrais mon tir sur la bulle de plexiglas dans laquelle était concentré l’équipage. Son piqué s’accentua. Je redressai et je vis qu’il percutait dans une énorme explosion. Avec mon équipier nous étions au ras du sol, quand la DCA se déchaîna. Je compris instantanément que cela signifiait une attaque en rase-mottes. Je fis un virage le plus serré que je pus, si serré que mon équipier ne pu suivre, et quand je retrouvai ma vision je vis 8 bimoteurs venant vers moi de trois quart. J’eu juste le temps de dire « taïaut » pour signaler que j’attaquais et je mitraillais les huit avions les uns après les autres sans pouvoir observer les résultats. Je fis une chandelle et un immelmann. La formation allemande s’enfuyait vers la mer, deux avions avaient sans doute leur compte et fumaient abondamment. Je ne connaissais plus la peur, simplement l’excitation primaire, quasiment bestiale, du chasseur.
Je piquais sur les autres et c’est alors que je compris que je chassais 6 Bf-110. Mais ces derniers s’enfuyaient et, à basse, altitude mon Curtiss était plus rapide qu’eux. L’un des Bf-110 se détacha et entama une courbe. Je le suivis sans peine.
Il dû s’en apercevoir car il amorça une ressource verticale. Ma vitesse était telle que je repassais devant lui, et dégageais immédiatement. Ses canons m’encadrèrent sans me toucher. Je revins vers lui en tournant et il tourna aussi mais je sentais que je gagnais sur lui. Son mitrailleur de queue m’ajusta et me manqua. Je tirais une longue rafale et il s’effondra, mort à son poste. Nous tourbillonnions non loin de Hal Far, cherchant à pousser l’autre à la faute. Grâce à la maniabilité bien supérieure du Curtiss je gardais l’avantage durant les trois manœuvres qui suivirent. Malgré tout son talent, il ne me décrocha pas et j’ouvris à nouveau le feu, faisant se détacher des panneaux métalliques. Soudain, l’Allemand redressa, à la limite de la perte de vitesse, espérant que je le dépasserai. Mais on ne fait cela qu’une fois ; pas deux. Je cabrais mon Curtiss et passais sur le dos pour voir ce qu’il allait faire. Il était proche de la vitesse de décrochage et il dût rendre la main pour regagner de la vitesse. C’était ce que j’attendais. Un demi-tonneau et j’étais derrière lui, avec la vitesse accumulée par le piqué depuis ma précédente ressource.
Cette fois ou jamais.
La mouche du collimateur vint se placer sur le pilote. Comme s’il le sentait, il se retourna et cette fois je le vis, en vrai. Pas un visage, non ; un masque et des lunettes, comme ce que je portais. Une courte rafale. Les balles de 12,7 mm firent exploser la verrière et il s’effondra. Je dus cabrer à fond pour éviter de le percuter. Quand je rétablis je vis un champignon de flammes et de fumée, sa tombe incandescente.
Je voudrais pouvoir dire que la haine à l’instant me motivait. Mais c’est faux. Dans ce combat, je savais que c’était lui ou moi et j’étais concentré sur ma tâche. Ce n’est qu’après que la haine à nouveau me submergea et je me mis à crier de manière incohérente dans la radio. Puis ce fut le soulagement. Comme si une boule de glace que j’avais dans l’estomac venait de fondre d’un coup.

Peu après les raids sur Malte s’espacèrent et devinrent moins violent. Le II/4 resta encore trois mois à Malte avant de revenir sur Tunis et d’aller en Crète. Mais ce fut sans moi. Je fus envoyé en permission pour trois semaines, puis affecté à une unité d’entraînement. J’avais atteint les dix victoires en comptant celles en coopération. Je suis revenu dans une unité de combat à l’automne 1942 et me suis battu au-dessus de la Sicile puis en Italie, en France après le débarquement en Provence et enfin en Allemagne.

Le Wing-Co de Hal Far me demanda le lendemain si je voulais bien écrire aux parents de Connal. Il avait laissé une lettre en ce sens, disant que c’était ce qu’il souhaitait s’il devait périr en combat. Il avait laissé aussi une autre lettre, cachetée cette fois, pour sa famille. Un Avro Anson qui faisait la liaison avec Tunis emporta le courrier, puis il transita pas Casa. Je n'eus aucune nouvelle pendant tout le Printemps et l'Été. Il est vrai que je n'étais plus à Malte. Mais je reçus en octobre 1941 une lettre de ses parents, si charmante et si triste. Et, quelques jours après une autre lettre, de sa sœur. Elle aussi fort triste mais très digne, et me disant que Connal avait beaucoup écrit sur moi. Nous échangeâmes du courrier, d'abord épisodiquement, plus de plus en plus régulièrement.

