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Avril 1944, la 2e Campagne de France
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Casus Frankie
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Inscrit le: 16 Oct 2006
Messages: 13715
Localisation: Paris

MessagePosté le: Jeu Nov 22, 2018 19:37    Sujet du message: Répondre en citant

Voilà pour les débuts. Pour les suites, ça pourrait donner ça…
Un pilote au couvent

Le voyage en camion lui avait fait gagner un temps considérable. Yolande y vit un signe du Destin. Tante Honorine et elle avaient partagé une bonne salade de pissenlits, avec deux œufs durs, et elle prétexta une course en ville pour sa mère pour s’éclipser, ce qui n’était pas faux, elle avait des tickets de tissu. De la place à l’hôpital, il n’y avait qu’un pas. Par contre, pour trouver ce qu’elle cherchait dans le dédale des couloirs…
N’ayant pas sa langue dans sa poche, elle finit par apprendre qu’il lui fallait se rendre à la Providence. C’était tout près.
L’atmosphère du couvent était encore plus feutrée que celle de l’hôpital, avec moins de relents d’éther et d’infirmières affairées. Les sœurs passaient en devisant à voix basse, et il ne fallut guère de temps avant que l’on s’inquiète de sa présence.
– Je cherche un blessé. Un pilote. A l’hôpital, on m’a dit qu’il devait être chez vous…
– Savez-vous son nom, ma fille ?
– Hélas, non, ma mère. Je sais qu’il est pilote, et qu’il a été blessé à l’épaule, il y a de ça… trois jours. Je dois lui remettre des effets personnels. C’est important… pour lui, m’a-t-on dit.

Et elle ne rougit même pas en proférant ce semi-mensonge !
– Blessé à l’épaule ? Il doit pouvoir marcher, alors. Si ce n’est pas l’heure des soins, il doit être dans le jardin. Sœur Augustine va vous accompagner…
………
– Le voici… Il ne faudra pas rester longtemps, pour ne pas le fatiguer…
– Oh non, ma sœur, j’ai juste quelque chose à lui remettre… J’espère que ça lui fera plaisir…
– Sergent Pignon ? Cette jeune fille désirerait s’entretenir avec vous.
– Hein ? Oh… Merci, sœur… Augustine, c’est bien ça ? Volontiers…

La religieuse s’écarta de quelques pas.
– Asseyez-vous sur le banc. Sœur Augustine n’aura rien à redire. Nous connaissons-nous ?
– Heu… non.
– Diable !

Il porta une main à sa bouche : « Oups… Je veux dire… Très bien. Hem. D’un côté, je préfère : si, en plus de ça… (Il montra successivement son épaule et le pansement sur son front.)… j’avais des trous de mémoire… Alors ? »
– Voilà.
(Elle sentit sa figure virer au cramoisi) Il y avait cette photo, dans le poste de pilotage.
– Le cockpit,
fit-il machinalement. Elisabeth ! Bon sang ! Merci mille fois, Mademoiselle…
– C’est… votre fiancée ?
– Elisabeth ? Grands dieux, non ! Non !

Comme il s’esclaffait, elle aurait donné cher pour un trou de souris !
– Elisabeth, c’est ma petite sœur ! Sa photo… bon, on va dire que c’est un porte-bonheur. Comme tout pilote, je suis superstitieux ! C’est la seule photo d’elle – la seule récente – que j’aie ! Comment vous remercier ?
– Ce n’est rien. Je… Je dois… Je dois m’en aller, maintenant.

Il se leva en même temps qu’elle : « Allons ! Vous vous démenez pour ramener un bout de papier à un gars que vous ne connaissez pas, et tout ça pour rien ? »
– C’était juste… je voulais voir l’avion… dedans… et il y avait la photo…
– Voir un avion ? Si ce n’est que ça… ça doit pouvoir s’arranger…
– Mais… Oh !… Vous pourriez ?
– Je crois, oui. Si ça peut vous faire plaisir… Et est-ce qu’un petit tour en l’air ?…
(Il grimaça.) Pas avec moi, bien sûr. Je ne suis pas si impotent, mais je ne piloterai pas de sitôt. Mais du diable si…
– Vrai ? Monter dans un avion ? Je ne sais pas si… Ce doit être fantastique de voler !
– Oh, oui.
(Il grimaça de nouveau.) Tant qu’on n’essaie pas de vous flinguer…
– C’est difficile ? De voler, je veux dire…
– Eh bien…

Il allait se lancer dans un petit discours farci de palonniers, commandes, ailerons, gaz… quand il la regarda vraiment.
– Attendez… voler ? Ou… piloter ?
– Ce n’est pas pareil ?
– Pareil ? Oh non, ce n’est pas pareil ! Piloter, c’est comme voler, mais en mieux !

Et, faisant fi de sœur Augustine – qui affectait d’ailleurs de ne pas regarder dans leur direction, il ajouta : « Asseyez-vous, je vais vous expliquer… »

Ou bien ça…
Deux amis

– Vos papiers sont en règle, mon lieutenant. Mais vous ne pouvez pas rester là…
Le bras frappé du brassard désignait la colonne de mules qui s’engageait sur le bas-côté tandis que divers véhicules passaient en ronflant à raser les moustaches du gendarme.
Martinez se garda de faire remarquer qu’il s’était arrêté là où on le lui avait demandé.
– Laissez-moi le temps de remettre mon bazar d’aplomb, et je repars, dit-il en tentant de repositionner la béquille. L’autre le regardait avec des yeux ronds. « Ben oui, enchaîna-t-il. Comment voulez-vous que je débraye, avec une patte folle ? Dites ? Tant qu’à faire : savez pas où j’peux trouver le cantonnement du 13e BCA ? »
Au troisième contrôle, sa patience était à bout.
– Bon sang ! Vous croyez que je transporte un régiment de SS dans mon sac, ou quoi ? explosa-t-il tandis qu’un caporal farfouillait dans la chose.
– P’têt une compagnie, riposta l’autre. Faut nous excuser, mon lieutenant, mais l’autre jour, des collègues ont trouvé par hasard des chandeliers et un truc, là, une espèce de vase, et des chais-pas-quoi d’église dans une jeep.
– Tiens donc ! Et vous espérez toucher l’gros lot vous aussi ?

