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1940 - La France continue la guerre
 
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"Fabrice(s) à Waterloo" en 1940
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 10:16    Sujet du message: "Fabrice(s) à Waterloo" en 1940 Répondre en citant

Je vous avais annoncé il y a peu la refonte de la présentation de l'année 40, pour la rendre similaire à celle des années suivantes.
C'est fait, Loïc va bientôt mettre en ligne cette nouvelle version, qui me paraît bien plus agréable à lire (et commode à consulter).
Les année 41-42-43 sont présentées par mois, et dans chaque mois un certain nombre de rubriques (toujours numérotées de la même façon).
Pour 1940, nous commençons par Juin, divisé en trois parties : 6-12 juin, 13-20 juin et 21-30 juin. Puis une partie par mois.

Afin de vous donner un bon exemple de ce que ça donne, je voudrais poster ici la rubrique des Fabrice(s) à Waterloo.
Les personnages autour desquels est bâtie la rubrique sont Jean Martin, Jacques Lelong et Bertin Roure (plus Hans Gruber, qui n'a pas dépassé le mois de juillet et qu'un volontaire pourrait reprendre)? Jean est dû à Tyler, j'ai été heureux de l'aider sur divers points. Jacques est ma création, puis nous l'avons poursuivi avec Patzekiller en double commande. Bertin est "l'enfant" de LADC.
Tous ont en commun de connaître des aventures personnelles relativement distinctes du flux principal de l'Histoire.
C'est la différence avec Yvon Lagadec, Jean-Pierre/Jules Leparc et Marianne Sullivan, ou Klaus Müller etc. qui sont là essentiellement pour illustrer les événements auxquels ils participent, même si au fil du temps ils ont pris de la consistance.

Et puis, cette rubrique est la seule qui ait bénéficié, lors de cette refonte globale, de l'ajout de quelques lignes…
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 10:22    Sujet du message: Répondre en citant

Chapitre 1 – Par miracle ou par hasard
6 au 12 juin 1940

Fabrice(s) à Waterloo
Sur la route…

6-7 juin

8 juin

Les carnets de Jean Martin
Extraits sélectionnés par Alex Tyler
Sens (?)
– Je viens de me réveiller d’une succession de cauchemars pour tomber en plein enfer ! Papa et Guy sont toujours là, mais nous avons perdu la Vivastella – enfin, Guy m’a raconté qu’on l’avait échangée du côté d’Ivry pour une camionnette Volvo LV73 cabossée, deux Lebel et trois boites de cartouches (mais on a aussi perdu nos valises, avec mon exemplaire de La Légende des Siècles qui m’avait coûté six mois de travail à la ferme en plus de l’école pour pouvoir l’acheter). Je me souviens que, début mai, on avait été voir Maman au sanatorium de Berck-Plage où elle est hospitalisée, on devait repartir pour Vierzon, mais ensuite je ne me rappelle plus grand chose ! Papa m’a raconté que j’ai eu beaucoup de fièvre, je me suis mis à délirer, on s’est arrêté plusieurs fois en cours de route, on repartait quand ça avait l’air d’aller mieux, mais je rechutais et il fallait s’arrêter à nouveau… Là, on est aux environs de Sens.
Les Boches ont attaqué il y a maintenant un mois et à ce qu’il paraît on se prend une saucée ! Papa n’arrête pas de répéter que c’est à cause des communistes et des Francs-Macs qui ont pourri le pays et l’armée, mais que le Maréchal Pétain est entré au gouvernement et va redresser la situation. Quand il se met à dire tout ça, Guy part faire un tour, l’air mécontent…
Cette nuit, on dort dans un champ avec une dizaine de personnes qui, m’a dit Guy, font la route avec nous depuis quelques jours. J’ai remarqué que cinq d’entre nous sont armés : Papa, qui ne lâche jamais son Mauser C-96 qu’il a récupéré sur la Marne en 18 sur « un Boche qu’en avait pu b’soin », Guy et trois autres hommes, dont un jeune, qui porte des chaussures comme celles de l’armée.


9 juin
Les carnets de Jean Martin
Sur la route
– Je commence à retrouver un peu mes moyens. J’observe ce qui m’entoure et je découvre à quel point tout a changé en un mois… Nous avons eu une dispute avec trois gendarmes qui ont voulu réquisitionner nos voitures ! Quand ils ont vu que cinq armes étaient braquées sur eux, ils n’ont pas cherché à comprendre et nous ont laissé passer… Quand même, menacer des gendarmes !
C’est très étrange, il flotte dans l’air quelque chose d’irréel, le pays semble s’écrouler, chaque fois qu’on a des nouvelles on apprend que l’armée a encore reculé, les Allemands seraient à Rouen et aux portes de Paris, pourtant dans certains villages que nous traversons on voir des boulangeries et d’autres magasins qui fonctionnent comme si de rien n’était ! Les Boches sont à Paris et à quoi, 100 kilomètres de là, on voit des ménagères acheter tranquillement leur pain de bon matin… Quelque chose cloche, quelque chose m’échappe, mais je ne sais pas comment l’expliquer…


10 juin
Les carnets de Jean Martin
Sur la route
– Ce soir, on est près d’un petit village appelé Champignelles, d’après ce que nous a dit un paysan (les personnes chargées de la seule carte qu’on possédait se sont volatilisées la nuit dernière avec une des voitures…). Ce soir, au feu de camp, Papa m’a présenté au médecin qui, paraît-il, m’a sauvé la vie et qui voyage dans l’autre voiture de notre petit convoi. J’ai échangé quelques mots avec lui, puis il a tenu à m’ausculter, un peu à l’écart. C’est drôle, j’étais très mal à l’aise, il me regardait d’une façon très… étrange, je ne trouve pas d’autres mots pour décrire ça, alors qu’il m’auscultait des orteils aux oreilles.
Toujours avec cet air bizarre, il m’a demandé : « Quelque chose ne va pas, jeune homme ? » avec un mince sourire.
A ce moment, Papa et Guy nous ont rejoints, Papa demandant à haute voix si « le gamin » allait bien (j’aime pas quand il m’appelle le gamin).
Au-delà de mes espérances, Monsieur Martin… Mais il semble un petit peu nerveux…
– Oh vous savez, c’est un gamin, c’est de son âge, 16 ans à peine (c’est pas vrai, 16 et demi !). Mais je vous en prie, Docteur Petit, appelez-moi Roger, pas de Monsieur pour vous !
– Dans ce cas, appelez-moi Marcel,
a répondu le Docteur en entraînant Papa vers le feu de camp.
Je suis resté seul avec mon frère, qui n’avait pas lâché son Lebel et qui n’avait pas ouvert la bouche de la journée. A voix basse, il a fini par me dire : « Papa l’appelle Petit, mais c’est pas son nom exact, je l’ai vu sur sa sacoche… »
Je lui ai répondu que je m’en fichais de son nom, ce toubib, il me disait rien qui vaille. « T’as raison », a répondu Guy. « Il t’a sauvé la mise, mais je lui fais pas confiance. » (1)


11 juin
Journal de Hans Gruber

Rassemblé et enrichi de lettres à sa famille par son petit-fils Markus Gruber, Reutlingen.
[Le 11 juin 1940, Hans Gruber, fils d’un officier tombé durant la Première Guerre, est lui aussi officier, dans la 7. PzD, sous les ordres du général Erwin Rommel. Il n’a pas participé à la campagne de Pologne. Après un mois de combats presque continuels, il prend enfin un peu de repos.]
« J’ai vu Rommel aujourd’hui. Sa voiture est passée près de notre char pendant que je soufflais un peu avec mes gars !
Mon équipage est vraiment merveilleux. Des types remarquables, dévoués et efficaces.
Jusqu’ici, par bonheur, nous avons eu étonnamment peu de pertes. Nous avons perdu Jochen Heldmans et son char, incendié par un S-35 il y a deux semaines, et le char de Hannens a été démoli par un 25 mm hier. Pas de remplaçants pour le moment.
Le QG du bataillon vient de nous annoncer que l’Italie était entrée en guerre de notre côté. Leur radio annonce qu’ils ont attaqué dans les Alpes et qu’ils avancent sur tout le front. Attendons un peu pour voir ce qu’il y a de vrai là-dedans. »


12 juin
Les carnets de Jean Martin

Nous marchons. Guy m’a dit qu’il voulait rejoindre l’armée, il a tout juste 18 ans, mais il veut se battre. Il s’oppose de plus en plus à Papa qui ne cesse de répéter que tout va à vau-l’eau et qu’il faut curer ce pays de tout ceux qui l’ont affaibli.
On a trouvé une charrette abandonnée avec quelques provisions dedans (je me demande bien ce qu’ont pu devenir les occupants ?) et on se relaie pour la pousser.

Journal et lettres de Hans Gruber
Quelque part en France, le 12 juin 1940

Très chère Maman
Je suis sûr que tu attends avec anxiété des nouvelles de ton fils et je t’écris cette lettre pour te tranquilliser et te dire que je vais bien. Je suis épuisé, mais je crois que c’est normal pour un officier de la Division Fantôme, comme les Tommies et les Mangeurs de Grenouille nous ont surnommés.
Je n’ai pas beaucoup de temps, car nous repartons bientôt pour une destination gardée secrète, mais je veux te dire que je pense à toi et à toute la famille très souvent. Je prie pour que cette guerre soit vite finie et que je puisse revenir vers vous. Je veux aussi te dire que ton fils est en bonnes mains. Notre Général, Erwin Rommel, est un chef de grand talent et un tacticien expert, je lui fais entièrement confiance. Pardonne ma façon de parler (je suis un soldat maintenant !), mais je le suivrais jusqu’en enfer et retour.
Je dois y aller à présent,
Ton fils affectionné,
Oberleutnant Hans Gruber, 7. Panzerdivision.