La guerre terminée, je me rendis en Irlande pour participer aux obsèques de Connal dont la dépouille venait d’être retrouvée par des plongeurs. Mon compagnon rentra sur les rives du Shanon un pluvieux dimanche du début de l'été 1945. Mais il arriva enfin à ses fins puisque je rencontrais sa sœur. Effectivement, c’était la plus jolie des filles de la verte Erin, et sa chevelure rousse était comme un incendie joyeux dans cette triste journée. Je suis tombé sous le charme et je l’ai épousée !

J’ai raconté mon histoire à plusieurs reprises et personne ne m'a cru. Tout le monde n’y a vu qu’un effet de coïncidences. Pas moi ! Car tout c'était passé exactement comme l’avait dit la petite tzigane. Seul Rozanoff m’a pris au sérieux. J’étais resté en contact avec lui et avec les anciens, les trop rares anciens, du groupe. Il pilotait pour Marcel Bloch, devenu Dassault, en temps que chef pilote d'essais ; quant à moi, j’étais passé à autre chose. Il demanda à me voir un dimanche. C'était après la mort de Monnier, qui l'avait rejoint chez AMD en passant par le Normandie-Niemen, et qui s'était écrasé pour une histoire de bidons largués trop bas "pour ne pas blesser les bergers de la Crau".

Nous nous sommes retrouvés dans une petite auberge de campagne, pas loin de Brétigny. Nous parlâmes de tout et de rien, de ce que je faisais, des camarades morts, au combat ou après. Au dessert il me demanda à brûle pourpoint à quoi ressemblait cette petite tzigane. Quand je la lui décrivis, il se contenta de sourire mais ses yeux semblèrent fixer un point imaginaire. Il a promis de me rappeler bientôt. Il ne le fit jamais.
On dit qu’il dessina ce jour là sur la nappe en papier du restaurant l’image d’un avion en feu qui s’écrase. Je n’ai rien vu de pareil.
Mais le lundi, il monta dans le Mystère IV-B à réacteur "Avon" qu’il devait présenter à une délégation de la RAF. Lors de la présentation, le plan fixe se coinça en position « piqué » alors qu’il était à basse altitude. Son appareil s’écrasa devant un beau parterre d’officiels.

Et puis, il y a deux semaines, mon cardiologue m’a convoqué. Il était un peu inquiet mais s’efforçait de me rassurer. Mon opération va avoir lieu demain. Cependant, je ne survivrais pas. Je le sais.
Dans le parc, j’ai revu la tzigane. Elle n’avait pas pris une ride et semblait toujours avoir treize ans, seuls ses vêtements avaient changé.
Je la fixais en ayant peur de la reconnaître. Ce fut elle qui m’aborda. Elle m’interpella par mon nom et tout en riant me saisit le bras pour me conduire jusqu’à un banc.
Enjouée, elle me parla de choses et d’autres. Ses lèvres se découvraient par instant pour m’offrir les perles blanches de ses dents. J'étais à nouveau subjugué. A aucun moment elle ne fit d’allusion directe à notre première rencontre si ce n’est vers la fin. Elle se relevait et se préparait à partir quand elle sembla se rappeler quelque chose :
- Dis-moi, crois-tu que si je te prenais la main je pourrais te prédire l’avenir ?
- Oui !
Je lui souris; après tout elle était si jolie ma mort et elle m’avait donné une vie merveilleuse...
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Fantasque


Dernière édition par Fantasque le Mar Mar 27, 2012 22:03; édité 2 fois
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lebobouba



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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 16:28    Sujet du message: Répondre en citant

Superbe.Smile

C'est toute ces petites histoires dans la grande (celle avec un grand H ) qui fait que je trouve la FTL si attractive.Very Happy

Encore bravo à Anaxagore et à Fantasque ! Applause
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Capu Rossu



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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 18:25    Sujet du message: Répondre en citant

Bonsoir Fantasque,

Citation:
Non, il n’est que 17h00. Je n’ai volé qu’une fois. Toi, tu as eu ton compte. Que vas-tu faire ?


Citation:
Je te présenterais ma sœur, une rousse ra-vi-sssan-te


Citation:
Rageusement, je cherchais une autre cible, mais il n’y avait rien en vue.


Citation:
Mais à midi le temps se dégagea assez pour un assaut général.
au lieu de
Citation:
Mais à midi le temps se dégagea assez passa pour un assaut général.


Citation:
Le Wing-Co de Hal Far demanda si je voulais bien écrire aux parents de Connal. Il avait laissé une lettre disant que c’était ce qu’il souhaitait s’il devait périr en combat. Il avait laissé aussi une lettre cachetée pour sa famille. Je reçus en octobre 1941 une lettre de ses parents, puis une lettre de sœur. Nous échangeâmes du courrier.
La guerre terminée, je me rendis en Irlande pour participer aux obsèques de Connal dont la dépouille venait d’être retrouvée par des plongeurs. Mon compagnon arriva enfin à ses fins puisque je rencontrais sa sœur. Effectivement, c’était la plus jolie des filles de la verte Eire. J’en sais quelque chose, je l’ai épousé !