L’autre haussa les épaules : « Ben, non. On a des ordres. Dites, z’en avez, d’la quincaillerie, là… »
– C’est défendu ?
– Ben, non, c’est juste une remarque… Dites, z’êtes pas d’ici, hein ?
– Bien vu ! Non, j’suis en perm’. Ça pose un problème ?
– Tant que vous ne vous faites pas remarquer de trop. C’est juste que… faites gaffe, déjà qu’entre chasseurs et artiflots, ça cherche…
– Ah ! Y’aurait des coins à éviter ?
– On va l’dire comme ça…
– J’viens rendre visite à un pote. Dans la merde, apparemment.
– En taule ?
– J’en sais pas plus. Il cantonne au 13e BCA…
– Le 13e BCA ? C’est tout droit, après la gare. Pourrez pas l’manquer, c’est que des camions. Mais vot’ copain, là, mon lieutenant, c’est pas sûr qu’il crèche là-bas. S’il est pas en taule.
– …?
– S’il est verni, s’est pt’êt dégotté un truc en ville. Y’a moyen, pour qui sait y faire…
– D’accord. Mais là-bas, on m’renseignera certainement. Je peux y aller ?
– Pas de problème, mon lieutenant. Mais… vot’patte, là, elle tient le coup ?
– Non ! Ça fait six heures que je roule ! Et ça m’emmerde de changer de vitesse tout l’temps !

Et il embraya d’un geste rageur, quoique peu assuré.
………
Quand Benoist se pointa enfin, Martinez se leva du siège de fortune sur lequel il se morfondait depuis trop longtemps. En le voyant, le gaillard avait accéléré l’allure, pour s’arrêter brusquement à trois pas et se figer dans un garde-à-vous (presque) d’école.
– Mes respects, mon ‘ieut’nant…
Boitillant, Martinez combla l’espace pour le prendre dans ses bras.
– Maurice ! Espèce de couillon !
L’autre se dégagea :
– Bon sang, Raphaël ! Y’a longtemps que t’es là ?
– Un peu trop ! Où t’étais passé ?
– Ben, tu sais ce que c’est : comme ma perm’ démarre que demain, et qu’on manque de monde… Mais on va pas rester là. T’as l’air crevé…
– Plus de six heures en carrosse avec ma patte…
– T’es blessé ?
– Pff… Entorse…
– C’est ta jeep, là-bas ? Je vais conduire. Ho ! Maillaud !
hurla-t-il à la cantonade. Dis à l’adju que je m’en vais !
Une voix monta d’un hangar de tôles proche, bruissant d’animation mécanique :
– Ben merde ! T’as qu’à faire tes commissions tout seul !
Deux tons plus bas, Benoist : « Quel con ! Bon, j’en ai pour cinq minutes. Remonte dans ta Cadillac. »
Un fracas retentit soudain : « Espèce d’empoté ! Tu peux pas faire gaffe ! Merde ! »
– C’est la cardan…
– T’en foutrais, moi, d’la cardan ! Et où qu’t’as encore mis c’te foutue clé ?

………
Dans la nuit, Benoist les conduisit adroitement dans les rues que n’animaient plus que de petits groupes de soldats entre lesquels slalomaient de rares vélos. La jeep s’immobilisa sur une placette qu’écrasait la masse de la cathédrale.
– C’est là que je crèche. Deux étages. Tu vas pouvoir ? J’te porte ton sac… Attention à la marche.
L’interrupteur émit un cliquetis de bon aloi mais exempt d’effet, sinon une bordée de jurons à voix basse. « Attends-moi là, j’reviens… »
Martinez resta donc planté là, dans l’obscurité. Une odeur ammoniaquée l’enveloppait, qu’accompagnait un bruit de glissements et des coups sourds. Il explora les lieux en tendant les bras, sentit des montants de bois, des panneaux grillagés d’un côté et, comme il changeait d’appui, heurta du genou une masse métallique.
Benoist le rejoignit, muni d’une lampe électrique qui révéla un clapier sommaire. Trois jeannots réprobateurs y mastiquaient consciencieusement.
Un énigmatique « Ah ! Ils l’ont livrée ! » suivit la découverte d’une cuisinière stockée contre le mur, avant qu’ils n’entreprennent l’ascension des marches. Au passage, Martinez repéra une porte en bout des cages. A mi-étage, son guide stoppa pour en éclairer une seconde : « Les chiottes. » – renseignement des plus utiles – puis une troisième, sur le même palier : « Ma logeuse. On va faire les présentations. Honorine ? » fit-il en tambourinant sur le panneau. Qui pivota.
– Ah, c’est vous, sergent ? Z’êtes pas seul ! Ram’nez pas une poule au moins, hein ?
– Mais non, Honorine ! C’est mon pote ! Raphaël !
– Restez pas là, l’usine a encore lâché, entrez.

A trois dedans, la cuisine qui les accueillit était au bord de l’explosion, entre une table surmontée d’une lampe à pétrole, un évier minuscule, une gazinière copie conforme de celle trônant dans l’entrée, un seau à charbon, un chat, et la porte ouverte d’un placard mural.
Cinquantenaire encore alerte, Honorine portait l’uniforme tout en déclinaison de sombres qui vêtait la majorité de ses consœurs. Son chignon grisonnant frôla l’ampoule de la suspension tandis qu’elle les introduisait dans la pièce suivante.
– Mettez-vous à l’aise. Z’avez mangé ? Non ? Tapioca et rutabagas, ça vous va ? Et de vos sardines, Benoist. Une p’tite goutte, pour patienter ?
Sans attendre de réponse, la maîtresse de maison regagna la cuisine. Benoist fit un clin d’œil à son complice en la suivant : « Détends-toi !… Honorine, je monte : il doit me rester des boîtes, en haut… »
– Ah, ben…
– Vous n’avez rien contre les épinards, non ?
– C’est pas de refus. Toujours mieux que les rutabagas !


Coup de foudre
« Je n’ai revu François que trois ou quatre jours plus tard. [La vieille dame fronça les sourcils.] Quatre. Sur le terrain de l’aérodrome, où un appareil est venu le chercher. J’avais pu m’échapper sous je ne sais plus quel prétexte… Il était en grande discussion avec un autre pilote, un grand type, sec comme un coup de trique, et qui ne fumait que des blondes. Félix, je crois. Ils plaisantaient tous les deux en me regardant approcher.
– C’est la demoiselle qui a sauvé mon Elizabeth. Je lui ai promis qu’elle aurait son baptême de l’air. On n’est pas pressés…
– Le contrôle…
– On embarque. Tu décolles. Tu fais un tour au-dessus de Gap et de la Durance, et puis « J’ai un souci avec l’essence. » Tu reviens, elle débarque. « Négatif. C’est la jauge qui déconne. » Ni vu, ni connu !
– C’est que…
– Ho, allons ! Bon sang !