Note
1- Note d’Alex Tyler – Le lecteur a sans doute reconnu avec effroi le médecin en question – le témoignage de Jean est cohérent avec ce que l’on connaît de l’itinéraire du Docteur Petiot à cette époque.
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 10:38    Sujet du message: Répondre en citant

Chapitres 2-3 – Du sang contre du temps
13 au 20 juin 1940

Fabrice(s) à Waterloo
C’est pas fini…

13 juin
Les carnets de Jean Martin

Dans l’après-midi, on est arrivé dans un bled pas loin de la Loire. La route était coupée par un barrage minable, improvisé avec des troncs d’arbre, des sacs de sable, des meubles… Tout ça entassé n’importe comment. Je crois que j’ai vu une mitrailleuse embusquée dans un coin. Derrière, une dizaine d’hommes qui devaient, je suppose, garder le barrage, mais qui étaient en train de picoler ! Le village était désert, tout le monde semblait parti ou cloîtré chez lui. Un soldat, plus ou moins de garde, je pense, a appelé : « Sergent, v’la du monde ! » Le sergent s’est levé, un verre à la main, traînant son fusil par la bretelle. Il est venu vers nous avec deux de ses hommes.
Qu’est-ce que vous voulez ? il nous a demandé comme si on le dérangeait, lui et ses troufions.
Passer. On veut traverser la Loire, a lâché Papa, que la situation commençait à agacer.
Je sais pas si je devrais vous laisser passer… Les populations civiles doivent rester chez elles… La situation est compliquée ces derniers temps, vous savez, a fait le sergent en lorgnant vers notre chariot.
– Nous, on rentre chez nous, justement,
s’est exclamé Guy. Et vous, vous feriez mieux de construire un barrage digne de ce nom, au lieu de vous bourrer la gueule ! Quand les Boches vont arriver, vous ferez quoi ?
– Contre les Boches ? Qu’est-ce que vous voulez faire avec des fusils à un coup contre leurs Panzers,
a dit le sergent en balançant son fusil par la bretelle sous notre nez.
Papa a explosé, il lui a arraché son fusil et s’est mis à en retirer une à une les cartouches : « C’est un fusil à un coup ça ? C’est un fusil à un coup ça ? Des comme toi, on les fusillait, à Verdun ! On les fusillait ! »
Je n’avais jamais vu mon père aussi furieux, il était rouge de colère ! Le sergent, un temps stupéfait, a réagi vivement. Il a repris brutalement son fusil et c’est là qu’il a vu le Mauser à la ceinture de Papa.
Je n’ai pas de leçon à recevoir d’une baderne qui se trimballe avec un flingue boche !
Ses deux gars nous tenaient en joue, l’air menaçant.
Je réquisitionne votre véhicule et je confisque vos armes. Et si je vous retrouve, je vous traiterai comme des membres de la Cinquième Colonne, que vous êtes sûrement, d’ailleurs, je sais pas ce qui me retiens ! il a gueulé en fourrant le Mauser dans sa ceinture.
Le Maréchal Pétain va mettre de l’ordre dans vos saloperies, vous allez voir, a dit Papa d’une voix étranglée.
Ton Maréchal, il est près de clamser, a dit le sergent en rigolant. Allez, foutez-moi le camp, la Loire, c’est par là !
C’est comme ça qu’on a appris ce qui était arrivé à Pétain. Pendant ce temps, les soldats étaient déjà en train de se goinfrer avec nos provisions. Pillés par notre propre armée ! J’ai vu Papa pleurer. Il disait rien, mais il pleurait.
Ce soir, on n’a plus rien, mais on vient enfin de traverser la Loire. Il paraît que le nouveau gouvernement parle de l’honneur de la France et de se battre jusqu’au jour de la Victoire…
Moi, j’ai un mauvais goût dans la bouche.


14 juin
Journal de Hans Gruber
22h00
– La journée a été très étrange. Nous sommes arrêtés pour réparations (nos chars ont fait beaucoup de chemin depuis un mois, ils ont besoin de repos, tout comme nous) et j’ai travaillé une grande partie de la nuit pour réparer la mitrailleuse coaxiale. C’est peut-être la fatigue qui est responsable de cette impression d’étrangeté.
Quand nous avons enfin réussi à réparer, il était onze heures du matin. Nous avons essayé de prendre un peu de repos et quelqu’un a lancé une discussion sur jusqu’où pourraient aller les Français avant de s’effondrer. La plupart des hommes pensent que la fin est proche et qu’on va rentrer à la maison, mais j’ai un drôle de sentiment, je crois que ça ne va pas être si facile. Je ne sais pas d’où ça vient. Peut-être de ces informations en allemand de la BBC que nous avons “accidentellement” captées sur la radio du char. Il semble qu’il y ait eu des changements radicaux en France. J’ai peur que cette guerre ne soit plus longue que nous ne l’espérons.

Journal de Jacques Lelong
« En juin 1940, Jacques Lelong a 16 ans. Il est élève en classe de 1ère au lycée Carnot, sous cette même verrière qui nous abrite aujourd’hui. » (Début de l’allocution prononcée à l’occasion des cérémonies organisées pour le trentième anniversaire de l’armistice par M. Daniel Decourdemanche (1), proviseur du lycée Carnot, Paris XVIIe, le 8 décembre 1974)
………
Cet après-midi, les Boches sont entrés dans Paris. J’ai vu des uniformes vert-de-gris avenue de Wagram. Papa a dit qu’enfin, cette guerre idiote allait finir, qu’on allait pouvoir reprendre une vie normale, Maman a pleuré que son frère était mort pour rien en 17. J’étais écœuré, avec mal à l’estomac et envie de hurler. On se fait aplatir comme ça, presque sans se battre ? J’ai prétendu que j’avais cours (c’était faux, évidemment) et j’ai retrouvé les copains devant le lycée.
On a parlé de l’arrivée des Boches, bien sûr, mais aussi des discours des principaux membres du gouvernement, hier. Magnan sautait sur place en disant : « Vous vous rendez compte, Blum et la SFIO reviennent au gouvernement, c’est génial ! » Il a fallu qu’on le calme en lui disant que ça ne faisait pas un régiment de plus contre les Boches. On était d’accord pour dire que Reynaud avait été bien, mais qu’il nous avait déjà fait le coup en disant qu’on allait gagner parce qu’on était les plus forts. Rozenbaum a dit que Mandel avait fait un discours à la Clemenceau, alors Voutier a répondu qu’on savait bien pourquoi il aimait Mandel mais que si Clemenceau était le Tigre, Mandel – je crois qu’il voulait dire que c’était la Hyène, mais Laporte l’a fait taire, a dit qu’on n’allait pas se disputer et a proposé d’aller chez lui écouter la radio, qui rediffusait les discours, qu’on pourrait mieux en discuter.
Finalement, on s’est retrouvé à trois, Laporte, Magnan et moi, à attendre que le poste chauffe. On était muets. Depuis le temps qu’on se connaît, on se raconte plus de bobards. « Quand même, a dit Magnan finalement. Je suis pas idiot. Je sais bien que c’est foutu. Mais j’allais pas le dire devant Voutier. »
Alors la radio a annoncé un discours du nouveau ministre de la Guerre, le jeune général qui a remplacé Pétain (2). « Faut avoir du culot ! a ricané Laporte, Qui c’est ce zigue, d’abord ? » mais il l’a fermée pour écouter, comme nous.
Quand la voix s’est tue, d’abord on n’a rien dit, et pas à cause de la Marseillaise qui suivait le discours. Ensuite, Magnan a dit : « Je sais pas qui c’est, ce zigue, mais je sais qu’on va pas tarder à le connaître. »
Mais tous les trois, on savait une chose. C’est pas fini. La France continue la guerre.


15 juin
Journal de Hans Gruber
4 heures du matin
– Paris est tombé hier. J’ai beaucoup pensé à Père en entendant la nouvelle, tout comme, j’en suis sûr, Maman et toute la famille.
J’ai parlé à l’officier de renseignements de la division, un certain Major Hauser. Il m’a confirmé que les Français avaient changé de gouvernement. Apparemment, ils ont écarté Pétain, le général qui commandait leurs troupes à Verdun ! Hauser est très confiant. Il m’a dit que ce genre de disputes était le début de la fin et il m’a même confié que les estimations qu’il avait reçues de l’état-major du Corps le 3 juin faisaient état d’une forte probabilité d’effondrement politique français dans les trois semaines. “Forte probabilité” ? Je ne sais pas quel génie a inventé ça à Berlin, mais il faudrait qu’il vienne faire un tour sur le front. Je ne comprends pas les Français ! D’abord ils nous laissent passer à travers leurs lignes sur la Meuse presque sans effort et maintenant que nous occupons la moitié de leur pays, que nous avons pris leur capitale et que nous avons fait prisonniers la moitié au moins de leurs soldats, les combats se font de plus en plus durs !
On a l’impression qu’ils ont décidé qu’ils ne pouvaient pas se rendre. Pourquoi ?
6 heures du soir – J’ai entendu en balayant les fréquences sur ma radio un discours du nouveau ministre de la Guerre français, un certain général de Gaulle. J’ai essayé de rassembler les mots de français que j’ai appris à l’école. Il a dit quelque chose comme « La France n’a pas perdu la guerre » et puis « Elle n’est pas seule » et puis quelque chose sur « la résistance française ».
Mais si je n’ai pas tout compris, j’ai été frappé par le ton de sa voix. Ce type croit ce qu’il dit. Comment peut-il parler ainsi ? N’importe quel pays se rendrait, dans les conditions où se trouve la France. Mais non. La France continue la guerre.