Tu as mis ces deux paragraphes à la fin des combats sur Malte alors que plus haut, après l’engueulade par le wing-comander, tu dis que le pilote français écrit à la famille de son ami irlandais.

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Alain
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Bouhours Bernard



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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 20:04    Sujet du message: Répondre en citant

Bonsoir. Très bon texte, on en redemande, et l'avantage de ces petites nouvelles est qu'elles ont une fin. Dommage qu'il n'en soit pas ainsi de la "saga"....Amitiés. Bernard
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Archibald



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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 20:14    Sujet du message: Répondre en citant

J'ai lu les deux versions sans m'arreter ! c'est très bien !!
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Fantasque



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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 21:33    Sujet du message: Répondre en citant

Pour Capu Rossu,

Je vais corriger les coquilles et autres fautes qui viennent d'ailleurs en partie de la collision des deux textes.

mais, pour le passage vers la fin, je ne comprends pas?
Simon va, à la demande du Wing-Co écrire à la famille de Connal. Le délai vient du fait que quelqu'un (le Wing Co probablement) a du faire les affaires du pilote tué et a trouvé la lettre indiquant qu'il souhaitait que ce soit Simon et nul autre qui écrive à sa famille.
On peut y voir une petite astuce posthume. la lettre cachetée contient sans doute une référence à Simon pour sa famille et un petit mot pour sa soeur, car Connal n'a pas abandonné l'idée de présenter cette dernière à Simon...

F
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Capu Rossu



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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 21:57    Sujet du message: Répondre en citant

Bonsoir Fantasque,

Voilà ce qui est écrit quatre ou cinq paragraphes plus haut

Citation:
Je fus ramené à Hal Far par les deux membres de la Home Guard qui m’avait retrouvé. ils me laissèrent à un planton qui m’amena au Wing-Commander commandant la base. Rozanoff et Girard aussi avaient été abattus, mais ils s’en étaient tirés sans une égratignure. L’officier me tança vertement pour avoir voulu me porter au secours d’un pilote anglais : « bomber first and above all » dit-il. Mais s’adoucit aussitôt. Après tout, lui aussi était pilote. La mort de Connal le touchait beaucoup à sa manière. Entre l’Angleterre et l’Irlande les relations ont rarement été bonnes, surtout dans le nord encore sous sa domination. Cependant, de nombreux gars de Tipperary, Cork ou de Sligo avaient oublié leurs griefs contre la perfide Albion maintenant qu’elle était devenue le rempart du monde libre. Certains, déjà, étaient retournés dans leur pays entre quatre planches. Le Wing-Commander ne tarissait plus d’éloges pour ces soldats à l’accent chantant et aux noms improbables qui mettaient autant de joie à prendre les armes qu’à se trouver une cause pour se sacrifier.

Ma mémoire flanche un peu sur la suite de la journée. N’ayant plus d’appareil, je ne participais pas aux combats. Sans doute ai-je remplis quelques formulaires et autres rapports. Je sais que j’ai écrit une lettre pour les parents de mon équipier. Et ensuite ? J’ai dû aller me coucher avec un peu de bière en guise de somnifère. Nous avions perdu 11 appareils contre 6 pour les Allemands et il est vrai 5 italiens, vraiment une journée très noire. Une des très rare où nous n’avons pas eu un score en notre faveur.
Ce soir là, le mess était silencieux et personne n’osa se mettre au piano.


D'où ma remarque quand, quatre ou cinq paragraphes plus bas on lit

Citation:
Le Wing-Co de Hal Far demanda si je voulais bien écrire aux parents de Connal. Il avait laissé une lettre disant que c’était ce qu’il souhaitait s’il devait périr en combat. Il avait laissé aussi une lettre cachetée pour sa famille. Je reçus en octobre 1941 une lettre de ses parents, puis une lettre de sœur. Nous échangeâmes du courrier.
La guerre terminée, je me rendis en Irlande pour participer aux obsèques de Connal dont la dépouille venait d’être retrouvée par des plongeurs. Mon compagnon arriva enfin à ses fins puisque je rencontrais sa sœur. Effectivement, c’était la plus jolie des filles de la verte Eire. J’en sais quelque chose, je l’ai épousé !



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Casus Frankie
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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 22:04    Sujet du message: Répondre en citant

Effectivement, dans le premier passage, la phrase
"Je sais que j’ai écrit une lettre pour les parents de mon équipier."
est en trop.
Bravo Capu Rossu !
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Fantasque



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MessagePosté le: Mar Mar 27, 2012 22:06    Sujet du message: Répondre en citant

La lettre que Simon écris le soir même est pour les parents de son équipier, par pour Connal.

Et on peut penser que le même soir le Wing-Co a du fouiller les effets personnels de Connal, et a trouvé le mot disant qu'il souhaitait que ce soit simon qui fasse la Lettre à ses parenr.
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