C’est comme ça que j’ai fait mon premier vol. C’était… fantastique…
Le soir, j’ai lâché une bombe à la maison. Depuis mon retour du terrain, je me demandais comment aborder la chose. Le plus simple, c’était d’être directe : « Je vais reprendre mes études ! » Oh là là ! Ce que je n’avais pas dit ! A croire que je venais d’annoncer que j’étais enceinte ! « Mais tu ne te rends pas compte ! » Et : « Ça va coûter des sous ! » Ou : « Et puis tu as arrêté depuis trop longtemps ! » Sans oublier : « Et on a besoin de toi, ici… »
Il est vrai que j’avais arrêté le lycée, guerre oblige. Mais je n’étais pas la première. Pour ce qui était des sous, et des trajets, j’avais les réponses : l’internat, à la Providence. Saint-Jo’, c’était trop cher, et celui du lycée de filles était réquisitionné pour un régiment de chasseurs. Et puis, il y avait aussi tante Honorine.
Restait à savoir si on me prendrait : on était en avril, quand même… »


On demande un témoin
Martinez ouvrit un œil pour découvrir un exemplaire de cette cartographie improbable que tracent les fuites d’eau sur les plâtres des plafonds. Il était couché, tout habillé, sur le matelas d’un lit de fer, et le sommier protesta lorsqu’il entreprit de se lever.
Des pigeons roucoulaient près d’un rectangle de verre qui déversait sa lumière sur un plancher de bois brut.
Dans la pièce voisine, il avisa un évier surmonté d’un petit miroir, suffisant pour vérifier qu’il avait sale mine. Bon sang ! Ils n’avaient pourtant bu que de l’eau, coupée d’un peu de vin ! Il s’en souvenait fort bien !
Claudiquant, il fit le tour des lieux, avant que ses boyaux lui remémorent l’emplacement d’un local qu’il devenait urgent de visiter.
L’étape suivante fut de frapper chez Honorine, puisqu’Honorine il y avait, « Madame Marchand » étant dévolu à l’Administration ou aux étrangers, ce qui était tout comme.
Le chat (César) trônait entre des bols, une cafetière, une casserole désémaillée, des volutes de vapeur, un (miracle !) gros bout de pain. Entre la maîtresse de maison et le Benoist, une chaise tendait les bras (!!!) au nouveau venu.
– Bien dormi ?
Il eut été malséant d’arguer du contraire.
– Ben mon colon, t’avais du retard ! Tu nous as joué la Belle au Bois Dormant !
– Manquerait plus que t’aies essayé de m’embrasser, tiens !

Il bailla.
– Vous avez une tête de papier mâché ! Et regardez-moi cet uniforme ! Z’avez rien d’autre à vous mettre ? Y me reste des affaires de feu mon Fernand…
– Oh, non, merci ! J’ai de quoi me changer dans mon sac !
– Dans vot’sac ? Descendez-le moi, ça doit avoir besoin d’un coup d’fer ! Je les mets à chauffer !
– Je ne voudrais pas…
– Tttt ! Pas de ça ici ! Et puis Maurice va vous emmener aux bains-douches, ça sera pas du luxe ! Je m’en vas vous laisser : c’est jour de viande, aujourd’hui ! Si je tarde de trop… Je vous ferai vos trucs à mon retour. Vous mangez ici ?

Les deux compères se regardèrent.
– Non, non, merci, Honorine…
– Ah, bon. Faut prévenir, hein ? J’ai plus beaucoup de charbon…

Au sortir de l’établissement municipal, ils firent halte à la terrasse d’un troquet. Le soleil pointait au ras des toits, le printemps jouait des épaules entre les nuages. Se rappelant des conseils du caporal, Martinez demanda :
– Qu’est-ce que c’est, cette histoire entre artiflots et chasseurs ?
– Ben, tu sais comment sont les gars. Y traînent, y boivent, y s’regardent, et… ça part. Pour essayer de calmer l’jeu, la Prévôté, enfin, pas vraiment la Prévôté, mais un peu tout l’monde… si tu veux, y se sont comme qui dirait partagés la ville. Ici, ça va, c’est plutôt peinard. Y’a quand même des bistrots où les moins cons des deux côtés arrivent à se croiser. Ah, et puis, faut que tu saches : l’aut’jour, le Blanchard – c’est un chef de pièce, une grande gueule – il vient comme ça au café, sur la grande place, là, tu vois… Tout fiérot, et il paie une tournée, parce qu’ils venaient de flinguer un zinc boche. Evidemment, c’est pas les autres qui pouvaient en dire autant…
– Oh, ça…
– Mais c’est pas fini. Tu vas voir le meilleur : le zinc boche, en fait, c’était un des nôtres ! Il s’est écrasé pas loin d’ici. Alors, j’aime autant te dire qu’ils en entendent des vertes et des pas mûres, les couillons du canon ! Après, évidemment…
– D’accord. Faut éviter de parler de tir aux pigeons… Bon. C’est pas tout… mais c’est quoi, c’t’histoire ? Je m’attendais à te trouver au trou. Au contraire, tu…
– Le trou, j’en ai fait… un peu.
[Il contempla un long moment le fond de son verre.] « Dis-moi, Raphaël, tu feras quoi, quand ça sera fini ? »
Désarçonné par le tour que prenait la conversation, Martinez répliqua : « Quand ça sera fini ? La guerre, tu veux dire ? »
– Ben oui, tiens ! Ça va pas encore durer autant, c’te saloperie ! D’un côté, les Russkofs leur foutent la pâtée, les Amerloques leur bottent le cul de l’autre, et nous, au milieu…
– Je te signale qu’au milieu, j’y suis, et que c’est pas de la tarte ! J’aimerais bien la voir, la fin. On aimerait tous la voir, la fin ! En attendant, l’autre jour, le Rachid a perdu deux guiboles et il a clamsé sur la civière, et…
– Arrête, tu vas te faire mal. Tu crois que c’est si peinard, ici ? J’ai deux gonzes qu’ont versé avec leur bahut. Mourad arrêtait pas d’gueuler, il était coincé dessous, et quand on a réussi à soulever le machin, il s’est tu. Rectifié ! Raymond avait eu plus de chance : nuque brisée. Et y’a pas un mois : boum ! Une erreur de chargement dans une caisse d’obus de mortiers. T’imagines ce qu’on a retrouvé des gars ? Alors, moi j’te l’dis : faut penser à l’avenir. Sinon…