16-17 juin


18 juin
Journal de Hans Gruber
[Avec des notes du colonel K.-H. Frieser]
10 heures du soir – Quelle journée amère.
Ce matin, le général nous a donné l’ordre de foncer vers Saint-Lô. La ville était faiblement défendue, il y avait un peu d’infanterie et des cavaliers [les réservistes du 101e régional et les cavaliers du 38e GRDI], nous leur sommes tombés dessus comme la foudre, nous les avons balayés, ils se sont dispersés aux quatre vents ! Nous sommes arrivés si vite aux passages sur la Vire qu’ils n’ont pas eu le temps de faire sauter les ponts [les défenseurs ont commis une incroyable bévue : les postes de mise à feu sont sur la mauvaise rive]. Nous n’avions plus qu’à poursuivre jusqu’à Carentan, sur la côte est du Cotentin, pour couper la retraite vers Cherbourg des forces française [le gros de l’infanterie du 5e CA].
Mais la ville était plus solidement défendue que Saint-Lô [un bataillon de Sénégalais commandé par le Lt-colonel Feuardent était arrivé la veille]. Nos hommes qui étaient en pointe ont été accueillis par des tirs nourris et ils ont dû se replier avec quelques pertes. Mais sur notre droite, les défenseurs étaient sans doute moins aguerris et aux premières détonations, ils ont commencé à s’enfuir [un détachement du 603e Pionniers défendant le canal de Vire-Haute, se croyant débordé sur sa droite, s’est débandé], ce qui nous a ouvert la route [la panique s’est en effet étendue aux colonnes en retraite sur la D13].
Notre compagnie s’est infiltrée au milieu des Français en fuite, qui abandonnaient armes et bagages, et nous avons saisi un pont intact sur le canal. Un peloton motocycliste a foncé vers le pont suivant [le pont d’Ouve], suivi par une batterie de 105, dont les artilleurs, déchaînés, avaient l’air de vouloir gagner la guerre tout seuls. Mais en face, quelqu’un avait gardé un peu de sang-froid [le LV Bureau commandait la défense du pont d’Ouve] et les charges de destruction ont sauté, sacrifiant bon nombre de fantassins français attardés, mais coupant net notre élan. Alors, les artilleurs ont mis leurs canons en batterie à un carrefour [le carrefour de la Fourchette] et ont commencé à pilonner les défenseurs de la ville et du pont. Apparemment, il n’y avait pas d’artillerie en face, mais au bout d’un moment, nos gars ont subi des tirs de contre-batterie venant d’une direction inattendue, car les Français avaient une surprise pour nous : des navires de guerre [depuis l’aube, un groupe d’appui naval composé du cuirassé Courbet, des torpilleurs La Flore et Melpomène, de l’aviso Amiens et des chasseurs de sous-marins CH-13 et CH-43 croisait en rade de la Capelle pour soutenir les troupes au sol]. Deux petits bâtiments, des torpilleurs je crois, se sont rapprochés de la côte et ont arrosé les rives du canal avec ce qui devait être du 100 ou du 105. Le duel avec notre batterie était inégal – nos gars ont perdu deux pièces et les autres se sont repliées. Mais le pire était à venir.
Le commandant a décidé de passer par une route au sud-est de la ville, pour tourner les défenseurs : « Allez-y, Gruber, il faut qu’on soit à Cherbourg demain, on n’a pas une minute à perdre ! » Je ne demandais pas mieux et j’ai foncé en tête de colonne. Je crois que c’est ce qui m’a sauvé, et mon équipage avec moi. J’ouvrais la marche, le buste hors de la tourelle comme d’habitude, quand deux puissantes explosions dans mon dos m’ont secoué et assourdi. Je me suis retourné – derrière moi, là où, l’instant d’avant, il y avait le char de Werner, il y avait un énorme cratère et un nuage de poussière. J’ai compris que ce n’était plus des torpilleurs qui nous tiraient dessus et j’ai eu l’impression d’être très, très vulnérable [le Courbet a contacté par radio le LV Bureau et proposé de tirer sur les cibles qu’on voudrait bien lui indiquer. Quelques minutes plus tard, le cuirassé a commencé à tirer à 17 500 mètres de distance sur les colonnes progressant sur la route au sud-est de Carentan]. Sur un rythme lent qui rendait le bombardement d’autant plus effrayant, nous avons reçu plusieurs dizaines d’obus de très gros calibre, sans pouvoir rien y faire [le Courbet a tiré environ quarante obus de 305 mm, à cadence lente, par salves de deux coups]. Nichés dans un coin isolé, ignorant où étaient les autres et s’ils étaient encore en vie, nous avons attendu. Quand ça s’est arrêté, notre colonne, incapable d’échapper aux coups, était pratiquement anéantie.
En quelques minutes, ma compagnie avait perdu plus de monde que depuis le 10 mai !
Ce soir, nous nous sommes regroupés et nous savons que demain, nous passerons quand même. Mais je ne suis plus le seul, je crois, à penser que cette guerre n’est pas près de finir.


19 juin


20 juin

Les carnets de Jean Martin

Après de nombreux détours, on a eu plus de chance, on a trouvé des trains qui marchaient encore, bref, on est enfin parvenus à Vierzon et on est arrivés à la maison !
La joie a malheureusement été de courte durée, la ferme a été pillée ! La plupart des animaux sont morts ou ont disparu, on a emporté toutes les provisions, la plupart des vêtements et même la vaisselle. J’ai cru que papa allait tomber raide. Il a dû s’asseoir, c’est tout juste s’il restait une chaise intacte.
Les commis et notre administrateur se sont évaporés, il n’y a plus que le vieil Abel. Il a sauvé deux-trois trucs, dont les fusils de chasse et, d’après ce qu’il raconte, il a empêché qu’on incendie les bâtiments : « J’ai quand même dû utiliser que’ques cartouches, il nous a dit en grimaçant méchamment, y’en a trois qui l’ont senti passer, dont un qu’est maintenant au cimetière municipal ! »
Devant la ruine qu’est devenu notre ferme, Guy a osé un « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » Papa lui a passé un savon, disant que notre place était ici, sur notre terre à nous et nulle part ailleurs et qu’il fallait reconstruire. Il criait fort, mais c’est lui qui avait l’air le plus malheureux.


Notes
1- M. Decourdemanche est plus connu sous son nom de plume, Jacques Decour.
2- Comme bien d’autres à l’époque, Jacques et ses camarades considèrent Pétain comme le ministre de la Guerre et non comme un vice-président du Conseil sans portefeuille.
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 10:47    Sujet du message: Répondre en citant

Chapitres 4-5-6 – Marianne choisit l’exil
21 au 30 juin 1940

Fabrice(s) à Waterloo
Départ

21 juin
Les carnets de Jean Martin

Guy est parti la nuit dernière. Il a laissé trois mots, un pour Papa, qui l’a lu et déchiré en jurant et en pleurant à moitié, un pour Maman et un pour moi. Il me dit juste : « C’est pas possible de rester sans rien faire. Je vais me battre, Frangin. Pour moi, pour toi, pour les parents, pour la France. » Et moi, qu’est-ce que je dois faire ?


22 au 24 juin


25 juin

Les carnets de Jean Martin

Papa est mort dans la nuit. Depuis le départ de Guy, il n’avait plus quitté son lit. Le Docteur m’a dit que c’était le cœur. Je sais bien, que c’était le cœur !
L’après-midi, le notaire est venu me voir, je ne sais pas comment il s’y était pris pour être si vite au courant. Il m’a dit que ce que j’avais de mieux à faire, c’était de lui vendre la ferme et d’aller trouver refuge chez des cousins. J’ai dit que j’étais mineur, que je pouvais pas signer, mais il a répondu que j’étais orphelin et assez grand pour être automatiquement émancipé. « Je suis pas orphelin, j’ai dit, j’ai ma mère ! » Il a pas eu l’air content d’apprendre que Maman était en vie et il m’a dit qu’elle serait sûrement d’accord pour vendre. Alors j’ai pensé à Papa qui parlait de notre terre à nous et j’ai répondu que ça attendrait bien que Maman aille mieux. Il a encore insisté, alors Abel est entré dans la pièce où on discutait, sans rien dire, mais il avait son fusil de chasse au bras, et pas cassé, mais prêt à servir – Papa m’a appris à ne jamais tenir un fusil comme ça dans la maison… normalement. Le notaire est devenu tout blanc et il est parti en marmonnant quelque chose à propos de sauvages arriérés.


26 juin


27 juin

Les carnets de Jean Martin

Un copain de la Communale, Séraphin, est passé me voir à la ferme. Il m’a présenté ses condoléances et m’a proposé de partir avec lui avant que les Boches soient là.
On est quatre ou cinq, on a une bagnole, on part rejoindre un ami dans le Sud qui est en train de monter une petite affaire. C’est le bazar partout, il faut savoir en profiter ! il m'a dit d’un air enjoué. Il a ajouté qu’il a pensé à moi parce que, sans moi, il aurait jamais eu son certif’ et qu’il savait que j’étais drôlement fort en maths et en géo, et que ça pouvait servir, surtout la géo. Et puis je sais conduire (c’est vrai, Guy m’a appris, même si j’ai pas le permis bien sûr) et je sais tirer (ça on sait tous dans le coin, nos pères nous ont appris, et Papa il tire [rageusement raturé] il tirait vachement bien et il m’a bien appris.
J’ai été là où je savais que Papa rangeait sa cagnotte. Personne ne l’avait trouvée. Il y avait presque six mille francs, j’ai donné la moitié à Abel, j’ai pris le reste, un sac avec quelques vêtements, et mon fusil de chasse avec des cartouches.
Séraphin et les autres passent me prendre demain à l’aube.


28 au 30 juin
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 10:50    Sujet du message: Répondre en citant

Chapitres 7-8-9 – Résurrection dans le désert
Juillet 1940

Fabrice(s) à Waterloo
Interrogations

1er au 16 juillet


17 juillet

Le journal et les lettres du lieutenant Hans Gruber
Lettre à sa mère
– Chère Mère, ce petit mot pour te dire que j’espère avoir d’ici peu de temps la possibilité d’aller t’embrasser. Nous avons atteint la Gironde aujourd’hui et nous serons aux Pyrénées d’ici deux semaines au plus. Ensuite, le travail sera terminé ! (…)
…………
Journal – J’ai pu écrire une lettre à Mère aujourd’hui. Je ne lui ai pas menti : j’espère bien avoir une permission en août, parce que les Français n’auront plus un coin de leur pays où se battre. Mais si certains d’entre nous pensent qu’alors, la guerre sera finie, je n’en suis toujours pas sûr. Partout, nous voyons les traces d’une évacuation, précipitée ou organisée. Quand nous avons atteint les quais de Royan, nous avons même pu tirer sur de petits bateaux qui venaient à peine de larguer les amarres. Tous ces hommes qui partent, ce n’est pas pour cesser le combat une fois outremer…
Notre Rommel est passé, hier. Nous l’avons acclamé et il nous a lancé qu’on poursuivrait les Français jusqu’en Enfer si nécessaire. En Enfer peut-être, mais en Afrique ? Il y a trois jours, ils ont attaqué la Libye italienne – les Français, les mêmes Français qui reculent sans cesse devant nous depuis deux mois, ils ont attaqué ! Bien sûr, les Italiens publient bulletin de victoire sur bulletin de victoire, mais si ces proclamations sont aussi véridiques que celles annonçant leurs grandes victoires dans les Alpes, je crains que nous n’ayons jamais l’occasion d’aller les aider en Afrique. Tant mieux, d’ailleurs, je n’aime pas trop les fortes chaleurs.


18 au 22 juillet


23 juillet
Les carnets de Jean Martin

La ferme est bien loin et je suis libre ! Fini la vie à Vierzon sans espoir de bouger! Je peux faire ce que je veux, quand je veux ! Le pays est en ruines, les Allemands arrivent de partout, mais on est libres.
On est huit. A notre tête, il y a un Corse, Ange Falconetti, un costaud. Il doit avoir 30-35 ans, une véritable armoire à glace. Il est habillé avec un mélange de pièces d’uniforme et de vêtements civils, mais ses manches relevées laissent entrevoir des tatouages étranges, qui stimulent notre imagination ! Il nous appelle les minots, c’est vrai que le plus vieux d’entre nous ne doit pas avoir 20 ans, peut-être moins ! Le huitième, c’est Pavel, un Tchèque qui a perdu son unité en juin (je ne savais pas qu’on pouvait perdre une unité comme ça) et qui parle avec un accent terrible, mais pas besoin de bien parler français pour les leçons qu’il nous donne. Lui, c’est un soldat, un vrai. Chaque fois qu’on a un moment de libre, il nous exerce à manier les armes – on a toute une collection de flingues – et à manœuvrer. Je crois qu’il est sous-officier, je le verrai bien adjudant, mais il ne répond jamais à nos questions.
On zigzague, on donne des informations aux Boches sur les poches de résistance françaises (Ange dit qu’il leur file des mauvaises infos) et on avertit les Français, quand on en voit, en leur disant où sont les unités boches… On va plus ou moins vers le sud et la Méditerranée, on passe de village en village, on profite des plus belles auberges, en général désertes. Ce qu’on veut, on le prend… La belle vie !
Je me sens un Jean tout neuf, un homme, plus un gamin !
[ratures violentes]
Papa et Guy me manquent quand même. Et Maman, j’espère qu’elle va bien.


24 au 31 juillet
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 11:01    Sujet du message: Répondre en citant

Chapitres 10-11-12 – La France est occupée, vive la France !
Août 1940

Fabrice(s) à Waterloo
Le choix est fait

1er août
Les carnets de Jean Martin

Ce matin – on crèche depuis quelques jours dans une ferme des environs de Toulon, paraît qu’ici ils appellent ça un mas, comme dans les Lettres de mon Moulin – Ange nous a réveillés aux aurores. Il a dit que c’était un jour spécial, qu’il allait falloir faire gaffe et montrer qu’on en avait dans le froc. Il nous a regardés nous habiller et de nous équiper, les bras croisés, un large sourire aux lèvres, puis il a lancé à Pavel :
Regarde-les ! On dirait les Zouaves d’Épineuil !
– De qui ?
a demandé Séraphin, qui ne perd jamais une occasion d’avoir l’air bêta.
Laisse tomber va ! Allez en avant les minots ! On va essayer de faire affaire avec des mecs sérieux. J’ai rencontré leur chef hier dans un bled des environs, pendant que vous vous amusiez ici avec Pavel. On a des trucs qu’il lui faut et il a des trucs qu’on serait contents d’avoir.
On a pris une des deux Tractions et un camion militaire qu’on avait retrouvé quelques jours plus tôt à l’abandon, bourré d’armes et de munitions. Une demi-heure de route plus tard, on était en pleine forêt de Malaucène. Ange a continué avec le camion, ne gardant avec lui que Séraphin et un jeune Espagnol, Pablo. Pavel, moi et les trois autres, on est passés à travers bois, comme des vrais soldats. J’avais la Hotchkiss, paraît que c’est moi qui m’en sert le mieux. Pavel nous a disposés en tirailleurs, en disant que ça risquait d’être dur, qu’il fallait être prêts à tout, mais qu’on ne tire pas sans son ordre. Un peu en contrebas, Ange avait garé le camion sur le côté d’une sorte de camp de fortune, avec des tentes. Il y avait là sept types, tous armés, tous avec des uniformes français, mais de plusieurs sortes (après, j’ai pu voir, d’après les écussons, qu’il y avait là des hommes de quatre unités différentes). Il y avait deux nègres, des tirailleurs sénégalais je suppose. Ange était en grande discussion avec un gars qui portait une veste avec des galons de colonel. Entre eux, sur une petite table pliante, il y avait des objets que je voyais mal et des billets de banque. La discussion virait à l’aigre et le chef du camp a sorti d’autres billets d’une poche et les a brandis en l’air, mais ça ne suffisait pas à Ange, malgré les airs menaçants que les copains de l’autre type commençaient à prendre. Nous, on était très nerveux, on retenait notre respiration et alors, le type s’est retourné pour appeler les Sénégalais, qui semblaient garder une des tentes derrière lui, je l’ai vu de face et je l’ai reconnu : colonel, tu parles ! C’était le sergent du barrage près de la Loire ! Et il y avait aussi un des gars qui était déjà là-bas avec lui deux mois auparavant. Ces salauds qui nous avaient pillés, qui avaient insulté Papa et on pouvait rien faire… Mais aujourd’hui c’était différent !
Je crois que j’ai mis quelques secondes à m’apercevoir que je tirais. Ma première rafale a été pour le sergent, bien sûr, puis j’ai arrosé le reste, les autres de mon équipe tiraient eux aussi comme des fous, sauf Pavel qui a gueulé quelque chose en tchèque, mais on l’a pas écouté ! En bas, les soldats se sont mis à tirer, mais ils n’avaient pas une chance. Ange avait plongé au sol dès les premiers coups de feu, Pablo juste après et Séraphin, comme d’hab’, il avait la chance avec lui, il était resté debout immobile, vert de trouille, et il était toujours en vie.
Quand les soldats n’ont plus bougé, je me suis précipité vers Ange, qui s’était relevé, rouge de fureur, jurant et crachant : « T’es complètement fou ? J’aurais pu y rester ! » Je n’avais rien préparé, mais c’est sorti : « Il allait sortir un flingue de sa ceinture, un Mauser, et te descendre à la surprise ! »
J’ai soulevé la veste de colonel du sergent mort et il était là, le Mauser de Papa. « Saloperie… a murmuré Ange. Mais comment tu as vu que c’était un Mauser, à cette distance ? »
– Je connaissais ce salaud. Il a tué mon père avec ça, et maintenant il en a… pu b’soin ! »
j’ai dit en prenant le Mauser. Et quand j’ai dit ça, c’était vrai – ce qui s’était passé dans ce village près de la Loire, ça avait tué mon père.
La colère ne semblait pas avoir quitté Ange, mais je n’en étais plus la cible. Il a sorti un revolver de sa poche et a vidé le barillet sur le sergent en sifflant des insultes dans une langue que je ne connaissais pas… Puis il s’est approché de moi, un grand sourire aux lèvres, toute colère et tout reproche effacés.
Merci minot ! il m’a dit en me tapant lourdement sur l’épaule. Y’a de ces coïncidences, pas vrai ? Personne n’est blessé ?
Personne ne l’était. Sauf Pablo, qui ne s’était pas relevé et qui ne se relèverait plus jamais.
Pauv’ gars, ça lui a pas porté chance de quitter son Espagne ! a dit Ange.
Puis il a repris, comme si Pablo n’avait jamais existé : « Pour les autres, c’est une très bonne journée ! Voyons un peu ce qu’il y a sous cette tente ! » il a dit en montrant la tente qu’avaient gardée les Sénégalais. Dessous, il y avait une lourde caisse en bois, ouverte. Dedans, on pouvait distinguer des pièces d’or, des bijoux, des liasses de billets de banque…
Qu’est-ce que ça fout là ? a demandé Séraphin, ahuri.
C’était leur trésor de guerre. D’après ce que j’ai compris, ils ont ouvert les coffres d’une banque abandonnée et se sont servis. Mais ils manquaient de tout un petit matériel sur lequel on avait mis la main, nous : armes, munitions, véhicules, a expliqué Ange.
Pour quoi faire ? j’ai demandé, encore étourdi par ce qui s’était passé.
Pour faire le dernier truc à la mode : continuer à chanter cocorico en déménageant chez les Bédouins, a ricané Séraphin.
Ange a été visiblement amusé de cette intervention un peu moins stupide que d’habitude. Enfin, moins stupide en apparence : « Tu crois vraiment ? Alors, sur la route d’Alger, ces gentils garçons ont juste fait une escale pour piller une banque, hein ? Et là, ils avaient juste besoin d’un camion pour traverser la Grande Bleue ! Non minot, ils se préparaient à profiter de la situation pour piller quelques autres banques avant de se trouver un nid douillet jusqu’à la fin de cette guerre ! »
Il s’est tourné vers Pavel : « Mais Pavel, lui, c’est un vrai combattant de la Liberté. N’est-ce pas Pavel ? C’est loin de Prague, Alger, tu sais ! »
Tu dois pas moquer ceux qui ont encore l’espoir, a grogné Pavel, visiblement irrité.
Qu’est-ce que tu peux être idéaliste, mon pote… Pas étonnant que vous ayez plus de pays si vous êtes tous aussi rêveurs, dans ton patelin… Enfin, bon. On est à quinze bornes de Toulon. Comme convenu, tu te sers, tu prends les armes qu’il te faut et la somme prévue dans la caisse.
– Et j’emmène les gamins !
– Pas de problème, si ils veulent…
– Tu nous emmènes où ?
j’ai demandé.
Pavel m’a lancé un regard assassin et il s’est tourné vers les autres : « Les Boches seront à Toulon d’ici peu. Les derniers bateaux pour Alger n’attendront pas. Là-bas, on pourra vraiment se préparer à leur faire payer ce qu’ils nous ont fait, à nous, à nos familles, à nos amis, à nos pays… Je pars tout de suite. Ceux qui veulent venir avec moi lèvent la main. »
Il y a eu un instant de stupeur, puis tous les quatre ont levé la main, l’un après l’autre, même Séraphin qui quelques secondes plus tôt se moquait de ceux qui partaient. Je me suis dit que moi aussi j’allais lever la main, mais Ange m’a pris le bras en chuchotant : « Fais pas l’con, gamin. Tu veux vraiment aller faire l’exercice dans un bled minable, puis te faire descendre dès qu’il faudra jouer au soldat pour de bon ? J’ai mieux à te proposer. Viens avec moi à Paris, si tu veux être vraiment libre ! »
Vingt minutes plus tard, Pavel et les autres étaient partis avec le camion, armés jusqu’aux dents, emportant une bonne liasse de billets et chacun deux objets pris dans la caisse, au choix. J’ai pris le temps de dire à Séraphin que, si il croisait mon frère à Alger, il lui dise bien que je ne l’avais pas oublié… Lui seul m’a dit au revoir quand le camion a démarré, mais je crois que les autres ne m’en voulaient pas, ils étaient trop occupés à se demander ce qu’ils allaient devenir.
On a chargé la caisse et notre arsenal personnel dans la Traction et on a pris la route. J’ai insisté pour enterrer Pablo, on a laissé les autres aux bêtes de la forêt.
Ange m’avait demandé si je voulais piocher dans la caisse moi aussi, mais j’avais le Mauser, ça me suffisait.