Un ange passa. Très fatigué, l’zoziau.
Le sergent reprit : « Tu sais, quand je conduis… Quand je conduis, je pense à rien : je réfléchis. J’ai gambergé : vu tout le matos qui débarque à Marseille… J’te parle pas des boîtes de conserve, j’te parle des GMC, Caterpillar, tout ça… Y vont en faire quoi, ensuite, hein ? »
Devant la moue dubitative de son vis-à-vis, il continua : « Va y avoir plein de trucs à acheter pas cher, si on sait y faire. Tu vois, un gus qui pourrait récupérer un ou deux bahuts, y s’monterait sa petite affaire. Une grue sur camion, ça serait pas mal aussi. Ton oncle, l’est entrepreneur, non ? »
– Tonton Gégé ? Oui… Mais j’vois pas…
– J’veux dire, t’as tâté du truc avec lui, non ? T’imagines c’qu’on pourrait faire, toi et moi, si on avait du matos ? T’as vu tout c’qu’est en l’air, partout ? On embaucherait deux ou trois couillons… Tu f’sais quoi, avant, déjà ?
– Mon père voulait que je reprenne sa boutique…
– Moi, j’me coltinais les cageots de l’épicerie. La boutique du paternel ! Réparateur de vélos ! Toi ! Tu parles d’un truc ! Tu te vois, toute la journée, à régler des patins ?
– Nom de D… ! T’es en train de m’endormir avec tes histoires d’entrepreneur, Maurice ! Qu’est-ce qu’y a ?

Retour de l’emplumé. Benoist examinait un défaut sur la paroi de son récipient.
– J’vais me marier, Raphaël…
– Tu… Tu vas quoi ?
– Tu vois, au bout de trois jours de boîte, j’suis passé devant une commission, comme ils disent : des galonnés, en veux-tu, en voilà. Même des Ricains! M’ont posé des tas de questions sur mes p’tites affaires…
– Tes trafics ! J’t’avais pourtant dit…
– Trafics, trafics… Moi, j’ai jamais touché aux flingues, que j’leur ai dit. Ni au matos en général. Et j’faisais pas en grand. Un carton par ci, un par là… pour dépanner. Et puis, en fait, c’était que du troc. Y’a pas mort d’homme…
– Bref, t’as trop tiré sur la ficelle…
– Penses-tu ! Y pêchaient au gros, et j’étais trop p’tit. M’ont fait les gros yeux. Tu parles : tout le monde en croque pareil.
– Parle pour toi.
– Alors, après, je me suis retrouvé en face du colon. Pas avec mon cap’ : lui, il est reparti pour Alger direct. Là, le colon m’a passé un savon, faut voir, et pour finir, il m’a dit : « Sergent, il a été décidé que l’air des Alpes vous ferait le plus grand bien. Sachez en profiter. Mais je dois revenir sur vos exploits de Casanova du jus d’ananas. Vous allez prendre vos responsabilités, Sergent, sinon, ce n’est pas l’air des Alpes que vous allez respirer, faites-moi confiance, mais celui de Tamanrasset. Nous comprenons-nous, sergent Benoist ? » C’est là que j’ai pigé qu’il était au courant.
– Au courant ?
– Pour Gina.
– Au courant pour Gina ? Au courant ?… Attends… Tu veux dire que… ?
– Ben oui…
fit Benoist, penaud. « Trois mois… »
– Nom de… Espèce de con ! Comment t’as fait ? Et elle a quel âge, au fait, ta Gina ?
– Dix-sept. Presque dix-huit, en fait. Mais on lui donnerait vingt, hein. Et comment j’ai fait… Tu veux un dessin ?
– Merci. Alors ?
– Alors quoi ?
– Déballe !
– Mon idée, c’était d’la faire monter ici. Et j’crois que c’est vraiment une bonne idée : en bas, sur la côte, tout l’monde va s’y mettre. Ici, elle connaît personne. Et Honorine, c’est une perle. J’ai eu un sacré pot de mettre la main dessus, en plus de l’appart’. Tu verras, quand j’aurai tout remis comme il faut. Elle prendra soin d’elle…
– D’accord. Tu te défiles !
– C’est pas ça, Raph’ ! Mais j’peux pas être tout l’temps là ! Pour la bouffe, le loyer, tout ça, j’me débrouillerai, mais y’a des tas de trucs…

Martinez se passa la main sur la figure, notant machinalement qu’un bon coup de rasoir… « Et moi, là-dedans ? Pourquoi tu m’as fait v’nir ? »
– T’es le seul vrai pote qui me reste, Raph’ ! Faut que je parle à quelqu’un. Faut que tu m’aides… Pas pour les travaux, t’inquiète ! Mais… j’suis paumé, Raph’… Dis, tu veux pas êt’ mon témoin ? Ou çui de Gina ?
– Ben mon salaud ! Je m’attendais à un tas de trucs… Mais ça… Et c’est pour quand ?
– Faut encore que j’trouve un curé qui comprenne… Un mois… Ou deux…
– T’inquiète : ça m’étonnerait que ta Gina soit la seule. Bon… J’te dis pas non… Mais…
– Merci ! J’savais que j’pouvais compter sur toi !

Il se leva. « Allez, on va parler d’aut’chose ! On repasse chez Honorine, et j’t’emmène faire un p’tit tour. C’est un trou, c’bled, mais y’a quand même des coins intéressants… »
Dans le couloir, un vélo tenait compagnie aux lapins. Honorine n’était pas revenue, mais Martinez fit ainsi la connaissance de sa nièce, qui se proposa pour donner le “coup de fer” nécessaire à des effets défraîchis. Comme Benoist grimpait les chercher, son pote lui décocha à mi-voix un « Casanova du jus d’ananas » goguenard, qui fit mouche.
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Hendryk



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Messages: 3203
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MessagePosté le: Jeu Nov 22, 2018 20:04    Sujet du message: Répondre en citant

Casus Frankie a écrit:
« Va y avoir plein de trucs à acheter pas cher, si on sait y faire. Tu vois, un gus qui pourrait récupérer un ou deux bahuts, y s’monterait sa petite affaire. Une grue sur camion, ça serait pas mal aussi. Ton oncle, l’est entrepreneur, non ? ».

Elle n'aurait pas démarré comme ça, l'entreprise de véhicules du sieur Naudin?
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demolitiondan



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Messages: 9248
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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 13:13    Sujet du message: Répondre en citant

On mésestime l’apport des rebuts de l’armee Aux entreprises locales. En Égypte, lors d’un arrêt dans un routier à la frontière du Soudan, je suis tombé sur un vieux Bedford anglais en parfait état de marche. Comme quoi a l’epoque On construisait solide !
_________________
Quand la vérité n’ose pas aller toute nue, la robe qui l’habille le mieux est encore l’humour &
C’est en trichant pour le beau que l’on est artiste
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Finen



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 14:17    Sujet du message: Répondre en citant

dans les années 70 il était encore courant de voir un lot 7 sur un chassis 6x4 ou 4x4 US servir de dépanneuse.


https://www.google.fr/url?sa=i&rct=j&q=&esrc=s&source=images&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwjR3vjMzOreAhXlLsAKHYSHAXYQjRx6BAgBEAU&url=https%3A%2F%2Fwww.afcvm.com%2Fgmc-ckw353-lot-7%2F&psig=AOvVaw12rCDBH797pQ4DiyMfNNBZ&ust=1543065366329964
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houps



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 14:35    Sujet du message: Répondre en citant

Aux abords de la ferme d'un de mes voisins finit de rouiller un GMC dont le moteur a rendu l'âme il y a longtemps, ce pourquoi il était tracté à travers champs. La bête était surmontée d'une pelleteuse d'un rouge délavé. Un bricolage dont j'ai profité dans les années '90.
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Quand un PDG fait naufrage, on peut crier "La grosse légume s'échoue".
Une presbyte a mauvaise vue, pas forcément mauvaise vie.
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Imberator



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 15:14    Sujet du message: Répondre en citant

Finen a écrit:
dans les années 70 il était encore courant de voir un lot 7 sur un chassis 6x4 ou 4x4 US servir de dépanneuse.

Au début des années 2000 il y avait encore un GMC, vénérable vétéran transformé en "camping car", qui passait là belle saison sur la plage du Piémanson, dernier accès à la mer pour le camping sauvage dans le sud de la France.
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requesens



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 15:25    Sujet du message: Répondre en citant

Imberator a écrit:
Finen a écrit:
dans les années 70 il était encore courant de voir un lot 7 sur un chassis 6x4 ou 4x4 US servir de dépanneuse.

Au début des années 2000 il y avait encore un GMC, vénérable vétéran transformé en "camping car", qui passait là belle saison sur la plage du Piémanson, dernier accès à la mer pour le camping sauvage dans le sud de la France.


Voici une vingtaine d'années il existait un vol Miami-Key West en DC3 et un peu plus tard j'ai vu un avión similaire sur un aéroport turc. Du solide..
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Capu Rossu



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 16:07    Sujet du message: Répondre en citant

Bonsoir,

Au début des années 80, le Centre de Secours de Lamalou les Bains (34) avait encore dans son parc un vénérable half-track avec une citerne qui occupait toute la cuve.
Celui de Valensole (04) a garder jusqu'au début des années 70, un GMC avec citerne. Quand il a été remplacé par un Berliet, un des pompiers m'a dit que le vieux GMC passait dans des endroits que le nouveau Berliet ne pouvait pas franchir.

@+
Alain
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Archibald



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 17:59    Sujet du message: Répondre en citant

Il y a encore une poignée de pays qui utilisent des C-47s, mais avec des turbines.

La version patrouille maritime du B-24, le Privateer, fut utilisé comme bombardier d'eau jusqu'en 2003 (!) mais les ailes ont fini par tomber... et là quand même, interdits de vol.

https://fireaviation.com/2014/12/14/a-look-back-at-the-pb4y-2-privateer/

Notre IGN national à acheté des B-17 d'occasion au milieu des années 1950 (!) comme plateformes photos longue distance. Le dernier fit son ultime vol comme protagoniste du film Memphis Belle, en... juillet 1989 !

Il y avait tellement de B-17s qui rouillaient à la fin de la Guerre, ils furent transformés en drones QB-17, chair à missile, qui volèrent jusquà la fin des années 50.

Le dernier combat entre avions de la deuxième guerre mondiale, avec pistons et hélice, opposa les F4U Corsair du Honduras aux P-51 Mustangs du El Salvador... en juillet 1969, alors que l'homme marchait sur la Lune et que les F-4 Phantoms bombardaient le Vietnam... La guerre du football, ça c'était digne de Alcazar et Tapioca, vraiment (d'ailleurs Hergé avait une dent contre les DC-3s).

Le A-26 Invader à fait la WWII, puis la Corée... puis le Vietnam... increvable.

En France le Dassault Flamand est resté en service à Avord jusqu'en 1982 Shocked

Et les Skyraiders de la guerre d'Algérie, c'est le Jaguar qui les a remplacés... à Djibouti, en 1977 !
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Sergueï Lavrov: "l'Ukraine subira le sort de l'Afghanistan" - Moi: ah ouais, comme en 1988.
...
"C'est un asile de fous; pas un asile de cons. Faudrait construire des asiles de cons mais - vous imaginez un peu la taille des bâtiments..."


Dernière édition par Archibald le Ven Nov 23, 2018 18:14; édité 6 fois
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marc le bayon



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 18:05    Sujet du message: Répondre en citant

il existe encore 2 C47 gunship à turbines toujours en service actif.
Je crois que c'est l'Afrique du sud.
Sinon il y a toujours des C123 Provider (Air America, pour les cinéphiles) qui ont quasiment le même âge, encore en service au Philippines ou en Indonésie
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Capu Rossu



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 18:28    Sujet du message: Répondre en citant

Bonsoir,

Alerte radar ! Chat noir en approche ! Grrrr

@+
Alain
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requesens



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 18:31    Sujet du message: Répondre en citant

Archibald a écrit:
.. La guerre du football, ça c'était digne de Alcazar et Tapioca, vraiment (d'ailleurs Hergé avait une dent contre les DC-3s). !