2 au 15 août


20 août

Des lettres pour les Pyrénées

En juin 1940, Bertin Roure est simple soldat et patriote. En juillet, comme bien d’autres, il est interné en Suisse. Mais pour lui, la guerre n’est pas finie.
………
Araau (Suisse), le 20 août 1940
Cher Papa, chère Maman,
J’ai enfin l’autorisation de vous écrire cette lettre, que la Croix-Rouge a promis de vous faire parvenir. Je suis sûr que vous devez être terriblement inquiets de ne pas avoir eu de nouvelles depuis presque trois mois et je suis désolé de vous avoir causé cette inquiétude. Je vais bien, je suis en bonne santé, je n’ai pas été blessé. Je suis actuellement dans un camp de prisonniers en Suisse, où je suis bien traité (on dit un camp d’internement, mais hélas, c’est bien un camp de prisonniers). Nous sommes bien logés, bien nourris, et on nous fait parfois travailler avec les fermiers de la région, ce qui me rappelle un peu la maison. La saison des vendanges approche, je le sais, j’espère que les vignes n’ont pas souffert des combats et que vous trouverez l’aide nécessaire pour les vendanger : avec l’Occupation, je crains que les travailleurs espagnols habituels ces dernières années ne se fassent plus rares… Le soleil, la mer et les bons fruits du Roussillon me manquent, mais moins que vous. A part ça, le moral est bon.
Il faut que je vous raconte mes aventures de ces derniers mois. Comme vous le savez, après ma mobilisation, j’avais rejoint mon unité, le 4e Bataillon de Chasseurs Pyrénéens, stationnée à Belfort. Pendant des mois, la vie de garnison à Belfort ou les exercices dans les Vosges étaient presque agréables, en tout cas bien éloignés des horreurs de la guerre ; certains de mes camarades disaient que cela leur rappelait les scouts ! Le 10 mai (je crois que ma dernière lettre datait du 6 mai), avec l’annonce de l’attaque allemande, l’excitation nous a tous gagnés : nous allions enfin nous battre. Mais on a entendu parler des défaites dans le nord et l’inquiétude a commencé à se faire sentir. Nous suivions tout cela à la radio et par les ragots qui circulaient dans la caserne : la guerre était toujours si loin…
Le 10 juin (je crois), on a dit que les Allemands avaient passé la Somme et la Marne, puis qu’ils attaquaient sur le Rhin et un vent de panique et de défaitisme a commencé à courir sur la ville. Mais peu après, les discours de M. Mandel et du président Reynaud à la radio nous ont regonflé le moral. Le général Laure, notre commandant d’armée, avait ordonné que ces discours soient diffusés par les haut-parleurs de nos cantonnements. Et puis il a pris des mesures énergiques ; il nous a avertis que Belfort pourrait bientôt être attaqué et nous a tous mis au travail pour améliorer les défenses de la ville et de ses forts. Les travaux, épuisants, ne nous ont pas beaucoup servi, mais ils nous ont empêchés de trop penser à ce qui pouvait se passer ailleurs…
Le 20 juin, cependant, tout est devenu bien réel : nous avons entendu le canon au loin pour la première fois ! L’ennemi était au pied des Vosges, dans la plaine d’Alsace, mais aussi sur la Saône et sur la Moselle, il pouvait arriver chez nous de toutes les directions ! Ma compagnie est allée se positionner sur un col, près du Ballon d’Alsace (une petite montagne, rien à voir avec notre Canigou), dans les sapins, pour bloquer les Boches de ce côté.
Le 21 juin, on nous a prévenus que l’ennemi approchait… Les premières unités allemandes sont arrivées le lendemain à l’aube et j’ai reçu mon baptême du feu… Je dois avouer que je n’étais pas très fier, mais j’ai essayé de surmonter ma peur et de faire mon devoir. Le premier combat a été court, les Allemands se sont repliés. Nous avons trop vite cru à notre victoire, mais quelques heures après, nous avons subi un déluge d’artillerie… Horrible expérience, plusieurs camarades y sont restés… Bien vite le lieutenant nous a ordonné de nous replier vers un village dans la vallée (Le Thillot, je crois), où nous avons organisé une nouvelle ligne de défense dans des maisons dont les habitants s’étaient heureusement enfuis.
Le 27, les Allemands ont attaqué à nouveau, avec des chars cette fois, contre lesquels nos fusils n’avaient aucun effet… J’ai vu des copains, devenus fous de peur, s’enfuir devant ces monstres d’acier crachant le feu… Mais j’ai tenu bon jusqu’à ce que le sergent ordonne un nouveau repli ; le sergent parce que notre lieutenant, foudroyé par une rafale de mitrailleuse, y est resté. Nous avons couru vers la forêt pour échapper à la mort et à la capture.
Quand nous avons repris haleine, nous n’étions qu’un petit groupe de cinq autour du sergent, et nous étions perdus dans la forêt. Nous avons marché au hasard. En pleine nuit, nous avons fini par tomber sur une maison forestière où nous nous sommes abrités. Nous n’étions pas les premiers à y trouver refuge et nous avons partagé nos maigres provisions avec les deux soldats qui nous avaient précédés. Au petit matin, nous sommes repartis tous ensemble. L’un des deux autres, qui se faisait appeler Armand, a tout de suite pris le commandement : visiblement, même si il n’y avait aucun galon sur son uniforme (un uniforme trop grand pour lui !), il avait l’habitude de commander. Surtout il avait une carte de la région, il voulait échapper aux Boches et gagner la Suisse, on l’a suivi…
Dans l’après-midi, au coin du sentier, on est tombé sur une patrouille allemande : ils étaient aussi surpris que nous, mais ils étaient bien armés et ceux d’entre nous qui avaient encore leur fusil (dont moi) n’avaient presque plus de munitions ! Ils ont tiré, le copain d’Armand est tombé, on a détalé dans tous les sens… Quand je me suis arrêté, j’étais seul avec Armand…Et on a continué. On a marché ensemble plus de deux semaines, en buvant l’eau des ruisseaux et en mangeant les dernières conserves de notre paquetage et les fruits qu’on trouvait dans les sous-bois, on a un peu chassé au collet ; mon « bon sens paysan » (comme disait Armand) nous a bien aidé à survivre… Nous avons rencontré deux fois des forestiers qui nous ont donné un peu de nourriture, des vêtements civils (je leur ai laissé mon fusil, Armand était d’accord) et quelques informations : les Allemands étaient partout, on disait que les combats se poursuivaient loin au sud… Nous avons évité les routes, les villages, nous sommes restés dans la forêt pour ne pas être capturés, en suivant les lignes de crêtes. Un jour, d’après la carte d’Armand, nous avons traversé la ligne invisible qui sert de frontière avec la Suisse… Alors nous avons enfin décidé de redescendre dans la vallée.
Le lendemain, c’était le 10 juillet, nous avons été arrêtés par des gardes-frontières suisses. Armand s’est alors présenté comme le colonel Jean-Armand Duluc, commandant des chars de la 8e Armée ! Il m’a présenté comme son ordonnance ; à croire qu’il avait pris goût à ma compagnie et qu’il ne voulait pas qu’on se sépare. Bref, les Suisses nous ont envoyés dans ce camp de prisonniers, près de Berne, où je suis resté, dans la zone des officiers, avec le colonel ! En reprenant contact avec la civilisation, nous avons eu des nouvelles de la guerre : nous avons célébré une bien triste fête nationale, en apprenant que les Allemands étaient à Avignon… Mais, comme le dit le colonel, comme ne cesse de le marteler à la radio notre nouveau ministre de la Guerre, le général de Gaule [Note de l’éditeur : sic], cette guerre s’annonce longue, et nous aurons le temps de prendre notre revanche !
Pendant toutes ces semaines pendant lesquelles personne ne voulait transmettre notre courrier, j’ai beaucoup pensé à vous. J’ai vu la ligne de front progressivement se rapprocher de Bages, j’ai appris que Perpignan était tombé le 6 août : la guerre a fini par rattraper Pierrot qui pensait qu’il était bien planqué dans son poste de douane au Perthus ! J’espère qu’il n’a pas joué au héros et qu’il va bien. Je prie pour que les Boches ne soient pas trop durs avec vous tous : pour l’instant, ils sont les plus forts, ne faites rien de stupide, ne vous faites pas remarquer...
Ne vous inquiétez pas pour moi, je reviendrai tôt ou tard. Je vous embrasse bien tendrement, embrassez pour moi la petite Dédé.
Votre fils, Bertin.


21 au 30 août


31 août

Les carnets de Jean Martin
Paris
– Me voilà un vrai Parisien.
On est arrivés dans la capitale au bout de trois semaines de tours et détours – heureusement que la Traction a marché comme une horloge, et puis Ange m’a dit que j’étais devenu un vrai as du volant. Tout ce temps, j’ai pas écrit grand chose. J’ai eu du mal à dormir, après l’affaire de Toulon, c’est vrai qu’on avait des armes et qu’on avait appris à s’en servir, mais je pensais pas que j’allais tuer des types comme ça, pour de vrai. Ange est très gentil, il me dit que c’est tout à fait normal de venger son père, que je suis un homme maintenant, comme dans Le Cid (il a pas trop été à l’école, mais il a beaucoup été au théâtre, à Marseille).
A Lyon, Ange a réussi à revendre tout le contenu de la caisse. Il paraît qu’il y en avait pour 300 000 francs ! Il m’en a donné 10 000, en me disant qu’il avait des idées pour utiliser le reste.
Et en effet ! Hier, il nous a acheté à chacun un appartement ! Il paraît que tellement de gens on fui Paris que les prix se sont effondrés. Et puis, le gouvernement de Monsieur Laval a déclaré qu’il réquisitionnait les propriétés des fuyards, ou des récalcitrants, comme dit Ange (et on leur donne encore d’autres noms dans les rares journaux qui paraissent, comme « francs-maçons judéo-bolcheviques, valets des capitalistes anglo-saxons », j’ai retenu celui-là, c’est le plus long mais le plus rigolo). Enfin, il paraît que le gouvernement a mis en vente pour les bons Français les propriétés réquisitionnées et c’est comme ça qu’Ange nous a acheté les appartements. Il a fait mettre à mon nom les papiers d’un deux pièces dans une petite rue du centre de Paris, j’aime bien son nom : j’habite à présent rue des Rosiers.
Ange m’a aussi expliqué qu’il avait parlé de moi à une de ses connaissances, qu’il allait me le présenter et que ce Monsieur allait me trouver du boulot !
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 11:04    Sujet du message: Répondre en citant