Mais la guerre Alcazar vs Tapioca a existé !
Il s'agissait de la guerre du Chaco entre la Bolivie et le Paraguay, 25% de pertes..effarant.
Hergé transpose ce sanglant ëpisode dans l'Oreille cassée, le San Theodoros et le Nuevo Rico , chacune soutenue par une compagnie pétrolière anglo-saxonne, luttent pour un territoire riche en pétrole : le Gran Chapo.
Les 2 belligérants ont le même fournisseur d'armes, Basil Bazaroff, référence transparente à Basil Zaharoff, le dirigeant de Vickers.
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Imberator



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 19:32    Sujet du message: Répondre en citant

En cherchant bien, il doit bien y avoir des triplans comme celui de Richthofen qui servent encore quelque part...
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houps



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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 19:52    Sujet du message: Répondre en citant

Remarquez, si on va par là, qu'il y a encore des munitions de la "Grande Guerre", qui, si elles ont mal vieilli - ou parce qu'elles ont mal vieilli - qui, donc, sont encore "efficaces". Du bon matos, quoi.
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Ven Nov 23, 2018 20:09    Sujet du message: Répondre en citant

Dernière partie. Et s'il y en a un qui n'a pas aimé, qu'il me le dise en face !


Ça pourrait tourner ensuite comme ça…
Médecin de campagne

– Là, tu vois, c’est un vide-burnes.
La jeep contourne une charrette à bras et son vieux.
– Un BMC ?
– Non, non, les BMC, y sont à la sortie d’la ville. Ça, c’est des filles qui sont montées de Marseille avec des gus qui profitent… Réglo, hein : cartes, visites, toubib…
– Ah ! Des opportunistes.
– Voilà…
– Et où tu m’emmènes ?
– Eh ben, je vais te montrer quéqu’chose de bien, chez un gus que m’a recommandé l’Honorine. Mais pour ça, faut d’abord qu’on s’arrête là.

Il se pencha vers l’arrière : « J’me suis servi dans ton sac : j’ai pensé qu’t’avais pensé à moi. Je t’ai pris ça. Un calot de la Luftouaffe, ça devrait aller pile poil, c’est Judieu qu’est d’service. Les fanions et les dagues, c’est du bon. Par contre, le Walter, ça va être plus duraille. Tu comprends, y’a pas trop de Ricains dans l’coin. »
– Encore tes trafics !
– Non, non ! Pas des trafics ! Pff ! Moi, j’touche plus à ce truc ! Tu veux que j’t’explique ? Tiens, regarde : c’est la gare. L’est pas prête de voir passer un train, crois-moi ! L’train – quand y en a un – y s’arrête dans un p’tit bled, à une heure d’ici, passque entre les Résistants, nos avions, et les Boches quand y sont partis, y’a plus un aiguillage qui fonctionne. La rotonde ? Foutue. Les ponts ? Deux par terre. Le grand viaduc, là, tu sais ?
« Fragilisé » qu’ils ont dit. C’est là qu’on va, nous, les branleurs du camion. Le train arrive, y’a un quai en bois, on fout les camions à cul, et vaz’y que je te trimballe des caisses, des sacs et des machins. Alors, y’en a forcément qui se perdent. Mais c’est quoi ? Un carton ? P’têt une caisse. Un sac. Des bricoles. Suffit de connaître les bons gars… C’est juste de la démerde. Pas des trafics. Voilà, attends-moi, je reviens. Me faut des papelards…
– Des papelards ?

………
– Tes papelards sentent le café…
– T’as du nez ! Garde-les moi donc avec ces deux paquets de bleu ! Et maintenant, on passe par l’dépôt.
– Le dépôt ? T’en viens !
– Pas çui-là.

La jeep tressaute sur des rails marqués de rouille, son chauffeur peste avant de reprendre : « T’étais-là, pour la prise de la ville ? »
– Libération, pas prise. Un peu, ouais.
– Z’avez fait le boulot à moitié. Voilà. On y est.

Benoist se dirige vers deux sentinelles qui s’emm… ferme devant de hauts murs gris et un portail rébarbatif. Un bref conciliabule, suivi d’un changement de mains de “souvenirs”, et les voici dans les lieux.
Un chariot électrique lancé à toute vitesse surgit fort à propos d’une enfilade de caisses et de sacs, conduit par un gars qui doit avoir dans les seize, dix-sept ans. Un autre, tout aussi rigolard, émerge en courant de l’allée à la poursuite de l’engin.
– Impec ! On va même pas se salir les mains ! Salut les gars ! Raphaël, j’te présente Charlie et Bébert. Y vont nous aider. Me faut deux, trois sacs de charbon, les mecs, plus trois bidons d’huile, de l’italienne, un sac de farine…
Imperturbable, Benoist détaille une liste coincée entre des bordereaux : « … et de la marmelade. »
– C’est pour toi, sergent ?
– Si on vous demande… Dites voir, personne n’est encore au courant, pour la machine, hein ?
– Heu… Non…
– Ça sera pas de ma faute. Je peux la montrer à mon pote ? Pas de souci, y dira rien, malgré ses galons…

Tandis que le chariot repart en sifflant, mais à une allure plus raisonnable, Benoist entraîne son compère et sa béquille dans le dédale des allées.
– Tout ça, c’est la Vermart.
Il désigne de la main des piles de caisses, fûts, sacs, tous frappés de l’aigle teutonne.
– Comment c’est possible ?
– Je sais pas tout, mais, en gros, c’est un dépôt qu’existe pas. Quand vous êtes arrivés, les péquenots du coin ont voulu se servir, ça a failli être l’émeute. On y a mis une garde. Vous êtes partis, les suivants, y z’ont continué à garder l’truc, puisque vous aviez commencé. Pareil pour l’inventaire, sauf que personne l’a continué. Et puis, on a tout c’qu’arrive d’en bas : si tu veux mon avis, la guerre sera finie que pas un grat’papier ne se s’ra bougé l’fion pour mettre son nez ici. Alors, de temps en temps, on vient se servir. Pour des trucs qu’on a pas. Faut un bordereau, évidemment. Rapport à la mairie, y paraît. C’est pour ça qu’y a les charlots : sont trop jeunes pour l’casse-pipe, mais assez costauds pour charger un camion. Si y z’en voient passer deux dans la s’maine, c’est qu’y a fluence. Z’ont droit à un sac “en nature” à la fin du mois. Charlie, son vieux, il a fait la Somme, l’a été gazé et blessé. Sont neuf à la maison. Par les temps qui courent, un sac de patates, t’imagines…
– Et y’a quoi, dans ces trucs ?
– Lentilles… fayots…