Chapitres 13-14-15 – L’Angleterre tient bon… et la Sardaigne tombe
Septembre 1940

Fabrice(s) à Waterloo
Premier Flic de France… et Collaborateur

1er septembre
Les carnets de Jean Martin
Paris
– On est allé dans un grand restaurant. J’ai pu commander ce que je voulais ! Au dessert, on a vu arriver un grand Monsieur élégant, je me suis levé en même temps qu’Ange, qui a fait les présentations : « Voici Jean Martin, le gamin dont je t’ai parlé, il a décimé une bande de récalcitrants à lui tout seul ! »
Avec un grand sourire, le Monsieur m’a tendu la main : « En d’autres temps, j’aurais sûrement sévi, pas vrai, Ange ! »
Ange a ricané d’un ait gêné et m’a dit : « Jean, je te présente l’inspecteur Pierre Bonny, Premier Flic de France ! »

2 au 20 septembre

27 septembre

Les carnets de Jean Martin

Monsieur Bonny – enfin, l’inspecteur Bonny, il aime bien qu’on l’appelle comme ça, même s’il ne l’est plus, une obscure histoire de salauds du gouvernement qui l’ont trahi et qui ont bien fait de se réfugier à Alger et que tôt ou tard ça se paiera, comme il me le répète à chaque fois qu’on en parle.
Monsieur Bonny, donc, je suis devenu plus ou moins son chauffeur. Je l’emmène aux quatre coins de Paris « pour qu’il se rappelle au bon souvenir de certaines personnes » comme il dit. Il part avec des valises et revient les mains libres, ou inversement… En l’attendant, je potasse un plan de Paris, j’ai toujours eu une bonne mémoire, ça m’aide bien.
Aujourd’hui, on est allé chez un certain Deloncle. « Dire que j’ai menti et tué pour sauver la République, et que je me retrouve à aller taper à la porte de ce genre de bonhomme ! » m’a glissé Monsieur Bonny avant de descendre de la voiture, l’air préoccupé, comme souvent. Cette fois, je l’ai attendu deux bonnes heures. Quand il est revenu, il avait le sourire et il était accompagné d’un autre monsieur qui devait être ce Deloncle. Il m’a donné une autre adresse et nous voilà repartis. Mes deux passagers avaient l’air très copains, comme deux maquignons qui ont juste fait affaire et qui vont boire le coup après avoir topé.
« Je vais te présenter à Jean et Joseph, a dit Monsieur Deloncle, avec ton pedigree et ce que tu m’as raconté, il n’y aura pas de problème. »
« Je te revaudrai ça, Eugène, tu peux y compter ! » a répondu Monsieur Bonny, l’air beaucoup moins préoccupé que deux heures plus tôt.

28-29 septembre

30 septembre

Les carnets de Jean Martin

Voilà pourquoi Monsieur Bonny semblait si content : nous venons d’être incorporés dans les Groupes de Défense du Gouvernement Provisoire ! Je dis bien nous, parce que Monsieur Bonny me l’a certifié : « T’inquiète pas gamin, t’as pas encore l’âge légal de bosser pour nous, mais la légalité en ce moment on s’en fout ! On a besoin de toutes les bonnes volontés pour ramener un peu d’ordre dans ce foutoir et c’est pas d’Alger qu’on refera de la France un pays digne de ce nom, pas vrai ? Je vais te trouver une affectation. En attendant, tu m’as bien dit que tu avais ton Certif’ et même un an de lycée ? »
Au début, il avait eu l’air d’en douter et je lui avais expliqué que l’instituteur avait convaincu mon père de m’inscrire au lycée, en 39. Juste le temps de faire une classe de Seconde, section Moderne, bien sûr.
Enfin, il paraît qu’avec la guerre, les cours n’ont pas encore repris et Monsieur Bonny va me donner des papiers qui vont me permettre de m’inscrire en Première dans un lycée – Charlemagne, je pense, c’est le plus près de la rue des Rosiers, d’après mon plan. C’est Monsieur Bonny qui sera mon correspondant !
« Tâche d’avoir ton bac, gamin ! T’inquiète pas, on se reverra bientôt, je n’oublie ni les amis ni les ennemis et avec les amis, je sais être généreux ! » Et il m’a donné 2 000 francs.
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 11:09    Sujet du message: Répondre en citant

Chapitres 16-17 – Le naufrage de l’empire italien
Octobre 1940

Fabrice(s) à Waterloo
S’évader pour combattre

1er au 28 octobre


29 octobre

Des lettres pour les Pyrénées

Alger
Cher Papa, chère Maman,
Quel plaisir de vous envoyer à nouveau de mes nouvelles en collant cette fois un bon vieux timbre français sur l’enveloppe ! Me voici en effet à Alger depuis deux jours !
[NDE – De nombreux passages de la suite de cette lettre ont été caviardés par la censure. Ils ont pu être reconstitués grâce aux brouillons conservés par l’auteur, qui avait été très bon élève à la Communale, surtout en rédaction, et en avait gardé certaines habitudes.]
Depuis plus d’un mois, je voyais bien que le colonel Duluc ne restait pas inactif. Il passait son temps à écrire des courriers et à comploter avec d’autres détenus… Je ne sais pas ce qu’il manigançait ni comment il s’y est pris, toujours est-il que le 10 octobre, il m’a demandé de préparer nos bagages (ce fut vite fait !). Le lendemain à l’aube, les Suisses nous faisaient discrètement quitter le camp et nous escortaient, avec une petite dizaine d’autres prisonniers français, jusqu’à l’aéroport de Berne où nous avons pris place à bord d’un bimoteur civil… De drôles de circonstances pour mon baptême de l’air !
Après quelques petites heures de vol (je n’ai pas noté, j’étais un peu… malade), nous avons atterri à Zagreb, c’est en Yougoslavie. Là, nous avons été chaleureusement accueillis par le lieutenant de vaisseau Le Pensec, l’attaché militaire de l’ambassade de France, qui nous a expliqué que nous étions libres ! Venant de Suisse, paraît-il, nous n’étions plus des soldats à interner, mais des civils, des touristes, quoi ! Quelle joie… Mais cette joie ne pouvait être complète, alors que notre Patrie était toujours occupée par les Boches…
Ces trois derniers mois, nous avions beaucoup écouté la radio, surtout Radio-Alger, grâce au poste de TSF que Duluc avait réussi à faire rentrer dans le camp (c’était contre le règlement, mais tant qu’ils n’étaient pas officiellement au courant, les Suisses ne disaient rien). Nous avons suivi comme ça l’actualité, nous avons crié de joie à l’annonce de la victoire de Tarente, à celle de la prise de Tripoli, à la conquête de la Sardaigne ou des îles grecques [NDE – Sic] et surtout nous nous sommes saoulés au vin blanc du coin à la capitulation italienne en Libye… Les discours de De Gaule [NDE – Sic] nous ont bouleversés, et j’ai compris qu’il n’y avait pas d’autre voie pour moi que de revenir en France les armes à la main, avec l’armée qui chassera les Boches.
Une fois à Zagreb, impossible d’en rester là : il fallait arriver jusqu’en Afrique du Nord pour reprendre le combat ! C’était bien l’intention du Colonel. Avec le LV Le Pensec, ils ont beaucoup travaillé. Moi, pendant quelques jours, je n’ai rien eu à faire d’autre que de me promener dans cette ville si différente et en même temps si proche de chez nous, dans sa ferveur catholique…
Et puis, le 15 octobre, le colonel m’a remis un document : quelle émotion, c’était un passeport français, à mon nom, Bertin Roure ! Le lendemain, nous montions dans trois voitures, direction Split, un petit port sur la côte yougoslave. Pendant le trajet, j’ai appris que nous devions embarquer, toujours comme passagers civils, sur un cargo à destination de l’Afrique. Une fois à Split, il a fallu attendre encore quelques jours, mais la captivité nous avait appris la patience et la joie de la liberté était doublée du plaisir d’une belle arrière-saison comme seule la Méditerranée peut l’offrir. Nous nous sommes baignés dans une eau turquoise, nous avons visité la merveilleuse ville antique romaine cachée derrière le port… Moi qui n’avais presque jamais quitté notre bon village de Bages, pour qui la côte du Roussillon était un grand voyage, me voilà dans un pays au nom imprononçable, à boire une bière sur une terrasse face à un sphynx [NDE – Sic] antique ramené d’Egypte par les Romains il y a deux mille ans ! La guerre réserve parfois de ces surprises…
Enfin nous avons embarqué sur un vieux cargo tout rouillé et nous avons pris la mer. Une fois quitté l’abri du port, le bateau tanguait beaucoup et je dois avouer que je n’étais pas très fier (votre fils est un vrai terrien, le bateau ne me convient guère plus que l’avion)… Le lendemain, j’étais moins malade et j’ai pu un peu profiter des splendides paysages tandis que nous longions la côte dalmate, cap au sud. Mes camarades, tous des terriens comme moi, étaient doublement inquiets, à la fois des dangers de la mer et des risques liés à la proximité de notre ennemi italien. Après tout, la mer Adriatique, c’est presque un lac italien… Le Colonel avait beau répéter que nous ne craignions rien, que nous étions des civils sur un bateau neutre, bien identifié par d’énormes drapeaux yougoslaves peints sur la coque, il semblait moins convaincant que d’habitude. Et le deuxième jour de notre voyage, nous avons vu surgir de notre droite un navire de guerre italien ! Certes, pas bien gros, mais ses deux canons de 100 mm (je ne suis pas doué en navires, mais j’ai appris à connaître les canons !) étaient une terrible menace devant laquelle nous nous sentions nus… Notre cargo a stoppé, un canot italien nous a accosté et des marins italiens en armes sont montés à bord : malgré toutes les histoires que j’avais entendues sur la marine italienne sur Radio-Alger, je dois dire que ceux-ci semblaient très professionnels. Heureusement, après avoir jeté un coup d’œil aux papiers que leur a présentés le capitaine, ils ont surtout visité la cale. Le capitaine nous a dit qu’ils recherchaient du matériel militaire que son bateau aurait pu transporter illégalement (puisqu’il est neutre) entre la Yougoslavie et l’Afrique. Ils sont repartis sans nous inquiéter… Quelques heures plus tard, nous quittions l’Adriatique. Mais si nous nous éloignions des côtes italiennes, nous entrions dans la zone des combats navals. Il fallait espérer qu’aucun navire, sous-marin ou avion un peu trop zélé, ennemi ou allié, n’ouvrirait le feu sur nous… Pendant plus de deux jours, cette angoisse ne nous a pas quittés, mais nous n’avons fait aucune mauvaise rencontre. Enfin, au matin du troisième jour de haute mer, nous avons été survolés par un avion de guerre aux cocardes tricolores (« un Potez 63.11 » a dit Duluc), que nous avons salué de grands hourras ! Je crois même avoir vu le Colonel écraser une larme d’émotion… Nous avons bientôt débarqué à Tripoli, d’où nous avons pris un autocar brinquebalant jusqu’en Tunisie, puis un train pour Alger.
[NDE – Fin des passages caviardés par la censure. Bertin Roure et ses compagnons ont en fait profité d’un court laps de temps pendant lequel la Marine italienne n’avait pas d’ordres concernant des civils ou prétendus tels transportés par les bateaux yougoslaves. Peu après, les pseudo-civils évacués de Suisse durent aller jusqu’en Grèce pour y emprunter un navire grec, dont l’itinéraire le mettait à l’abri des inquisitions italiennes.]
Depuis deux jours que je suis arrivé à Alger, je ne sais pas de quoi mon avenir sera fait… Duluc m’a demandé si je voulais poursuivre la guerre à ses côtés : j’hésite, car même si j’ai appris à le respecter et à l’apprécier (malgré son maintien parfois distant, secret voire froid), je n’ai pas trop envie de demeurer l’ordonnance d’un officier, une ordonnance, c’est un peu un valet… et puis surtout je veux vraiment me battre ! Duluc m’a dit que l’avenir était aux troupes mécanisées et m’a demandé si je voulais son appui pour rejoindre les Chasseurs Portés (l’infanterie qui accompagne les blindés)… mais le centre de recrutement auquel je suis allé me signaler veut me reverser dans les troupes de montagne ! A vrai dire peu importe, si cela me permet de repartir au combat et, cette fois, pour ne pas subir ! Dans tous les cas, je ne devrais pas quitter l’Algérie trop rapidement et j’espère pouvoir bien vite recevoir ici de vos nouvelles.
Voilà, je ne suis pas encore rentré à la maison, mais il y a bien longtemps que nous n’avons été si proches : seule la mer nous sépare désormais… Je pense bien fort à vous quatre. Je vous embrasse bien respectueusement, embrassez aussi mon grand frère Pierrot et ma petite sœur Dédé.
Votre fils, Bertin.