Ce disant, il tapote des sacs rangés au cordeau. « Farine… Les patates, c’était plus loin, mais y’en a plus… Huile pour moteur. Ciment… Tu veux pas des pelles ? Du barbelé ? D’la peinture ? Tésolé, cher monsieur, nous nafons qu’une seule couleur… La Kerre, krosse malheur ! Ha ! Charbon… »
Deux boxes en planches abritent l’un de l’anthracite, l’autre des boulets. Les deux jeunots s’y occupent à remplir des sacs dont la blancheur va en prendre un coup. Contre l’une des parois attend une moto reluisante, une Monet-Goyon que son propriétaire ne viendra sans doute jamais réclamer.
– Ne me dis pas que…
– Si, si. Elle était planquée sous l’anthracite. Comme quoi …
– Mais… dis donc… y’a pas des armes aussi ?
– Nan. C’est la première chose qu’a été cherchée. Armes, explosifs…
– Si c’est comme la bécane…

Benoist hausse les épaules. « Dis voir, Charlie, raconte un peu au lieutenant, pour les grenades… Non ? Bon, j’vais le faire : voilà t’y pas, mon ieut’nant, que l’un des chefs du maquis du coin charge ces zigues de détruire un fond de caisse de grenades italiennes. Tu sais, les p’tites. » (Les deux quidams plongent le nez dans les sacs.) « Demande pas pourquoi, mais c’est comme ça. Alors, y z’ont obéi. C’était chouette, hein, Charlie ? Sont allés les faire péter dans l’canal, là-haut. Et puis, tant qu’à faire, dans le p’tit lac du château, hein… carpes, truites, tout ça… Sauf que dans l’château, y’avait le colon et le commandant : réunion d’état-major, avec sentinelles… Pour péter, ça a pété, j’te raconte pas ! Alors, comme on n’a pas pu les envoyer du côté de Briançon, avec leurs aut’potes du “maquis”, y sont ici. Bien sages… C’est bon, pour l’charbon. Mettez tout dans la jeep, et on y va. »
– Bon sang, et tu me fous dans tes combines ?! Merde, Maurice ! C’est plus un carton qu’y s’perd, là !
– T’affole pas, Raph’ ! J’te répète que c’est des trucs qu’existent pas. Et puis, r’garde : c’est tout réglo, on peut nous arrêter, rien à r’dire : les sacs de lentilles sont pour la cantine. Ça changera de la semoule. La margarine ? Pareil ! Tu crois qu’un con va aller vérifier où va le charbon ? Et l’huile ?

Il déploie une couverture sur le chargement.
– Honorine ?
– J’lui dois bien ça…

………
– Ici, tu vois, c’est plus classe. Dis bonjour aux demoiselles… Sont plus que propres, certifiées ! Tu y laisses ta solde, mais tout l’monde est content… Nom de… !
La jeep pile in extremis et cale : une superbe Celtaquatre franchit les grilles de la villa. La regardant s’éloigner, le sergent maugrée : « Tiens ! Y’a pas d’justice ! T’as vu, dans la bagnole ? La négresse ? »
[L’auteur tient à préciser qu’il ne cautionne pas le terme, dont la responsabilité incombe entièrement au sergent Benoist, du 13e BCA (et au vocabulaire employé à l’époque).]
– Non…
– C’est la poule de ***. Pas touche !
– *** ? Le lieutenant-colonel ?
– Quand j’te dis qu’y a pas de justice ! On m’emmerde pour des broutilles, mais lui…

Il redémarre et embraye. « A c’qui paraît, a’ se fait appeler Sérafina, et a’ voudrait faire croire qu’elle vient du Cameroun. Mais mon petit doigt m’a dit qu’elle s’appellerait plutôt Marie-Amélie et qu’elle aurait usé ses p’tites culottes du côté d’la Ciotat avant d’avoir le feu au cul… »
– Ton p’tit doigt ?
– Ben, tu sais comment sont les gens… faut qu’y parlent…
– Y’a des médisants…
– Tu peux pas savoir !

La jeep cahote maintenant dans la verte campagne.
– Et on va où ?
– Je crois que c’est là…

………
– Noun dé diou ! Y’a plus rien ! Foutez-moi l’camp !
Béret en bataille, l’homme s’avance vers eux en faisant de grands gestes. Deux pas en arrière, deux gros chiens aboient férocement, prêts quand même à une retraite élastique vers une porte de grange béante.
– M’sieur Borel ? On vient d’la part d’Honorine…
Benoist coupe le contact. L’homme s’avance, mieux disposé, semble-t-il.
– L’Honorine ? Mais on a plus rien ! Vous prenez tout ! Pires que les doryphores !
– C’est pour mon pote, là… L’a la cheville qui se barre toute seule…
– La cheville ? Y’a pas de toubibs, dans vot’armée?
– On a des bouchers-charcutiers. Mais pour ça…

Le sergent montre son voisin, qui peine à descendre et clopine pour contourner la jeep.
– Mouais… Et qu’est-ce qui vous fait croire que…
Deux paquets de gris et un de café font leur réapparition avant de changer de main.
– Bon…
L’homme entame un demi-tour en marmonnant. Il a l’épaule droite nettement en dessous de la gauche, rapport à une jambe bizarrement arquée. « V’nez voir. Mais des fois, ça marche pas, hein… ça dépend des jours. Et des gens. J’tiens ça d’mon grand-père. C’était quelqu’un, l’vieux ! »
………
– Voilà. Pouvez remettre vot’godasse. Allez-y, pouvez marcher. Mais forcez pas trop, hein. Et pour vot’dos, évitez de vous tourner d’un moment…
– Hé bien… merci. Et merci pour le dos. Mais j’suis pas sûr que la jeep…
– C’est vous qui voyez…

Il les raccompagne ; Martinez prend appui sur sa cheville blessée avec un luxe de précautions qui en serait comique.
L’autre semble se souvenir de quelque chose : « Dites… Y m’reste des patates… »
– Des patates…

Benoist feint l’indifférence : « Boaf, des patates… J’ai bien un peu d’huile… »
– De l’huile?
– D’olive. Italienne…

Un bidon carré leur fait soudain de l’œil sous la couverture.
– Adrienne ! Va m’chercher des patates !
Une femme est à la porte de la grange, les deux chiens dans ses jambes. Depuis quand est-elle là ? « Z’avez un sac ? »
– M’en reste deux. Gardez l’autre, y pourra vous servir…
– Boches ? fait le paysan en dépliant le rectangle de jute.
– Si vous n’en voulez pas…
– Si, si… Ça, c’est du solide !