30-31 octobre
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 11:11    Sujet du message: Répondre en citant

Chapitres 18 – « Un quarteron de politiciens… »
Novembre 1940

Fabrice(s) à Waterloo
Le Sang du Onze Novembre

1er au 10 novembre


11 novembre

Journal de Jacques Lelong

C’était idiot, c’est sûr, mais il fallait le faire. Comment accepter sans réagir que des pourris comme Laval et ses complices prétendent représenter la France ? Quand Laporte et Magnan m’ont proposé d’en être, j’ai sauté de joie. Et quand on s’est tous retrouvés à l’Etoile, en train de chanter la Marseillaise, on avait l’impression d’avoir gagné la guerre à nous tout seuls ! Il y avait même des filles, très entourées, bien sûr, pour un peu on aurait cru qu’on était à une soirée mondaine…
Quand les Vert-de-gris sont arrivés en camions, on a rigolé, il y en avait qui disaient qu’on trouverait jamais des prisons assez grandes pour nous boucler tous. Personne ne pensait – aucun de nous, en tout cas – que les Boches tireraient à vue, sans même les “sommations d’usage” !
On s’est mis à courir, mais même en entendant les détonations, je croyais, je voulais croire qu’ils tiraient à blanc.
Maintenant, Laporte est mort. Nous étions amis depuis le CP.
Pourtant, il fallait le faire ! Ou sinon, quoi ?
Les parents n’ont pas l’air de comprendre. Ils se demandent pourquoi la guerre continue. Je dois partir, je dois trouver le moyen de passer en Algérie, mais comment faire ?

Carnets de Jean Martin
Note d’Alex Tyler – La seule mention pour le mois de novembre dans les Carnets est ce qui suit (sans date précise) : « Le Lycée, à Paris, c’est pas si différent de Vierzon. Faut juste que je reprenne l’habitude de bosser sérieusement. Pour que Maman soit fière de moi. »
Un bulletin scolaire très élogieux a été collé sur la page suivante. Le professeur principal le résume par ce commentaire : « Bon élève, dont l’ardeur au travail lui permettra sûrement de réussir. Manque de quelques bases en Français. Excellent en Mathématiques. »
Les Carnets ne contiennent rien sur le sanglant Onze Novembre 1940.


12 au 30 novembre
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 11:19    Sujet du message: Répondre en citant

Chapitres 19-20-21 – La République est un combat
Décembre 1940

Fabrice(s) à Waterloo
Initiations

1er au 8 décembre


9 décembre

Des lettres pour les Pyrénées
Près d’Alger

Cher Papa, chère Maman,
J’ai bien reçu votre lettre et j’ai été très heureux d’avoir enfin de vos nouvelles ! Dites à Pierrot que son petit frère trouve qu’il est vraiment très malin (j’espère que ça lui fera plaisir), c’était une bonne idée de demander à ses collègues douaniers espagnols de poster sa lettre à la Junquera : ça marche, le courrier passe bien entre l’Espagne et l’Algérie ! Je vous réponds donc via son collègue, si vous lisez ces lignes, ce sera la preuve que ça marche aussi en sens inverse…
J’ai été soulagé de voir que vous allez tous bien. Mais la vie que vous me décrivez me semble bien pénible : quelle peine de savoir que les Allemands ont installé des Kommandantur même dans des petits villages comme Bages. Le couvre-feu doit être une expérience difficile, mais rappelez à tous de ne pas faire de bêtises, c’est sérieux, les Boches nous ont montré depuis le début de la guerre qu’ils n’hésitaient à faire preuve de la plus grande cruauté contre ceux qui ne respectaient pas leurs règles. Plus triste encore, je suis bien malheureux de voir que vous manquez de tout et que vous devez avoir recours au marché noir pour manger… J’avais déjà entendu de telles histoires sur ce problème dans les villes occupées, mais je pensais qu’à la campagne vous seriez épargnés, mais bien sûr, si les Boches et les traîtres de Laval pillent tout… Dans cette succession de difficultés, c’est une petite compensation de savoir que les vendanges se sont bien passées et que la cuvée 1940 s’annonce moins pire que prévu [NdE : Juin 1940 avait été terriblement pluvieux dans le sud-ouest, ce qui avait gêné les opérations aériennes, mais aussi retardé de façon inquiétante le mûrissement des raisins].
Ne vous inquiétez pas pour moi, je vais bien et je suis resté loin des combats ces derniers mois. J’ai fini par rejoindre l’infanterie mécanisée, celle qui se bat aux côtés de nos chars, et j’ai été affecté, avec l’aide du Colonel Duluc, au 1er Régiment de Dragons portés. Ceux qui n’y connaissent rien nous traitent de planqués parce que nous nous déplaçons en camions et pas à pied comme les autres fantassins, mais ce ne sont que des jaloux qui ne voient pas où est l’avenir ! Et puis, ils n’ont certainement pas fait de longues manœuvres dans des camions secoués sur des pistes défoncées, sinon ils auraient mal aux fesses comme nous et ne diraient plus rien ! A part les courbatures, j’aime bien nos camions, ce sont de solides engins américains, comme le tracteur que s’était acheté le maire avant la guerre : puissant et jamais en panne. J’en profite pour apprendre un peu de mécanique, ça servira toujours. Certains des anciens râlent quand même et nous expliquent que c’était mieux avant, avec leurs voitures blindées Lorraine ou Laffly, qui nous protégeaient contre les balles…
Pour l’instant, nous passons notre temps en exercices et manœuvres, pour apprendre à vivre et à combattre ensemble. Car notre unité est très hétéroclite (et je ne parle même pas des uniformes !), on vient tous d’horizons différents. Le lieutenant est un cavalier, un ancien de l’armée d’Afrique, avec un style inimitable, à la fois vieille noblesse et baroudeur au visage buriné par le sable et le soleil, comme dans ce film avec Jean Gabin, vous savez. Le sergent est un sous-off’ de carrière, il était en Belgique et en Bretagne avec le régiment, avant la catastrophe de mai-juin en France. Le caporal, bien qu’il s’appelle Lopez, est un Français d’Algérie (on les appelle les Pieds-Noirs, personne n’a l’air de savoir pourquoi), il est passé de son épicerie d’Oran au maniement du FM et il fait ça très bien ! Le chauffeur de notre camion est un Arabe d’Alger, chaque fois qu’il a un moment, il sort de sa poche la carte d’identité de citoyen français qu’on lui a donnée quand il s’est engagé et la regarde comme si c’était un tableau dans un musée. La plupart des soldats sont des Français, soit des anciens du régiment, soit des soldats d’autres unités évacués cet été, soit quelques évadés comme moi. Les dragons de métier ont leurs traditions de la cavalerie, les anciens chasseurs comme moi ne laissent pas oublier qu’ils viennent de l’infanterie, on se taquine un peu, bien sûr. Bref, c’est comme dans la chanson de Maurice Chevalier, vous vous souvenez… Mais au delà de nos différences, on a tous dans le cœur l’amour de la patrie et la rage de la délivrer des Boches. Alors on s’entraîne très dur. Comme dit le Lieutenant, « mieux vaut dépenser des litres de sueur que verser bêtement son sang » (il dit ça d’une autre façon, mais Maman me lavait la bouche avec du savon quand j’en disais le quart). De prochains combats viendront, même si ce n’est pas tout de suite.
Entre les exercices, nous retrouvons notre camp dans la plaine algéroise. Oh, rien à voir avec nos bonnes vieilles casernes, il est bien rudimentaire : à perte de vue, des rangées de tentes en toile, de belles tentes venues droit d’Amérique, mais qui ne nous protègent pas toujours bien du froid ou du vent… Et dès qu’il pleut, nous pataugeons dans la boue. Mais personne ne se plaint, car quand la plupart des gars sont arrivés, cet été, lors du « Grand Déménagement », c’était bien pire. Finalement, j’ai eu de la chance de faire mon détour par la Suisse ! L’été dernier, tout s’est fait dans l’urgence, rien n’était prêt, très peu de bâtiments en dur, très peu de sanitaires, pas assez de tentes, pas assez de nourriture, les médecins craignaient de possibles famines et épidémies… On m’a raconté dix fois la visite du ministre de la Guerre, en août. Au début, c’était plutôt la grogne, les gars n’en pouvaient plus. Alors le Général (tout le monde l’appelle comme ça) leur a fait une sorte de petit discours, il les a eng… [NdE : mots raturés] il leur a fait honte et surtout, il leur a parlé de la France. Après ça, il a chanté la Marseillaise et les gars ont chanté avec lui avant de crier « Vive De Gaulle ! »
Aujourd’hui, ça va bien mieux : on a quelques bâtiments en dur, des sanitaires, et surtout un ravitaillement régulier et suffisant.
Depuis mon affectation au 1er Dragons, je n’ai eu qu’une seule occasion de retourner à Alger en permission. C’est une ville magnifique, avec ses maisons blanches dominant le port, un port toujours rempli de cargos déchargeant leur matériel américain, un port où l’activité ne s’arrête jamais. L’atmosphère est colorée, bavarde, joyeusement chaotique ; on est à la fois en France et ailleurs. Il y a beaucoup de Français dans la ville : beaucoup de militaires mais aussi les fonctionnaires du gouvernement, et puis ces fameux Pieds-Noirs et les Juifs d’ici, qui sont Français depuis 1878 il paraît. Mais la ville reste en grande partie peuplée d’Arabes. Je me souviens qu’à Bages, le vieil Ahmet, dans son taudis en tôles sur la route du cimetière, était le seul Arabe du village, tellement déplacé dans notre décor roussillonnais que nous, les enfants, nous en avions fait une sorte de croquemitaine… Ici, des Arabes, il y en a partout. Depuis les décisions du Gouvernement sur l’attribution de la citoyenneté aux engagés et à leurs familles, il me semble qu’ils soutiennent vraiment la France et l’effort de guerre, dans l’espoir d’un grand changement de leur sort à la victoire. La plupart de ces engagés ont été regroupés dans les régiments de tirailleurs, mais on en retrouve un peu partout, on dit même que deux Arabes suivent les cours de l’école des pilotes de l’Armée de l’Air !
Après y avoir cru un moment, tout le monde ici s’est résigné : ce n’est pas cette année que nous reviendrons en France… peut-être au printemps ou à l’été prochain ? Vous passerez donc un autre Noël sans moi ; j’espère que les conserves américaines (on appelle ça du singe, mais c’est du bœuf) et les dattes séchées que je glisse dans le colis avec cette lettre vous aideront à passer de vraies et bonnes fêtes.
Je forme le vœu que la nouvelle année qui s’annonce nous permette de nous retrouver, tous en bonne santé, dans un pays libéré et victorieux. Je vous embrasse tous les quatre.
Votre fils, Bertin.


10 au 19 décembre


20 décembre

Les carnets de Jean Martin
Un bon élève

Les vacances de Noël approchent ! Mes camarades sont heureux de faire enfin relâche et les internes vont pouvoir retrouver leur famille. Je me suis intégré tant bien que mal dans ma classe, heureusement, j’étais loin d’être le seul nouveau, il y a beaucoup de provinciaux qui se retrouvent à Paris pour une raison ou une autre, et beaucoup de Parisiens qui ne sont pas revenus après l’exode de juin dernier. Mais je n’ai pas de vrais amis, d’ailleurs j’ai pas trop envie qu’on vienne mettre le nez dans mes histoires, ce serait compliqué à expliquer. Du coup, j’ai plein de temps pour travailler et mes notes s’améliorent. Le prof de maths m’a dit que si je continue, j’aurai sûrement le Tableau d’Honneur au deuxième trimestre.
Avec l’approche des fêtes, je me suis mis à penser à Papa, à Guy, à Maman… Guy, je me demande s’il est toujours vivant. J’ai appris que ceux d’Alger avaient pris aux Italiens des îles en Méditerranée, est-ce que Guy y était ? Papa, lui, je sais où il est… Mais Maman ? J’ai écrit à Berck, j’ai mis deux mois à avoir une réponse, un papier marqué « Mairie provisoire de Berck » disant que la zone côtière était sous contrôle militaire allemand et que les pensionnaires des établissements de soins étaient rentrés chez eux. J’ai écrit au pays, mais j’ai pas encore de réponse.


23 décembre
Les carnets de Jean Martin
Une bonne recrue

Premier jour des vacances de Noël : chouette, Monsieur Bonny est passé me prendre dans la matinée ! Il m’a simplement dit de venir avec lui, qu’il avait une surprise ! Ça faisait bientôt trois mois que je n’avais pas eu de nouvelles et j’ai été content de me retrouver au volant de sa Traction. Il m’a appris dans la voiture qu’il avait été nommé directeur pour Paris des opérations du SONEF, le service d’ordre qui a remplacé les groupes de défense du gouvernement. J’en fais partie bien sûr, je me sens utile tout d’un coup !
Au siège du SONEF, 93 rue Lauriston, au dernier étage, dans une grande pièce qui sentait le tabac, Monsieur le Directeur Bonny m’a présenté à une partie de sa 1ère Brigade Spéciale (il y en a deux autres). Sur le moment, je n’ai pas retenu les noms des cinq ou six types qu’il m’a présentés, car j’ai aperçu, par une porte entr’ouverte, un homme attaché sur une chaise, dans une salle de bains. Il avait le visage tuméfié, mais je l’ai tout de suite reconnu. Ange !
La porte s’est fermée en claquant. J’ai regardé Monsieur Bonny, incrédule…
Mais qu’est-ce qu’il a fait ? j’ai demandé.
Ah gamin, il est temps que tu comprennes que les gens ne sont pas toujours ce qu’ils ont l’air d’être. Premièrement, c’est un repris de justice (il y a eu des petits ricanements dans les rangs de la Brigade). Je le connaissais, figure-toi, parce que j’avais eu l’occasion de l’envoyer en prison, avant la guerre. Ensuite, en plus de travailler pour nous, il a essayé de nous doubler avec ceux d’Alger. Et puis, il a roulé un tas de gens… Dont toi !
– Moi !
– Ton appartement, rue des Rosiers, il t’a raconté qu’il l’avait acheté avec ta part d’un magot de 300 000 francs ? Eh bien, gamin, d’abord le magot devait s’élever à 500 000 francs, au bas mot. Ensuite, il n’a pas sorti un sou pour acheter l’appartement. Il l’a échangé à un couple de Juifs contre des faux papiers et tout ce qu’il fallait pour gagner la Suisse, Suisse qu’ils ont jamais vue d’ailleurs, vu que tout de suite après, il les a fourrés dans les pattes de la Gestapo, car ce monsieur travaille aussi pour les Allemands ! Et tu sais que le Président Laval a bien dit que c’était à nous, Français, de nous occuper de régler le problème de nos Juifs, et ceux-là avaient la nationalité française !
Mais ne t’inquiète pas, c’est fini maintenant gamin, je veille sur toi… On a saisi ses biens et ton appartement te reste acquis. De toute façon, les anciens proprios, là où ils sont…

J’ai bafouillé : « Ils en ont… pu b’soin, c’est ça ? »
– C’est ça. Le reste… Disons que ça va nous servir pour nos frais, notre budget est vraiment serré, hein les gars ? Et inutile de te dire que t’auras de quoi voir venir quand tu toucheras ta paie ! De quoi meubler ton appartement, te trouver de nouvelles sapes et sortir quelques poulettes ! C’est de ton âge et puis ça te virera les boutons que t’as sur la tronche !
(Les autres ont éclaté de rire). Et puis pour le lycée, j’ai vu ton bulletin, je suis sûr que t’auras ton bachot – d’ailleurs si ça coinçait, j’arrangerais ça, je connais deux ou trois personnes bien placées qui n’ont pas intérêt à te faire des complications… Bon j’y vais, ton supérieur va finir de te faire les présentations, c’est pour lui que tu bosses maintenant ! Alphonse, voici Jean Martin.
Il s’adressait à un homme qui venait de sortir de la salle de bains et s’est approché de moi, en s’essuyant les mains avec un torchon visiblement ensanglanté :
Salut demi-portion ! On t’attendait ! Lieutenant Alphonse Mercadet, chef de la 1ère Brigade Spéciale parisienne du Service d’Ordre du Nouvel État Français !
Une pointe d’accent du Sud-Ouest perçait dans sa voix. Il avait un sourire plutôt sympathique. Il a poursuivi en brandissant le torchon : « Paraît que t’es un as du volant, mais paraît aussi que tu viens de la campagne, tu dois savoir tordre le cou à un poulet ! »
J’ai répondu, parce que c’était vrai : « Je sais même tuer le cochon. » Ils se sont tordus de rire. J’étais adopté, apparemment.
Pendant qu’ils riaient, j’ai quand même entendu un bruit d’eau et de choc, venant de la salle de bains. On aurait cru que quelqu’un avait glissé et était tombé sur le carrelage, mais comme personne ne s’en inquiétait, je n’ai rien dit.
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Andrew



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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 11:19    Sujet du message: Répondre en citant

Il y a une chose que je ne comprend pas,comment des lettres d’Algérie peuvent être acheminées vers la France? Les communications ne sont-elles pas coupées entre les deux rives de la Méditerranée du fait de l'occupation allemande du territoire métropolitain?
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Casus Frankie
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 11:20    Sujet du message: Répondre en citant

Voilà...
Que dites-vous de cette présentation ?
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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 11:29    Sujet du message: Répondre en citant

Andrew a écrit:
Il y a une chose que je ne comprend pas,comment des lettres d’Algérie peuvent être acheminées vers la France? Les communications ne sont-elles pas coupées entre les deux rives de la Méditerranée du fait de l'occupation allemande du territoire métropolitain?


Les deux premières lettres, acheminées par la Croix-Rouge, ont mis très longtemps. Mais (lisez bien le début de la lettre du 9 décembre), à partir de la troisième, le courrier passe par l'Espagne, grâce à l'aide confraternelle des douaniers espagnols (dont la plupart des Français ne peuvent évidemment pas bénéficier).
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Andrew



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MessagePosté le: Sam Oct 17, 2015 13:20    Sujet du message: Répondre en citant

Ah ok,c'est par la contrebande,je n'avais par compris cela en lisant mais il est vrai que c'est quand même logique.
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ViKing



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MessagePosté le: Dim Oct 18, 2015 13:38    Sujet du message: Répondre en citant

Je pense pouvoir reprendre Gruber.
Il s'agirait de retracer son parcours pour voir où il se trouve actuellement
d'ailleurs faudrait-il rédiger des lettres sur les deux ans manquants ou simplement reprendre en 43 ?
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