………
– L’est pas belle la vie ? Comment va ta cheville ?
– Pour le moment… ça a l’air d’aller…

Martinez s’essaie à gambader. « Et maintenant ? »
– On va porter tout ça, se faire beau… et après, gueuleton et p’tites dames…
– Heu…
– Si t’as d’la fraîche, j’peux te ramener à la villa. Moi, je suis un peu raide. Là-haut, les patates, ça suffira pas.
– Et le jus d’ananas ?
– Salaud ! Sinon, j’connais un autre endroit… Pas mal, y paraît.
– J’te laisse faire…


Et on pourrait conclure (provisoirement) ainsi…
Une soirée extra

Les meilleures choses ont une fin. On avait bien rigolé. Bu à la santé de pas mal d’absents. Et échappé de peu à un échange de pâtisseries et autres joyeusetés avec les “couillons du canon” (une sombre histoire de tir de foire – « Raph’, fais gaffe à ta guibole, merde ! »). Bref, on avait joyeusement écorné et les francs d’Alger, et les minutes grappillées à l’horreur, ces dernières d’autant plus que les organismes avaient rappelé leurs possesseurs à des réalités bassement terre-à-terre.
Et maintenant, après une nuit qui avait dû commencer vers les six heures du mat’ – Maurice jurait avoir entendu chanter un coq – puis force cafés, d’origines variées, il avait fallu se préparer à l’inéluctable.
Dans ce qui serait un jour potentiellement une cuisine – restait à monter la cuisinière jusque là, l’escalier était étroit – ils étaient attablés face à face devant du tapioca froid et un p’tit verre de rouge, une production locale tout à fait apte à vous remettre l’esprit clair, et la tuyauterie de même.
Le jour déclinait, la lumière se faisait grise. Benoist venait de détailler l’aspect futur des lieux. Il y croyait dur comme fer. Il s’animait. Sur ce terrain, Martinez ne le suivait guère.
– Donc, j’peux compter sur toi, hein ?
– Si j’suis encore là…
– Oh là là ! Mais bien sûr que tu seras encore là ! T’as fait l’plus dur !
– Ouais. Tu parles…

Décidément, le tapioca avait tout à fait la tronche d’œufs de grenouille. « Si tu savais le nombre de trompe-la-mort qu’on récupère en morceaux… Merde ! » Tiens, et des têtards de tapioca, ça existe ? « Tu sais… Ce qui me fout le plus la trouille, c’est pas l’artillerie, tu vois. Même si c’est pas joli. Mais tu entends quéque chose. Ça tombe, tu attends le suivant, tu sais que ça va tomber ici, ou là, ou à peu près… Pareil pour les mecs qui te flinguent. Mais, putain, les mines ! J’ai les jetons à chaque fois qu’on part en balade ! Tu avances… et boum ! T’as la guibole en morceaux, ou les tripes par terre… Putain ! Et ces salauds qui piègent même nos blessés ! T’en rêves la nuit… quand t’arrives à fermer l’œil. »
Décidément, le terrain devenait fort pentu, et même savonné.
– Dis voir, Raph’, t’as quelqu’un ?
– Quelqu’un ? Ha ! Non…
– Personne, avant ?
– Avant ? Comme ton… Attends, comment qu’elle s’appelait ? Amina ? Aziza ?
– Aziza. Mais c’est elle qui a arrêté d’écrire… Faut dire que le courrier a un peu merdé, à un moment… C’est pas un reproche, note, mais….
– J’ai des nouvelles de mes vieux, de temps à autre.
– Ouais, les vieux, d’accord. Mais une gonzesse…
– Une gonzesse… Pff…

Il se renverse en arrière. « Pour qu’elle te laisse tomber pour un planqué… » Passe un bataillon d’anges. « Des fois, je fais un drôle de rêve. »
– Ah…
(Soulagement : de ce côté aussi, ça devenait vachement glissant.)
– T’vois, j’suis dans une espèce de bistrot. Dans un port. Et y’a une nana qui chante…
– …
– L’a une robe de cuir, vachement serrée…
– Comme un fuseau ?
– Ouais. C’est ça.
– Vachement bien roulée, alors.
(Il mime des courbes avantageuses.)
– Non. Même pas du tout, tu vois. Tiens : on dirait le matelot, tu sais, quand on a embarqué ? Le p’tit con…
– Ha, ouais…
(Ça n’engage à rien.)
– Et puis, y’a la musique. Alors, tu vois, elle danse pas vraiment. Elle bouge sur place…
– Elle tangue ?
– Ben oui, c’est dans un port…
– Toujours la marine ! C’est extra !
– Des cheveux qui tombent en bas des reins…
– Qui tombent comme le soir, tiens… Bouge pas, je vais chercher les bougies. On y voit bientôt plus rien… Et la musique ?
– Un air anglais. Du jazz. Ça jazze dans le noir…
– Ben, avec des noirs, le jazz…

La lueur des bougies révèle la tête du rêveur-conteur, plongé dans ses pensées. Benoist enchaîne : « C’est extra ! Et ensuite ? »
– Ensuite ? Ensuite : c’te maudite blouse !
– Maudite blouse ?
– Là, tu vois, à chaque fois, je m’approche… Et alors, j’ai ma blouse de travail ! La honte !
– Et ?
– Et j’me réveille !
– Merde !

Passe un quintet d’anges : contrebasse, saxo, piano, batterie et trompette…
– Bon… Pour ce qui est de se réveiller, t’as d’la route, demain. Mais chuis pas ta nounou. Si tu veux sortir…
– Non. T’as raison. Tu peux pas savoir c’que c’est, dormir dans un vrai plumard…

Sur son lit de toile, Benoist tarde à s’endormir. A côté, Martinez ronfle déjà. S’il ne se réveille pas en criant, comme l’autre nuit… Foutue guerre ! Enfin…
A demi conscient, il sourit. En blouse, dans un bistrot… C’est con, les rêves… Tu rêves à une chouette nana, et… Sur ces pensées d’une haute portée philosophique, il plonge dans le sommeil.

(Plaudite, cives)
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